Ce que j'ai vécu pendant la guerre
par Fanny Schwab (1)

Le document qui suit, modestement intitulé "Ce que j'ai vécu pendant la guerre" et que j'ai décidé de publier est inédit et exceptionnel pour l'histoire de la seconde guerre mondiale en Dordogne, et plus particulièrement pour l'histoire du judaïsme, mais...pas seulement. Ce document, tapuscrit, m'avait été remis il y a bien longtemps par le regretté Rolph Hammel qui lui-même le tenait de René Gutman, alors grand rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin, et il est possible que cet exemplaire provienne des archives du Consistoire du Bas-Rhin, ce que je n'ai pu prouver. Il a été écrit par Fanny Schwab, qui fut pendant la guerre directrice des Oeuvres d'Aide Sociale Israélite, dont les locaux se trouvaient 3 rue Thiers à Périgueux, jusqu'à ce qu'ils soient dévastés par la Gestapo, le 4 avril 1944, cinq membres de son personnel étant alors déportés au camp d'Auschwitz-Birkenau.
Fanny Schwab est donc, on le voit à la lecture de ce qui suit, une grande figure de la Résistance juive non armée, s'occupant en permanence, avec bien d'autres personnalités et en lien permanent avec l'OSE ou les EIF, de l'accueil et de l'accompagnement en Dordogne de populations mais aussi d'institutions juives, essentiellement destinées aux enfants et aux vieillards, repliées du Bas-Rhin. Fanny Schwab était au centre d'un réseau important et elle était la belle-soeur du grand Joseph Weill, réfugié un temps à Terrasson avec sa famille, figure centrale agissante de l'OSE, qui, entre autres, mit en place le réseau Garel. Ce témoignage est un document essentiel pour l'histoire de Périgueux, mais aussi pour tous les lieux où se déroulèrent des événements déterminants, soit principalement Périgueux, Bergerac, Sarlat, Trélissac, Annesse-et-Beaulieu, Saint-Astier. Le récit de Fanny Schwab est constitué par 16 pages. J'ai réalisé, compte-tenu de la densité de informations qu'il contient, pages 17 à 19, trois index, matière, noms de personnes et noms de lieux, et, pages 20 à 22, trois pages de notes explicatives.
Bernard Reviriego, le 31 août 2023


Je fais ce rapport avec beaucoup d’émotion, car il fait revivre en moi des moments très douloureux. Mais je ne suis pas une historienne et je vous prie de m'excuser si, pour des évènements d'ordre général, je n'indique pas les dates, ou des dates qui ne sont pas tout à fait exactes, car je ne puis faire des recherches.
Je raconterai aussi simplement que possible ce que j'ai vécu et ce qui s'est passé dans le secteur duquel j’exercais mes activités d'aide sociale et humaine.

A l'époque où le danger d'une guerre pesait sur la France, je remplissais les fonctions de directrice du Home Laure Weil, alors que l'inoubliable Laure Weil (2), fondatrice de l'oeuvre, en était la présidente.

Depuis l'avènement de Hitler, arrivaient à Strasbourg continuellement des juifs allemands qu'on disait pessimistes, parce qu'ils craignaient les effets que l'antisémitisme du Führer pouvait susciter.
Au Home nous accueillions des jeunes filles et des dames qui fuyaient l'Allemagne. et, plus le temps avançait, plus leur nombre augmentait.

A la suite de la “Kristallnacht(3), à Strasbourg un groupe de dames obtint de la préfecture la permission de faire venir une quarantaine d'enfants devenus brutalement orphelins. Ils arrivèrent en décembre 1938 et furent accueillis, une quinzaine au Home, une dizaine à l'Orphelinat des Filles, les autres dans des familles privées. Un instituteur fut engagé, qui enseigna le français à ces enfants âgés entre 11 et 14 ans.

A Paris un Comité d'Aide aux Réfugiés Allemands s'était créé, dénommé C.A.R., dont en 1938 un bureau fut ouvert à Strasbourg sous la direction d'un réfugié allemand, Monsieur Fuldheim (4).

A Strasbourg un Comité de Dames et de Messieurs se constituait, qui s'occupait non seulement de ramasser des fonds, mais aussi de prêter aide et assistance à ceux qui cherchaient refuge en France. Une résidente du Home fut engagée comme employée de ce bureau d'aide et, très débrouillarde, elle accompagnait la plupart des arrivants à la préfecture pour obtenir un permis de séjour de plus ou moins longue durée.

Je dois à la vérité de dire que les membres de notre Communauté ne voyaient pas d'un bon oeil l'arrivée de ces coréligionnaires et en général critiquaient plus qu'ils n'aidaient. D'ailleurs, beaucoup de ces Allemands repartaient pour une autre ville de France où ils avaient de la famille, ou des amis, mais, l'Alsace étant bilingue, la plupart désiraient naturellement s'y installer.

En été 1939 le danger de guerre prit de plus en plus corps, d'autant plus que la municipalité invitait les citoyens à quitter Strasbourg s'ils en avaient la possibilité, car il était prévu qu'en cas de guerre les villes et villages situés le long du Rhin devaient être vidés de leurs habitants, puisqu'on craignait qu'ils soient exposés aux tirs des canons allemands de l'autre côté du fleuve.

Au Home, durant la dernière quinzaine du mois d'août, les jeunes filles rentrèrent dans leurs familles. Nous arrivâmes à caser les orphelines chez les oncles et tantes, sauf deux.

Au moment où les nouvelles politiques inspirèrent une crainte justifiée, Andrée Salomon (5), dont le mari, Tobie, était un universitaire, une des dames les plus actives s'occupant des réfugiés, emmena tous les enfants allemands à Clermont-Ferrand, qui fut la ville d'accueil de l'Université.

Ne restaient au Home (6) que les fonctionnaires : employées des P.T.T., de l'E.D.F. de la Préfecture et des Impôts, qui n'avaient pas le droit de partir.
Les pensionnaires qui étaient encore là, après avoir pris les instructions auprès de leurs chefs, quittèrent le Home et le personnel a plié bagages, sauf une employée sans famille, qui devait être évacuée par la ville [et qui] est restée pour tout mettre en ordre et fermer les chambres. Le concierge s'était engagé comme pompier de sorte qu'il pouvait rester avec son épouse sur place.

Mon beau-frère, le Dr. Joseph Weill (7), vint chercher Laure Weil et moi-même au courant de l'après-midi et nous quittâmes cette maison que nous avions inaugurée onze ans auparavant, le coeur gros, les larmes aux yeux. Mon beau-frère me déposa à Fouchy, chez ma mère qui s'y était retirée avec les deux jeunes enfants de ma soeur cadette, dont le mari avait été mobilisé déjà huit jours auparavant, et conduisit Laure Weil chez son amie, Marthe Cohn, repliée avec sa mère âgée dans un hôtel de Plombières (Vosges).

