Docteur Joseph WEILL
1902-1988
par Jacques, Francis et Dan Weill

Avant la guerre.

J. Weill en 1931, peu après
son installation comme médecin de ville
Notre père, Joseph Weill, est né le 3 juillet 1902 à Bouxwiller (Bas-Rhin), près de Strasbourg. La fratrie comprenait un frère aîné, Élie, et deux sœurs, Sarah et Lucie.

Il a fait ses études primaires et secondaires en allemand, forcément. Mais son père, le rabbin Ernest Weill, étant très francophile et francophone, on parlait français à la maison. Notre père est resté parfaitement bilingue toute sa vie, parlant le français sans accent et l'allemand couramment (sans compter bien sûr le dialecte alsacien). Il a aussi gardé jusqu'à sa retraite l'habitude de se lever à 5 h 30, car les deux frères étudiaient la Torah et le Talmud tous les matins avant de partir à l'école. Croyant et pieux quoique sans fanatisme, il avait une bonne connaissance des textes sacrés ; il lisait et parlait l'hébreu biblique et l'araméen, la langue du Talmud.

Après ses études de médecine à Strasbourg, devenu chef de clinique du Professeur Léon Blum, il se destinait à une carrière hospitalo-universitaire mais en fut écarté par le décès prématuré de son Maître dont le successeur était connu pour son peu de philosémitisme. Il s'installa donc comme médecin dans le centre de Strasbourg, d'abord rue des Serruriers puis place de l'Université.

Il se maria en 1928 avec Irène Schwab de Gerstheim ; ses trois fils naquirent en 1929 (Jacques), 1933 (Francis) et 1938 (Dan). Ce fut, croyons-nous, un mariage heureux. Notre mère le déchargea toute sa vie des problèmes matériels, ce qui lui permit de se consacrer entièrement à sa profession et au bénévolat.

Il se fit rapidement une impressionnante clientèle, car il était d'une grande bonté et extrêmement compétent. Il possédait un sens extraordinaire de l'innovation thérapeutique. Souvent il précédait de plusieurs années ce qui plus tard deviendrait une règle établie de prescription. Cette acuité thérapeutique s'alliait à une très grande finesse psychologique. Grâce à l'enseignement de son maître Léon Blum, il était devenu l'un des premiers diabétologues européens ; des malades venaient le voir régulièrement depuis la Belgique ou la Suisse. Il se levait donc tôt le matin pour lire la presse scientifique ou écrire.

Toute sa vie, il a trouvé des secrétaires dévouées qui venaient à 6 h du matin pour qu'il puisse leur dicter son courrier ou ses écrits ; il fit paraître en effet un recueil de traductions bibliques et notamment du Cantique des Cantiques (En lisant le Livre), ainsi que, plus tard, une biographie de son père, le Grand Rabbin Ernest Weill (Un quêteur d' Absolu). A la fin de sa vie il rédigea des mémoires (Déjà) en tirage privé limité

Nous prenions le petit-déjeuner tous ensemble, puis il faisait des visites à domicile et se rendait à son service à la clinique Sainte-Anne à la Robertsau. Le déjeuner se prenait en famille, à toute vitesse (encore aujourd'hui, quand je suis à la maison, je déjeune en quinze minutes !), souvent interrompu par des coups de téléphone. Déjà les malades sonnaient, et l'après-midi se passait à consulter dans son cabinet. Après dîner, il faisait généralement encore quelques visites, et parfois des malades venaient sonner la nuit en cas d'urgence. Le samedi, il allait à la clinique en se faisant conduire par un chauffeur, ce qui était un compromis entre le respect des lois sabbatiques et la nécessité de s'occuper de ses malades.

 

J. Weill, lors de la consécration de la synagogue de Bischheim
le 13 septembre 1959 (il était alors président du Consistoire
du du Bas-Rhin)
Avant comme après la guerre (nos souvenirs d'après-guerre sont évidemment plus précis), même en pleine nuit, il ne recevait jamais un malade sans s'habiller complètement, gilet et cravate. Nous l'avons toujours connu portant la barbe. Nous avons le souvenir d'un homme d'humeur égale, calme, souriant et bon, que nous avons toujours aimé et respecté

Malgré des activités professionnelles harassantes, il s'est toujours impliqué dans la vie communautaire. Il a participé avant la guerre à la création du "Mercaz", dont les activités ont été déterminantes dans la formation de tant d'acteurs alsaciens de la vie juive. Après la guerre il devint président du Consistoire du Bas-Rhin.

Ayant lu Mein Kampf, il était convaincu, dès le début des années 30, que Hitler mettrait ses menaces à exécution et essaya en vain d'alerter les plus hautes autorités du pays. Sa clairvoyance se manifesta en maintes occasions.

Il essaya aussi de lutter contre les autonomistes alsaciens. Il était pacifiste, et nous n'avons jamais eu le droit de posséder de soldats de plomb. À partir de 1933, nous prenions bien soin de ne jamais acheter d'objets made in Germany. Nous étions aussi un peu malheureux devant l'interdiction absolue d'acheter des glaces aux marchands ambulants, par souci d' hygiène.

Il venait avec nous pendant une partie au moins de nos vacances. En été, nous allions alternativement au bord de la mer, en Bretagne ou à Knokke-le-Zoute en Belgique, et en montagne, aux Houches près de Chamonix, chez des paysans sympathiques.

En 1933, notre père a acheté une propriété, Sainte-Radegonde, à Chênehutte près de Saumur, pour y loger une vingtaine de Juifs allemands de la famille de notre mère venus se réfugier en France. Nous allions y passer les vacances de Pâques et c'est là que notre père donnait le Séder. Les tentatives de ses protégés comme agriculteurs et éleveurs furent toujours déficitaires et engloutirent tout ce que possédait nos parents.

Presque tous les membres de cette branche badoise de la famille furent arrêtés et déportés en 1942.

La guerre.

Tous les civils durent quitter Strasbourg en 1939, et mon père nous trouva une petite maison à Terrasson, en Dordogne mais tout près de la Corrèze, à 20 km de Brive. Il avait été réformé mais s'engagea volontaire, fut versé dans le service de santé et affecté à Angoulême. Lors de la percée allemande vers le sud il nous emmena chez d'anciens patients belges, devenus ses amis, à Villeneuve-sur-Lot. L'armistice signée, Terrasson étant en zone non occupée, il nous y ramena.

Démobilisé, il exerça pendant quelques mois, jusqu'à ce que les lois raciales missent un terme à cette nouvelle carrière médicale, très appréciée : les médecins locaux avaient tous été formés avant 1914 et pratiquaient une médecine complètement dépassée.

L'état sanitaire de cette région était médiocre. Il y avait notamment une endémie sévère de fièvre typhoïde. Après l'interdiction d'exercer, des voisins vinrent lui demander des consultations ; il ne voulut pas se faire payer en raison de son statut, mais ils lui firent des dons en nature, du ravitaillement surtout, et rapidement sa clientèle redevint importante. Les autres médecins du lieu se plaignirent en haut lieu, et il dut arrêter.

Il eut une autre activité médicale, qui le marqua profondément : celle de médecin dans les camps français de Gurs et de Rivesaltes, où étaient internés les Juifs étrangers promis à Auschwitz. Il y régnait une famine organisée et malgré ses faibles moyens, il put, en médecine comme en diététique, apporter un grand secours. Il arriva même à faire libérer certains internés. Il publia après la guerre, à partir de cette expérience, un précieux petit livre de témoignage : Contribution à l'histoire des camps d'internement de l'Anti-France.

Curieusement, cet homme si lucide alla se faire inscrire comme Juif à la mairie de Terrasson, ce dont il aurait certainement pu se dispenser étant donné l'aide que nous apporta par la suite le secrétaire de la mairie, héroïsme que ce brave homme paya de sa vie. Mais se faire inscrire était une loi française, nous étions Français, nous aimions notre pays et respections ses lois, du moins encore à ce moment où toutes les illusions n'avaient pas disparu...

Par la suite il travailla pour l'OSE, l'œuvre de Secours aux Enfants, ce qui le conduisit à de constants voyages. Sa principale contribution, reconnue par tous, c'est qu'il comprit très vite qu'il ne fallait pas laisser les enfants en groupe dans des orphelinats (car de nombreux parents avaient déjà été internés dans les camps français). C'était commode, mais permettrait aux Allemands et à la police française de les arrêter facilement.

Sous son impulsion, des femmes et des hommes courageux, dont certains vivent encore, tels Vivette Samuel et Georges Loinger, mais aussi Mr Garel, Andrée Salomon et bien d'autres, un réseau se mit en place qui plaçait les enfants dans des familles, souvent à la campagne. Dans ce travail social salvateur il collabora étroitement avec sa belle-sœur, Fanny Schwab, notre tante, basée à Périgueux, qui avait dirigé à Strasbourg avec Laure Weil le Home de jeunes filles de la rue Séllénick.