Fin septembre, Laure Weil reçut un télégramme après l'autre de la part de M. Lucien Cromback (8), architecte du gouvernement à Périgueux, lieu de repli officiel, demandant sa venue, ainsi que la mienne.
J'avais rejoint Laure Weil dès que mes obligations familiales l'avarent permis, avant fin septembre, et les derniers jours de septembre nous quittâmes Plombières, Laure Weil, son amie avec sa mère et moi, pour Périgueux.

Le voyage fut pénible et l'arrivée l'a été encore beaucoup plus, car, trouver une chambre d'hôtel à 5 h du matin n'était pas une sinécure. Finalement, nous avons pu nous abriter dans un genre de bar et M. Cromback nous a fait avoir des chambres dans un hôtel correct, où nous sommes restées jusqu'à ce que nous ayions pu louer un logement convenable.

A peine installées à l'hôtel, M. Cromback, qui en attendant notre venue s'occupait du social, nous demandait de conduire en taxi deux personnes âgées à l'Hospice Elisa, évacué à Sarlat. Là, une quarantaine de vieillards se trouvait, sous la direction de Mme Cerf, dans une clinique dont le propriétaire, médecin (9) avait été mobilisé, et les conditions de logement et d'hygiène étaient acceptables. Mme Cerf se plaignait de la charge qu'elle avait, bien trop lourde pour une femme de son âge et perdue sans l'aide des membres de son comité, qui avaient été très actifs à Strasbourg.

Nous partagions notre temps entre la recherche d'un logement et la prise de contact avec des familles Strasbourgeoises déjà sur place.
En visitant les logements qui m'étaient proposés par le service compétent de la mairie, j'ai déjà pu me faire une idée de la situation de l'habitat en Dordogne, qui était lamentable. Finalement, nous avons pu louer un appartement situé au 3ème étage dans une rue près de la préfecture et en pleine ville, qui était pourvu d'un cabinet de toilette et d'un W.C., ce qui était rare.

Laure Weil et moi rendîmes visite à Monsieur le rabbin Marx (10), qui habitait avec sa famille toute une maison et avait mis à la disposition du C.A.R. une pièce où il recevait des réfugiés qui frappaient à sa porte.

La première chose que je fis fut de me mettre à la recherche d'un appartement pour y établir des bureaux. Très vite je trouvai un rez-de-chaussée de quatre pièces 3 rue Thiers, dont deux très grandes et une cuisine de laquelle je fis mon bureau.

Nous avons formé un comité, dont faisaient partie le grand rabbin Hirschler (11), le rabbin Marx, le Dr. Joseph Weill, MM. Lucien Cromback, Raymond Baumann (12), Georges Bloch, Arthur Blum (13), Laure Weil et moi, et dont Laure Weil fut la Présidente.

Raymond Baumann et Georges Bloch quittèrent définitivement Périgueux au bout de quelques semaines. Le comité me confia la direction des Oeuvres et M. Fuldheim fut chargé du travail qu'il avait fait à Strasbourg, c'est-à-dire la Comptabilité et la Caisse. Nous engageâmes tout de suite la Secrétaire du C.A.R. de Strasbourg, Cilly Haftel (14) et je me mis immédiatement en rapport avec M. Gaston Kahn, Directeur national du C.A.R. à Paris, qui répondit à mon appel par l'envoi d'une certaine somme d'argent.

Nous avons immédiatement établi des statuts et l'association fut inscrite au Tribunal Cantonal de la Dordogne sous le nom de "Les Oeuvres d'Aide Sociale Israélites" (OASI), de sorte que nous avions une existence juridique.

Ensuite il a fallu meubler les bureaux et, dans ce domaine, le Service des Réfugiés nous fut d'un grand secours et nous a procuré tout l'ameublement et une machine à écrire.

Durant les deux premières semaines je fis chaque jour la tournée en taxi dans le département, pour visiter les familles dont nous avions les adresses. Ce que je voyais à la campagne était absolument incroyable : des familles installées dans des granges, dans des étables vides, dans des logements insalubres et j'ai tout de suite compris, que notre premier devoir était de faire des démarches auprès des maires afin que ces personnes soient logées convenablement, même si les conditions d'hygiène n'étaient pas les mêmes qu'en Alsace.

Pendant ce temps, Laure Weil prit contact avec les autorités préfectorales et le chef du service des Réfugiés.
Au bureau elle recevait les réfugiés qui avaient besoin d'aide financière, ou morale, et Cilly commençait à établir le fichier.

Au bout de deux mois, le secrétariat était pourvu du personnel nécessaire composé de trois employées, plus une quatrième, qui partageait son temps entre le travail pour les OASI et celui concernant les affaires de la Communauté juive, qui s'était créée sous la direction du rabbin Marx et de M. Oscar Kugler (15), qui fut le ministre officiant assumant toutes les fonctions inhérentes à la vie d'une communauté.

Une assistante sociale, ancienne institutrice, Fanny Wolff, d'Ingwiller, engagée par nous, parcourait le département en car, à bicyclette ou, dans des cas extrêmes, en taxi, pour visiter les familles alsaciennes et faire les démarches nécessaires pour l'amélioration de leur vie ou de leur situation. Elle consacrait un jour de la semaine à Périgueux.

Une personne à plein temps assurait la réception de ceux qui venaient au bureau pour exposer leurs problèmes. Laure Weil s'en occupa un mement, mais, vu la nécessité, elle créa un vestiaire qui prit presque tout son temps, car il fallait trouver : linge de corps, vêtements pour enfants et adultes, chaussures et linge de maison. En effet, tous les Alsaciens avaient été obligés de quitter leur domicile avec un minimum de bagages et trouver tout ce qu'il fallait pour les pourvoir de l'indispensable n'était pas peu de chose. Laure Weil, avec son charme et son ardeur, arrivait à se faire offrir tout ce qui manquait par les différents magasins périgourdins et par ceux situés dans les petites villes.

Les cas sociaux furent discutés chaque semaine avec l'assistante sociale, Laure Weil, le trésorier, un autre membre du Comité et moi-même. Nous fixions la somme qui devait être accordée aux nombreuses familles et qui était envoyée par chèque postal, ou remise directement, pour leur faciliter la vie. Cette somme était versée en dehors de l'indemnité journalière des réfugiés attribuée par l'administration.

Ainsi, l'hiver avançait et début décembre nous reçûmes un coup de téléphone de 1a région de Nontron, près de Velines (16), où, à 3 km de distance, étaient casés les enfants du Nid, oeuvre de première enfance, et ceux de l'orphelinat des filles de Strasbourg. Cette colonie de vacances était dépourvue de tout confort et il fallait chercher l'eau à 500 mètres, celle pour boire, pour faire la toilette, pour laver la vaisselle et le linge, enfin pour tout.

Je répondis à cet appel en me rendant sur les lieux. Je trouvai une maison en bois, où le vent s'engouffrait partout, où il y avait seulement possibilité de se chauffer par des cheminées, le tout aussi primitif que possible. Mademoiselle Marthe Lévy (17), la directrice de l'orphelinat était à ce moment là souffrante et Mlle Schick, celle du Nid, la remplaçait. Je compris qu'il était impossible de laisser les enfants et le personnel grelotter dans cette baraque.

De retour à Périgueux je discutai le problème avec Mlle Laure Weil et M. Lucien Cromback. Le Secrétaire général du service des Réfugiés, qui fit fonction de préfet du Bas-Rhin, nous promit de s'occuper de ce problème, mais nous cherchions de notre côté. Quelques jours après, déjà, M. Lucien Cromback nous amenait à Arès près d'Arcachon, où se trouvait, parmi d'autres, un établissement pour enfants, créé et dirigé par Mme Wackenheim (18) une femme très active sur le plan social et fortunée. Elle nous fit un accueil chaleureux et accepta de recevoir tous ces enfants et de les garder jusqu'à ce que le service des Réfugiés à Périgueux puisse les accueillir.

Entre-temps le service des Réfugiés, dont le responsable était M. Weber, très compréhensif et efficace, fonctionnaire de la préfecture du Bas-Rhin, fit construire à Bergerac, sur l'intervention de M. Cromback, des baraquements confortables, pourvus de chauffage à air chaud, comme aussi de mobilier, assez grands pour y recevoir les pupilles des deux institutions.
La Croix Rouge nous ramena les enfants d'Arès, qui se trouvait alors en zone occupée, au courant du mois de janvier 1941. Ceux-ci furent tout de suite acceptés dans les écoles primaires de Bergerac.
En tant que directeurs des orphelinats, M. et Mme Jules Weill (19) firent un travail parfait à tout points de vue : gestion, administration et éducation.

Puis, lorsque les Allemands occupèrent l'Alsace, arrivèrent à l'improviste, les garçons de l'orphelinat de Haguenau avec leurs directeurs. Nous fûmes prévenus dans la soirée et impossible de faire des démarches encore le même jour. Nous nous trouvâmes le lendemain matin à 5 heures, Laure Weil, M. Lucien Cromback, Mlle Fanny Wolff et moi, sur le quai de la gare pour les accueillir. Ne sachant encore pas où les caser, nous avons obtenu de la directrice de la cantine alsacienne de leur servir un petit déjeuner et, dès que les bureaux de la préfecture furent ouverts, M. Cromback et moi nous y rendîmes pour être reçus par le Secrétaire général des Réfugiés, M. Wolff. Après quelques coups de téléphone qu'il donna, il obtint l'accord de la direction de l'hôpital de Trelissac (banlieue de Périgueux) de les recevoir dans des baraquements convenablement installés, où se trouvait déjà un foyer de garçons dirigé par un prêtre. Laure Weil et Fanny Wolff étaient restées avec ces enfants, traumatisés, pour les réconforter. La préfecture mit à notre disposition un car et, dans la matinée nous transportions ces enfants à leur destination.

Un autre problème qui surgit était celui des garçons sortant de l'école à 13 ans et qui, inoccupés, étaient exposés à tous les dangers de l'oisiveté. Nous avons engagé un jeune homme, Edmond Blum (20), qui fut remplacé par la suite par Jacques Cohn, qui occupèrent les jeunes à la campagne après leur sortie de l'école à l'âge de 13 ans et qui trouvèrent, pour un certain nombre, des apprentissages sur place.

Mais la nécessité de créer un foyer de garçons à Périgueux s'imposait. Nous pûmes louer une maison de deux étages rue Jean Mieg (21) et nous y installâmes, toujours avec l'aide du service des Réfugiés, ce foyer. Une jeune alsacienne, Renée Uhry, d'Ingwiller, en fut la directrice, aidée naturellement par un surveillant qui devait s'occuper également de la partie éducative.

En juin 40 un nombre important de réfugiés arrivèrent épuisés, fatigués et apeurés à Périgueux cherchant un refuge. Nous nous joignîmes aux autres oeuvres catholiques, protestantes, municipales et au Secours National, pour leur venir en aide.
Périgueux et ses environs étant déjà surpeuplés par les réfugiés alsaciens, il fallut les caser comme on le pouvait, dans la cour et le jardin du lycée, de l'hôpital, sur de grands espaces libres devant des bâtiments administratifs, en leur procurant des matelas pour se coucher et des repas fournis par la cantine alsacienne. Les autochtones se montrèrent très secourables en apportant du linge pour les bébés et les enfants, en créant des cantines et en se mettant à leur, et à notre, disposition pour soulager cette misère désolante.

La France fut partagée en deux zones : celle dite "occupée" et celle dite "libre”.

La Creuse, où se trouvaient des maisons d'enfants de l'OSE, la Haute-Vienne et la Dordogne firent heureusement partie de la zone libre.
Pour nous, le travail d'installation des réfugiés recommençait, car continuellement il y avait de nouvelles familles qui avaient pu passer ce qu'on désignait par "ligne de démarcation", qui arrivaient pour s'installer dans notre région.

Fin septembre, nous reçûmes au bureau un coup de téléphone du Jura. M. Edmond Lévy, originaire de Kuttolsheim, nous informait qu'il y avait dans l'Ain et le Jura une centaine de coréligionnaires âgés, casés dans des granges et des locaux non chauffables et que, dans l'impossibilité de les mettre à l'abri du froid, il nous les amènerait, vu que la Dordogne était le département d'accueil du Bas-Rhin. Parmi eux, un certain nombre était venu de l'Alsace après l'occupation par les Allemands.

Le grand rabbin Hirschler était à ce moment à Périgueux et il fit immédiatement une démarche auprès de la préfecture afin d'obtenir des locaux pour caser ces vieillards. Un heureux hasard avait voulu que, quelques jours auparavant, l'hospice pour les vieux de l'hôpital civil ait été rapatrié à Strasbourg, et la préfecture mit à notre disposition l'immeuble qu'ils avaient occupé. C'était une très grande maison située à Beaulieu (22), dans la banlieue de Périgueux, avec une installation complète, de sorte que nous avons pu donner immédiatement notre accord pour la venue de ces réfugiés. Je fis venir l'ancienne gouvernante de maison du Home, Jenny Weil, née Klein, mariée à Paris, mais qui naturellement avait quitté la capitale occupée par les Allemands et qui ne demandait pas mieux que de prendre en main la direction de cet établissement. Plus tard, ils furent transférés à Saint-Astier, dans des baraquements formidablement bien conçus. Heureusement 1e mari de la directrice, Edmond Weil, fut démobilisé et un couple n'était pas de trop pour diriger un établissement hébergeant 120 personnes.ppprffff

Nous accueillîmes également les enfants allemands de Strasbourg, que Madame Andrée Salomon avait casés à Clermont-Ferrand (23).