Il fallait aller voir ces enfants régulièrement, apporter de l'argent aux familles nourricières, tout cela dans le secret, au prix de dangers quotidiens. Un cloisonnement sévère devait empêcher le cas échéant les aveux compromettants sous la torture. Des milliers d'enfants furent ainsi sauvés, dont certains furent envoyés en Suisse. Il eut la joie d'en rencontrer un certain nombre, devenus adultes, en Israël. Ils lui remirent une médaille de reconnaissance.

A partir de novembre 1942
1945 - J. Weill, son épouse et ses trois fils, aussitôt après la fin de la guerre.
En avril 1943, la Gestapo vint à la maison. Mon père était en déplacement. Ils ne nous arrêtèrent pas, menaçant simplement : "Nous reviendrons". Aussitôt ma mère téléphona un message codé à mon père.

Le lendemain, nous prenions le train pour Valence où nous le retrouvâmes au foyer d'une famille amie et courageuse d'industriels bien introduits où nous attendîmes de vrais faux papiers. Mon père devint Jean Valois, né à Tours. Sous cette identité d'emprunt nous gagnâmes Annemasse où nous attendîmes dans un hôtel. Le premier jour, sortant prendre l'air, nous tombâmes sur une connaissance qui s'exclama bruyamment : "Ah ! Docteur Weill, vous ici ?" Ensuite nous nous terrâmes.

Grâce à ma tante Sarah mariée à un Suisse nous avions des visas d'entrée en Suisse mais évidemment pas de visas de sortie de France. Nous traversâmes la frontière clandestinement sans trop d'encombre, en pleine nuit, à travers des barbelés, avec notre plus jeune frère qui n'avait que cinq ans et qui perdit une chaussure dans l'opération. Ce passage de frontière réussi eut en lui-même un caractère miraculeux car il est apparu après la guerre que la " passeuse "livrait certains groupes : elle a été poursuivie et fusillée.

Après un passage dans un camp de transit nous résidâmes à Genève. Mon père garda le contact avec l'OSE, et traversa plusieurs fois la frontière pour apporter des fonds à la Résistance française, grâce à un contrebandier reconverti. ; il eut aussi l'occasion de travailler avec des œuvres sociales américaines. Le passage du représentant de l'une d'elles dans le camp soviétique lui valut d'être interrogé et mis en garde par la CIA après la Libération. Il tombait évidemment des nues !

Après la guerre.

Visite du Président Coty à la Synagogue de la Paix, le 5 juillet 1957 - de g. à dr. : J. Weill, R. Coty, Ch. Ehrlich
et le G.R. Deutsch - © Etienne Klein
Après la guerre, il s'installa pendant deux ans à Paris, où il se constitua rapidement une clientèle appréciable. Mais il ne parvint pas à trouver l'équivalent de sa chère clinique Sainte-Anne, et en 1947 revint à Strasbourg.

Nous habitions à l'ESCA, rue des Pontonniers. Outre son activité médicale intense, il fut, comme déjà souligné, président du Consistoire du Bas Rhin. En cette qualité, il reçut avec les dirigeants le Président de la République René Coty venu inaugurer la synagogue des Contades. Quelques années plus tard il reçut, dans la même synagogue, le Général de Gaulle en déplacement présidentiel à Strasbourg. Des photographies témoignent de ces événements.

Lorsqu'il prit sa retraite, il décida de quitter Strasbourg, car autrement il n'aurait pas pu résister aux sollicitations de ses malades. L'un d'entre eux, émigré au Canada, le fit venir à ses frais car il n'avait confiance qu'en lui. Cela montre sa popularité, méritée et justifiée.

Il se retira près de Besançon, dans une propriété mitoyenne de celle de l'un de nous. Notre mère mourut brutalement en 1981. Il lui survécut, mais sa santé se détériora peu à peu, et lui-même quitta ce monde sept ans plus tard, regretté et pleuré par ses nombreux amis, ses connaissances et ses anciens patients.

Ce fut un homme remarquable dont l'un des principes conducteurs était "qu'il faut toujours tenter quelque chose". Nous, ses trois fils, qui avons entretenu les meilleures relations avec lui jusqu'à son dernier jour, pouvons en témoigner.

Jacques, Francis et Dan Weill - juin 2001

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