Ainsi, les OASI avaient à gérer trois établissements et il m'était absolument impossible de veiller personnellement au bon fonctionnement en y faisant des inspections périodiques. Je fis appel à l'ancienne directrice de l'orphelinat de Strasbourg, qui s'était retirée à Toulouse, lorsque les enfants avaient été amenés à Arès. Infirmière de profession, ayant dirigé l'orphelinat à la satisfaction du Comité, je lui confiais la bonne marche des établissements et les démarches à faire à Périgueux nécessitées pour leur fonctionnement.

Ainsi, les différentes sections de notre travail : réception des réfugiés au bureau, le fonctionnement du vestiaire, dirigé par Laure Weil, les interventions à la préfecture et d'autres administrations faites en grande partie par moi, les visites dans les hôpitaux, les tournées de l'assistante sociale à la campagne auprès de nos compatriotes, celles faites à Périgueux par Janine Bloch, (aujourd'hui Mme René Weil), la bonne marche des institutions, l'aide sociale en Indre et dans le Jura, se déroulaient normalement et avec de bons résultats.

Au courant du mois de juillet 1942 (24), donc bien avant l'occupation de la zone Sud un matin à 4 h 30, on sonna chez moi.
Réveillée en plein sommeil, je me suis précipitée à la fenêtre pour demander qui était devant la porte d'entrée au rez-de-chaussée. Lorsque j'ai entendu le nom, je suis descendue et je trouvai devant moi un couple de réfugiés allemands dans un état de frayeur et d'angoisse bouleversant.

Il insista pour entrer à l'intérieur du couloir où il me mit au courant qu'un car de police parcourait les rues de Périgueux et que des policiers pénétraient dans certains appartements pour faire monter les habitants dans ce car. Comme cet incident s'était passé dans la maison où ils habitaient, ils avaient pu la quitter par une deuxième porte d'entrée, dont ils avaient la clef et ils me supplièrent de les cacher dans notre logement. Il m'était impossible de leur donner satisfaction. Je savais que mon devoir était de chercher à retrouver les gens qu'on arrêtait et que dans mon appartement se trouvaient trois personnes âgées que je ne pouvais exposer à un danger. Mais je leur donnai l'adresse d'une famille amie et j'ai su par la suite qu'on les avait accueillis.

Je rentrai vite m'habiller, je pris ma bicyclette pour aller réveiller notre assistante sociale et me dirigeai ensuite à la police pour savoir ce qui se passait.
J'appris que la police française avait ordre d'arrêter un certain nombre de réfugiés juifs allemands et autrichiens et de les conduire à Nexon, petite ville à mi-chemin entre Périgueux et Limoges.

J'allai également réveiller le rabbin et nous prîmes un taxi pour nous rendre à Nexon.
Dans une vaste cour, devant un immeuble à l'aspect administratif, était déjà réunie une foule d'hommes, de femmes, d'enfants. Mais nous n'avions pas le droit d'entrer.
Le rabbin Deutsch de Limoges était également là et, après concertation, il a demandé un entretien avec le chef de la police qui dirigeait cette opération.
Après ces pourparlers, les rabbins et une personne de chaque oeuvre de secours de Périgueux et de Limoges, dont moi pour Périgueux, eurent la permission de prendre contact avec ces malheureux.

Je vis devant moi un spectacle que j'ai encore maintenant devant mes yeux : des femmes à moitié habillées, d'autres en robe de chambre, des hommes effarés, des enfants qui pleuraient et rien que des visages anxieux, la frayeur et la peur dans les yeux. Tous nous supplièrent de les aider, de leur dire ce qui se passait, de faire quelque chose pour qu'ils puissent retourner dans leurs foyers. Nous étions impuissants. Nous ne pouvions que consoler et leur donner des mots d'espoir.

Monsieur Deutsch était retourné chez le chef de la police et obtint une permission pour chaque bureau d'aide sociale de ramener une des personnes qui faisait partie du Comité de l'Oeuvre pour qui elle travaillait. Cette décision était cruelle.
Pour moi il n'y avait pas de problème. La seule personne qui se trouvait parmi les gens arrêtés et qui s'était mise à la disposition de notre Oeuvre pour nous aider à titre bénévole bien entendu, était Mme Arthur Wolff (25).

J'avais heureusement fait attendre le taxi et j'envoyai l'assistante sociale à Périgueux pour qu'elle fasse, avec l'aide du personnel du bureau, les achats des choses les plus nécessaires qu'il fallait à ces personnes : gants de toilette, savon, serviettes de toilette et de quoi manger et boire, vêtements, chaussures, qu'elle ramena dans un camion mis à sa disposition par un commerçant périgourdin bienveillant et généreux.
Monsieur Deutsch avait fait donner les mêmes ordres à Limoges, de sorte que quelques heures après on nous amena tous ces articles, que nous distribuâmes.

Le désespoir de ces personnes se trouvant devant un destin inconnu était douloureux à voir. M. Deutsch ne pouvait obtenir aucun renseignement et il n’y avait aucun moyen de savoir ce qui arriverait.
Nous apprîmes par la suite, que le surlendemain, de bonne heure, toutes ces personnes furent entassées dans un train pour être amenées à Drancy, d'où elles furent déportées.
Cette action policière mit l'effroi dans le milieu des réfugiés de nationalité étrangère.

De mon côté, craignant que de pareilles initiatives ne se renouvellent, je cherchais avant tout à trouver une personne qui avait des rapports étroits avec la police pour me renseigner à temps sur des rafles qui pourraient se répéter. C'était un problème difficile à résoudre. Mais, finalement, j'ai eu l'idée de parler à un employé du commissariat de police, auquel j'avais parfois à faire pour des cas compliqués concernant les papiers des réfugiés de nationalité étrangère. Cet homme, un alsacien, M. Strebler (26), m'avait inspiré confiance et j'eus l'impression qu'il n'approuvait pas le comportement de la police.

Je ne m'étais pas trompée. Lors d'une rencontre qui eut lieu chez moi à la maison, j'abordai le sujet et il m’accorda la promesse de son aide. Ainsi, nous nous entendîmes sur un mot de passe, par lequel il me promit de me prévenir si de nouvelles arrestations devaient se faire.

Le champ de travail du service social s'étendit de plus en plus sur des villages où l'on nous signalait la présence de familles juives réfugiées. Les démarches à effectuer devinrent plus nombreuses et notre collaboration avec le Secours national et les aides sociales protestantes et catholiques plus intenses.

Mes voyages à Marseille, à l'UGIF pour régler les comptes et faire le rapport de nos activités furent mensuels.

En-dehors du travail normal, les assistantes devaient continuellement installer de nouvelles familles de réfugiés qui cherchaient à améliorer leur cadre de vie. Ainsi, s'écoulèrent d'une façon intense les activités sociales, parmi lesquelles la réception au Service social dans nos bureaux occupait une grande place et suscitait beaucoup de démarches à effectuer.

Comme un éclair du ciel arriva en novembre 1942 la nouvelle du débarquement des anglo-américains en Algérie. Pour se venger, les Allemands déclarèrent immédiatement l'occupation de la zone Sud. Autant la première nouvelle fit plaisir, autant la deuxième nous plongea dans l'inquiétude.

La Gestapo (27) ne mit pas longtemps à s'installer à Périgueux et les lois spéciales pour les Juifs (abstraction faite du port de l'étoile jaune) furent tout de suite introduites.
Dès que j'étais prévenue d'une rafle à venir, j'envoyais mes "vigiles" dans toutes les familles exposées, afin qu'elles se cachent.

Madame Giordan (28), secrétaire du préfet du Bas-Rhin, se distinguait par l'aide qu'elle nous prêtait au profit des réfugiés juifs, en particulier pour faire signer les fausses cartes d'identité. Monsieur Leygue (29), fonctionnaire de la Préfecture de la Dordogne, mérite d'être nommé pour son aide efficace.

Visite de la Gestapo au bureau (30)

Un jour, vers 18 heures, la dame qui assurait habituellement la réception, vint me voir dans mon petit bureau en me disant : "il y a deux hommes parlant le français avec un accent allemand, qui veulent absolument être reçus par le directeur". Supposant, comme cela arrivait souvent, qu'il s'agissait de réfugiés allemands qui se trouvaient tout à coup dans le besoin, ayant épuisé toutes leurs ressources, je suis allée les recevoir en les faisant entrer dans le grand bureau qui donnait sur la rue. Pensant qu'ils voulaient me parler confidentiellement, j'ai prié l'employée, qui faisait des comptes dans ce bureau, d'aller s'installer ailleurs. J'ai fait asseoir les deux messieurs qui me demandèrent si je parlais l'allemand. A ma réponse affirmative, j'entendis dire "nous venons de la Gestapo". A ce moment, et je m’en souviendrai toute ma vie, j'ai senti mon être se partager en deux, une moitié se transformait en glace observant l'autre moitié pour voir ce qu'elle faisait. Je ne perdis pas mon sang-froid et j'eus la force de me comporter comme s'il s'agissait de visiteurs ordinaires.

Je leur posai calmement la question s'ils pouvaient me prouver si véritablement ils venaient de la part de la Gestapo. Chacun sortit d'une poche à l'intérieur de sa veste une carte qu'ils me tendirent, sur laquelle je lus "Geheime Staatspolizei”, le nom de l'agent, ainsi que son numéro. J'étais donc fixée.

Ils commencèrent par me dire qu'ils venaient d'arrêter six Juifs qui jouaient aux cartes dans un petit bistrot, ainsi que le Secrétaire général du Service des Réfugiés à la préfecture (31) et qu'ils avaient découvert près d'un petit village en Dordogne, dont ils m'indiquèrent le nom, une grande cache d'une masse énorme de munitions.

Tout à coup le téléphone sonna et je leur demandai la permission de vite dire aux employées de répondre à ma place. Ils m'y autorisèrent. Je courus dans le bureau d'en face et je leur soufflai, "c'est la Gestapo, enlevez mon sac à main". Il contenait au moins une douzaine de fausses cartes d'identité.

De retour auprès de ces messieurs, la conversation reprit. Comme ils continuaient à raconter, à raconter, à parler, à parler, je leur demandai finalement quel était l'objet de leur visite.

Ils me demandèrent carrément de leur indiquer où étaient cachés les hommes qu'ils recherchaient depuis la dernière rafle, qui avait eu lieu au mois de mai (32). Très clairement, je leur répondis que nous n'avions jamais caché personne, que nous n'avions d'ailleurs pas la possibilité de le faire vu que nous ne disposions que d'une assistante sociale qui visitait les familles juives à la campagne et dont le temps ne lui permettait pas d'avoir des relations avec les autochtones. De plus, comme ils le savaient bien, des Juifs ne pouvaient pas cacher des Juifs. Alors dirent-ils, vous savez certainement qu'ils sont cachés et, si vous ne savez pas où, vous payez pour eux.

Je riais, entre nous soit dit froidement, en répliquant "comment voulez-vous que nous payions si nous ne savons pas où ils sont ?". Ils m'expliquèrent alors qu‘íl y avait un moyen de payer indirectement, c'est-à-dire que nous remettions l'argent à l'architecte dont le bureau se trouvait dans la cour et lui se chargerait de le leur faire parvenir. Je leur assurai que nous n'avions pas la possibilité d'agir de cette façon, car ils n'ignoraient pas que nous dépendions de l'UGIF et que je m'étais engagée vis à vis de cette organisation de ne jamais rien faire de ce qui était interdit par l'occupant. "D'ailleurs”, ajoutai-je, “comment voulez vous que nous procurions de l'argent à ceux qui sont cachés, alors que nous n'en avons pas assez pour aider les familles en ville et à la campagne ?". Ils me racontèrent alors, que la veille, ils avaient été au bureau de l'UGIF à Villeneuve-sur-Lot et que M. Lévy, le directeur, leur avait juré qu'il ne donnait pas d'argent pour les coréligionnaires cachés, alors qu'ils ont la preuve qu'il a menti et que le lendemain il allait être arrêté.

Pour ma part je leur ai fait comprendre qu'étant sous l'autorité de l'UGIF je tenais à mon poste et que je leur disais la vérité. Ils m'ont encore posé la question si je ne faisais pas remettre de l'argent aux familles de ces personnes cachées, afin que celles-ci puissent les aider. Je leur jurai sur mon honneur que cela n'était pas le cas. Mais intérieurement je tremblais et je me suis dit : pourvu qu'ils n'aillent pas vérifier le dossier ! Finalement ils se levèrent en m'offrant la possibilité de leur demander conseil si j'avais une difficulté quelconque et, ô miracle, ils quittèrent les lieux sans s'occuper du fichier.

Après leur départ, ils avaient été là plus d'une heure, les employés du bureau étaient tous là, anxieux et attendant mes explications. Je les mis au courant et, craignant le pire, je leur ai donné la possibilité de revenir le lendemain à leur travail, ou de ne pas venir, selon leur décision. Après discussion, nous décidâmes que la dame de la réception, Madame Alice Schwab, qui vivait avec une maman âgée et souffrante, ne devait, en attendant, pas venir au bureau, ni Mimi Schmidt (33), mère de deux jeunes enfants. Elles acceptèrent difficilement notre offre, que nous changeâmes en interdiction. Nous discutâmes encore de ce qu'il fallait faire avec le fichier, car, imprudemment, nous avions inscrit à partir du mois de mai une augmentation du secours aux familles qui, en effet, devaient faire parvenir de l'argent à un père, un fils, ou un frère qui, ayant été prévenus de quitter le domicile avant la rafle, avaient eu la chance de pouvoir fuir.

Madame Schmidt et moi-même passâmes la nuit au bureau à recopier toutes les fiches, familiales ou individuelles, en remettant le même montant que nous avions accordé avant la rafle. Mais que faire des anciennes fiches ? On ne pouvait pas les brûler dans le fourneau car il y aurait eu de la fumée qui serait sortie de la cheminée. Nous les avons déchirées en petits morceaux et jetées dans les cabinets.

Le lendemain matin, les employés, en dehors de Mesdames Schwab et Schmidt, étaient à leurs postes, comme si rien ne s'était passé.

J'avoue que les premiers jours nous n'avons pas été très rassurés et craignions une arrestation. Mais rien ne s'est passé et je considère cela, encore aujourd'hui, comme un véritable miracle.

En automne 1943, j'eus la visite d'un Monsieur Garel (34), très sympathique, qui s'est présenté comme envoyé de l'OSE pour nous mettre en garde en ce qui concerne 1a maison d'enfants, car, dit-il, d'après les renseignements que cette organisation a pu avoir, les Allemands projetaient de déporter les jeunes. Il s'est mis à notre disposition pour nous aider à caser ces enfants en danger, clandestinement dans des familles, des internats, ou des collectivités non juives.

Méfiante d'abord, je lui demandai de me laisser le temps de me mettre en contact avec les directions de l'orphelinat et du Foyer des garçons et il me proposa de revenir un peu plus tard.

Je me mis en rapport avec le Service des Jeunes de l'OSE, qui me confirma la menace de laquelle M. Garel m'avait parlé. Entre-temps j'ai su également que la direction de l'OSE, qui se trouvait à Genève et dont mon beau-frère, le Dr. Joseph Weill, qui avait dû quitter le France pour échapper à la Gestapo en mars 1943, faisait partie, avait averti l'organisation, dont le siège était à Montpellier.

Monsieur et Madame Jules Weill, les directeurs des deux orphelinats, René Weil, qui faisait partie de l'OASI, Marthe Lévy, l'inspectrice des institutions, Fanny Wolff, l'assistante sociale, Laure Weil, la présidente, et moi, nous sommes réunis pour établir un plan. Marthe Lévy fut chargée de se mettre en rapport avec M. Garel pour avoir l'aide de l'OSE et de mettre en oeuvre avec Monsieur et Madame Weill un plan détaillé par la suite.

En deux mois, novembre et décembre, les enfants furent casés, sous de faux noms et de fausses cartes d'identité, dans des familles, des internats scolaires, dans une hakhcharah et même dans des couvents.

Monsieur et Madame Weill firent déposer au siège des OASI, deux grosses malles, avec les archives de l'institution qu'ils avaient dirigée. Comme nous estimions que cette documentation n'était pas en sûreté dans nos bureaux, je la confiai aux propriétaires de l'appartement de Madame Schmidt, qui disposaient d'un grand local vide. Mais, lorsque, après la Libération, j'ai voulu reprendre ces malles, cette famille, très prosémite, nous avoua que, lors des combats de la Résistance, qui furent violents à Périgueux, ils craignaient une descente de la Gestapo dans leur maison et ils brûlèrent le tout.

Il est important de signaler qu'après la guerre tous les enfants, aussi bien garçons que filles, furent récupérés et les garçons retournèrent à l'orphelinat de Haguenau et les filles furent reçues au Home, car l'orphelinat de Strasbourg fonctionnant aujourd'hui comme maison d'enfants sous le nom des "Violettes" ne rouvrit ses portes qu'à la rentrée scolaire de 1948.

Un des premiers jours du mois de décembre 1943, je fus appelée à la préfecture, où l'on me fit part que les Allemands avaient fait savoir qu'ils voulaient disposer des baraquements à Saint-Astier, le ler janvier 1944. Ainsi, nous nous sommes trouvés dans l'obligation de chercher des refuges pour les vieillards et de vider complètement les lieux. Mais nous estimions que c'était une grande chance que la préfecture ait été informée des intentions des Allemands, car il aurait pu arriver qu'ils décident tout simplement d’arrêter et de déporter les pensionnaires de cette maison de retraite.

Tout le personnel du bureau s'est mis au travail, non seulement les assistantes sociales, mais aussi les autres employés. Nous trouvâmes un certain nombre de familles dans le département qui acceptèrent, contre paiement naturellement, de prendre en pension quelques-uns de nos vieillards, mais nous avons été obligés de placer la plupart dans les sections de retraite des hôpitaux de la Dordogne et dans les départements voisins. En tout cas, en quinze jours, nous étions arrivés à trouver un refuge à tous les vieillards.

Naturellement, nos assistantes, dans 1a mesure du possible, rendirent régulièrement visite aux personnes déplacées pour apaiser leurs angoisses et leur dépaysement. Mais, après la Libération, nous avons dû constater qu'un certain nombre de ces pauvres personnes placées dans 1es sections de retraite des hôpitaux, avaient été arrêtées et déportées, certainement à la suite de dénonciations (35). Par contre, celles qui avaient été accueillies dans les familles ont toutes été retrouvées. C'est naturellement la préfecture qui déménagea tout le matériel qui se trouvait dans les baraquements de Saint-Astier, puisque c'est elle qui nous l'avait fourni.

Descente de la Gestapo au bureau (36)

Le 2 avril 1944 je me rendis à Agen, où j'avais pris rendez-vous avec l'évêque (37), car les arrestations massives par la Gestapo se succédaient dans tous les départements et nous devions caser quelques personnes âgées. Je fus reçue avec beaucoup de courtoisie et de gentillesse et l'évêque m'indiqua un couvent à Tonneins, dans la région de Marmande, en me conseillant de prendre contact avec la Supérieure pour voir avec elle dans quelle mesure elle pouvait me rendre service.

Je me rendis à Marmande le 3 avril au couvent indiqué par l'évêque. L'accueil que la Supérieure me fit était sympathique et elle me promit de mettre à ma disposition, en cas de besoin, cinq lits.

De retour à Périgueux le lendemain, je me rendis immédiatement au bureau. Après avoir pris connaissance de ce qui s'était passé pendant mes deux jours d'absence je proposai à Florette Feissel de faire avec elle la vérification du travail que je lui avais confié, mais elle désirait se rendre d'abord au bureau de Poste pour expédier les mandats pour la campagne. J'accédai à sa demande.

Pour profiter de ce laps de temps, je me rendis à la préfecture pour discuter de différents problèmes avec le service des Réfugiés. Lorsque j'arrivai, le concierge me déconseilla de monter au Service en question, car disait-il, la Gestapo y était et avait déjà emmené le Secrétaire Général, Monsieur Wolff.

Ayant un autre problème à discuter avec le rabbin Cyper (38), j'allai chez lui, car il habitait près de la préfecture. Sa femme me reçut en me disant que son mari reviendrait dans dix minutes et me conseilla d'attendre. Deux employées du bureau, Janine Bloch et Marguerite Geismar arrivèrent bouleversées en nous disant qu'elles revenaient de la distribution des Matzoth à la Synagogue et, voulant retourner à l’OASI, elles virent dans la rue Thiers un camion de la Gestapo devant le bureau.

Je me rendis avec le rabbin Cyper chez Monsieur Altorffer (39), le directeur préfectoral des Cultes, chez qui je fus toujours reçue avec beaucoup de chaleur. Il nous ordonna de rester dans son bureau et alla lui-même sur place voir ce qui se passait. Dix minutes après il revint, lui-même bouleversé, et nous informa que le concierge de l'immeuble était dans la rue et lui a dit que tout le monde avait été emmené et que la porte d'entrée dans les bureaux était scellée.

Je savais qu'au bureau se trouvaient à ce moment Annie Wolff (40), l'assistante sociale, René Weil, le secrétaire, et certainement des réfugiés (41) désirant étre reçus, supposant que Florette Feissel se trouvait aux P.T.T. Mais, par la suite je fus informée qu'elle avait confié les mandats à l'employé des P.T.T. et qu'elle était tout de suite retournée à son travail, de sorte qu'elle fut déportée, comme aussi un Monsieur Singer (42) de la campagne et Germaine Marx, la belle-fille du rabbin Marx qui, au moment où la Gestapo arrivait, se trouvait dans les bureaux pour déposer des bouteilles qu'elle projetait de rechercher plus tard.

Je retournai avec le rabbin chez lui, accompagnés de Monsieur Altorffer, où nous attendaient les deux jeunes filles et nous discutâmes de ce que nous pouvions entreprendre. Janine Bloch proposait une intervention auprès de la Gestapo, mais Monsieur Altorffer nous l'interdit catégoriquement, étant sûr que personne ne pouvait obtenir la libération des personnes arrêtées et qu'au contraire, quiconque essayerait une intervention risquait la déportation.

Un de mes soucis était de faire partir de Périgueux Janine Bloch, qui s'occupait surtout des enfants en danger et, dans ce but j'envoyai un télégramme à Odette Schwob (43), l'assistante sociale dans l'Indre, pour lui fixer un rendez-vous à Lyon afin de la prier de prendre en main le travail social en Dordogne, à la place de Janine Bloch.

Entre-temps j'amenai à madame Schmidt son fils aîné et lui fis part de la nouvelle catastrophique concernant son frère.

Je repartis le lendemain pour chercher Laure Weil à Bergerac, pour la conduire au couvent de Tonneins, où les soeurs la reçurent à titre anonyme.

Ensuite, je retournai à Périgueux, où me rejoignit madame Schmidt pour m'accompagner à Lyon. Vu le manque de communications ferroviaires nous fûmes en route trois jours. Nous descendîmes dans un petit hôtel que j'avais dépisté depuis quelque temps pour y loger sous un faux nom. Puis nous nous rendîmes à la Poste pour voir s'il y avait du courrier de Périgueux à mon vrai nom, ou à celui qui correspondait à ma fausse carte d'identité et connu seulement par deux personnes à Périgueux. Quelle fut ma frayeur lorsqu'on me remit un télégramme adressé à mon nom d'emprunt, dont j'avais toujours eu l'intention de ne me servir qu'en cas extrême. Le texte était le suivant : "Revenez immédiatement Janine très malade". Cela voulait dire que Janine Bloch avait été arrêtée et la nécessité d'envoyer Odette Schwob au plus vite en Dordogne s'imposait.

Madame Schmidt et moi nous rendîmes tout de suite à l'hôtel, où j'avais donné rendez-vous à Odette Schwob. Elle n'était pas là et l'hôtelière qui me connaissait très bien n'avait reçu aucune nouvelle d'elle. Que faire? J'arrivai à joindre le directeur de l'UGIF installé à Lyon depuis l'occupation de la France entière, pour discuter du problème avec lui. Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain.

Toujours sans nouvelles d'Odette Schwob, je me rendis le lendemain à 9 heures au bureau de Poste du quartier où se trouvait mon petit hôtel, avec l'intention de téléphoner à Périgueux. Il a fallu attendre le changement de téléphoniste et, pendant que je faisais des essais pour pouvoir téléphoner, Mme Schmidt me rejoignit, bouleversée. Assise à l'hôtel dans le bureau de l'hôtelière, elle vit arriver deux Messieurs. qui l'ont prise pour l'hôtelière et lui demandèrent à me voir en employant mon faux nom sous lequel j'étais inscrite sur le registre. Elle répondit que j'étais absente. Ils demandèrent à quelle heure je reviendrai et elle leur dit "probablement vers midi”. Ces Messieurs s'étaient présentés comme venant de la Milice, ainsi elle savait à quoi s'en tenir.

Dès qu'ils furent partis, elle quitta l'hôtel, après avoir payé la note, pour me rejoindre. Il n'était donc plus question pour nous de retourner à l'hôtel et, traumatisée, je réfléchissais où trouver un refuge. Je ne connaissais qu'une personne à Lyon, c'était l'ancienne directrice de l'école des infirmières de Strasbourg, qui dirigeait celle de Lyon et j'avais son adresse. Comme de toute façon il n'y avait pas moyen d'avoir la communication avec Périgueux, je priai Mimi Schmidt de m'accompagner pour la trouver.

Elle me reçut aimablement en m'offrant l'hospitalité pour la journée, mais en me disant en même temps que je ne pouvais pas passer la nuit chez elle. Où aller?

Je décidai de me rendre à Valence, chez de très bons amis de mon beau-frère, le Dr Joseph Weill. Je chargeai Madame Schmidt de se renseigner sur l'heure de départ du train pour cette ville et de se rendre chez M. Geissmann, le directeur régional de l'UGIF, afin qu'il me procure une nouvelle fausse carte d'identité, puisque mon nom d'emprunt était connu officiellement. Elle revint dans la soirée me chercher et nous primes un taxi pour rejoindre M. Geissmann, qui nous avait donné rendez-vous devant la gare.

Nous fîmes alors la plus grande des bêtises en chargeant le chauffeur de taxi d'aller à l'hôtel.et de chercher nos bagages pour nous les amener à la gare.

Nous trouvâmes M. Geissmann à l'endroit indiqué et il me remit une carte d'identité non pourvue d'un nom et de coordonnées. Ensuite, je lui demandai d'aller au kiosque prévu pour voir si le chauffeur de taxi y était avec les bagages. Nous le vîmes revenir sans rien et de loin il nous cria "veyefre" (expression juive voulant dire "sauvez-vous"). Nous savions donc que les bagages étaient entre les mains de la Gestapo, ou de la Milice, ce qui revient au même.
Nous nous rendîmes sur le quai de la gare pour attendre au milieu de la foule l'unique train qui partait pour Valence.

Nous décidâmes, que Mme Schmidt retournerait en Dordogne chercher sa mère, casée au couvent à La Tour Blanche et Laure Weil à Tonneins.
Par chance, je connaissais l'adresse de l'assistante sociale de l'OSE du circuit Garel, qui habitait Valence, avec laquelle elle avait la possibilité de se mettre en rapport.

Lorsque je montai dans un wagon du train, surbondé, je remarquai que deux Messieurs, les yeux braqués sur moi, grimpèrent dans le wagon d'à côté. Je supposai qu'ils m'avaient repérée comme étant la propriétaire des bagages et que je me trouvais en danger d'arrestation. Je travaillai des coudes pour parcourir le couloir du wagon rempli de monde, afin d'atteindre l'autre bout et voulus me rendre aux WC qui étaient fermés pour le moment. Je m'assis par terre en tenant mon ventre, comme si j'avais des crampes. Finalement, je pus me réfugier dans les WC du train, afin de déchirer ma carte d'identité vierge et tous les papiers que j'avais sur moi. Mais la fenêtre ne s'ouvrit pas et le siège du WC était couvert d'une douzaine de valises posées l'une sur l'autre. Je les enlevai, jetai me papiers déchirés en petits morceaux par le siège et remis les valises à leur place. Cela a duré longtemps et pendant ce temps on avait frappé plusieurs fois à la porte des WC, de sorte que j'ai bien été obligée finalement d'en sortir.

Je trouvai en face de moi les deux Messieurs qui étaient montés dans le train en même temps que moi. L'un d'eux faisait semblant de lire le journal et l'autre se rendit aux WC. Je ne savais pas comment faire, mais j'avais la certitude que j'étais suivie et surveillée par ces deux hommes. Finalement, je retournai à l'autre bout du wagon et, en arrivant à Valence j'ai été la première à descendre du train. Je me faufilai à la gare entre une foule dense de voyageurs pour gagner le plus vite possible la sortie. Je traversai tranquillement, sans me retourner une seule fois, la place de la gare et poursuivis du même pas normal le chemin pour joindre la villa de Monsieur et Madame Vallernau, les amis de mon beau-frère et je sonnai. Lorsque la porte s'ouvrit je gagnai vite l'intérieur où je trouvai le couple, à qui j'expliquai ce qui m'était arrivé.

Madame Vallernau m'emmena dans son jardin, où il y avait un mur mitoyen avec une porte qui donnait dans le jardin d'un couvent. Au couvent, la Supérieure me reçut en m'assurant que rien ne pouvait m'arriver au couvent et elle m'installa dans une chambre en me disant que je pouvais rester là, anonyme, aussi longtemps que je voulais. Entre-temps la nuit était arrivée et je la passai éveillée et anxieuse dans mon lit.

Le lendemain je fis avertir par l'entremise de M. Vallernau l'assistante sociale du circuit Garel, Edith Scheftel, qui habitait avec sa mère à Valence, et qui était une de mes amies, afin qu'elle vienne me trouver et de laquelle j'avais donné le nom et l'adresse à Madame Schmidt.
Vêtue d'un manteau et d'un chapeau élégants prêtés par Madame Vallernau, Edith me conduisit chez un coiffeur qui me teint les cheveux en blond et qui me farda J'étais méconnaissable, mais très belle.

Le lendemain, Edith me prévint qu'elle avait été avertie par Mme Schmidt qu'elle arriverait deux jours plus tard avec sa mère et Laure Weil.
J'empruntai les coordonnées personnelles d'une femme de chambre des Vallernau et Monsieur Vallernau me conduisit dans une localité près de Valence, où l'Inspecteur de police m'établit une fausse carte d'identité.

Grâce à l'intervention de la Supérieure du couvent, je pus me mettre en rapport avec une organisation protestante qui s'occupait des personnes en danger.
Le moment venu, je retournai à la gare pour accueillir Madame Schmidt et les deux dames âgées. Elles ne me reconnurent pas, ce qui m'enchanta, car ainsi je me savais à l'abri.
J'avais pu obtenir au couvent l'admission de Mme Marguerite Weil, la mère de Madame Schmidt et de Laure Weil, ma mère spirituelle, naturellement sous un faux nom et provisoirement aussi celle de mon amie, Mimi Schmidt.

Edith s'était mise en rapport avec Monsieur Geissmann à Lyon, qui me fit informer que la Milice me recherchait, avec une photo en main, et que je ne devais surtout pas retourner à Périgueux.
Ne trouvant aucune solution à ma situation à Valence et ne pouvant y rester, puisque entre-temps une loi allemande introduisait le travail obligatoire pour les femmes françaises en Allemagne et dans l'impossibilité de nous garder, la Supérieure nous envoya, Mimi Schmidt et moi dans un couvent à Lyon pour quelques jours, afin d'y faire des recherches pour pouvoir nous caser ailleurs.
Toutes nos démarches s'avérant vaines, nous retournâmes à Valence.

Ayant repris contact avec l'organisation protestante, on nous proposa la fuite en Suisse, avec tous les risques qu'une entreprise pareille comportait. Mais il n'y avait aucune autre issue.
Le 4 juin, l'organisation protestante nous fit savoir que nous devions prendre le matin à 5 heures le train pour la frontière franco-suisse. Nous partîmes avec comme unique bagage nos sacs à main, pourvues d'une fausse carte d'identité et, à la veille du débarquement allié sur les plages normandes ...

 

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