Andrée SALOMON
(Grussenheim 25 mai 1908 - Jérusalem 12 août / 7 av 1985)
par Raymond Heymann


Un port de reine, une allure de souveraine, cette jeune femme charmante avait l'âme d'un chef. Un cœur sensible, une merveilleuse fidélité en amitié. Elle tenait sa place sans ostentation, savait assigner son rôle à chacun, remettre en place si cela s'avérait nécessaire. Les mots sont démesurément petits pour évoquer cette grande dame.

Grussenheim, le berceau d'Andrée, était l'un des joyaux de la juiverie d'Alsace. Une de ces communautés solides et structurées où la dignité, l'attachement aux valeurs juives, l'esprit d'entr'aide ne faisaient pas l'objet de proclamations : c'était l'essence même de la vie de ces foyers chaleureux, laborieux et modestes. La douce maman Marie Sulzer za"l dut faire preuve de courage et d'énergie peu communs pour élever et guider ses enfants, le père de famille prématurément arraché aux siens..

Andrée Sulzer vient très jeune à Strasbourg et y acquiert un métier solide : elle devient la secrétaire appréciée de l'un des avocats les plus brillants.

Son esprit d'équipe la conduit tout naturellement au scoutisme, juif bien sûr. La fierté de son âme juive l'entraîne vers le sionisme où parmi les jeunes militants elle rencontre Tobie Salomon za"l, chercheur en pétrochimie de renommée internationale. Ils uniront leurs destinées et prendront ensemble une part prépondérante à l'intense activité sioniste des années trente à Strasbourg et dans tout l'Est de la France.

Les persécutions nazies et l'arrivée des premiers réfugiés juifs d'Allemagne
...trouveront Andrée prête à improviser leur accueil, à promouvoir des activités allant bien au-delà de la conception timorée des comités de bienfaisance locaux.

La guerre, l'évacuation des populations civiles d'Alsace, la débacle avec sa mouvance de réfugiés en détresse voient Andrée donner toute la mesure de ses capacités, de son dévouement, de sa volonté ardente de soulager les misères.

Viennent la défaite, la capitulation, le régime antisémite de Vichy.. Andrée et Tobie auraient eu la possibilité et les visas nécessaires pour quitter la France pour les Etats-Unis ou la Palestine Ils choisirent de rester dans l'étau nazi, ce gigantesque piège à juifs, pour aider, pour sauver.

La saga d'Andrée n'a pas encore été écrite, sa modestie sut déjouer toutes les tentatives. Pourra-t-on jamais faire le compte de tous ceux qu'elle a sauvés d'une mort certaine, durant les persécutions vichystes et nazies, avec leur cortège d'oppression et de terreur, de drames et de misère ? Son action revêt les formes les plus diverses : son nom restera inséparable de l'activité de sauvetage des enfants juifs de l' O.S.E., officielle et clandestine.

On a besoin de cadres sociaux pour œuvrer à l'intérieur des camps, des infirmières, des cadres de mouvements de jeunesse sachant prendre initiatives et responsabilités.Andrée recrute à tour de bras, par téléphone, par télégramme, des quatre coins de la zone libre toutes celles qu'elle connaît, elle les a vues à l'œuvre. Le premier noyau sera ainsi formé de cadres E.I.et Sionistes d'Alsace - Lorraine et à travers eux le cercle ira en s'élargissant..

Activité officielle dans les camps d'internement des juifs étrangers du sud de la France, la zone "libre"
Andrée lutte d'arrache pieds avec les "prépO.S.E.s" aux camps, avec les responsables préfectoraux, parfois insensibles aux misères et aux souffrances des internés souvent malades et victimes d'épidémies graves, vieillards, enfants entassés dans les baraques torrides l'été, glaciales l'hiver qui feront à jamais la honte de la France..

Elle arrache les enfants un à un de cet enfer. Ceux qu'elle n'arrive pas à faire libérer par les autorités sont sortis en contrebande par les ruses les plus diverses, parfois serrés sous sa vaste cape au nez des gardiens et des gendarmes français.

Dès la fin de l'année 1940, jusqu'en été 1942 et la déportation en masse des juifs étrangers, Andrée extrait littéralement des camps des centaines d'enfants et de jeunes. Elle réussit parfois pour quelques adultes à l'approche du danger, favorise les évasions, les transferts d'identités, la même carte sert parfois à plusieurs heureux bénéficiaires. Les maisons d'enfants de l'O.S.E. accueillent le plus possible de pensionnaires. Leur nombre va dépasser les capacités d'accueil et l'O.S.E. organise par le truchement des E.I. et des Jeunesses Sionistes les premiers convois vers la Suisse.. Andrée sera partout, au départ, à Annemasse en attente des passeurs, calmer les enfants, épauler les accompagnatrices : son regard scrutateur et inquiet contraste avec le sourire rassurant, avec le ton badin, il faut rassurer les enfants, banaliser les faits et gestes.

L'occupation allemande de la zone sud le 11 novembre 1942
...change totalement les données laborieusement élaborées, la frontière suisse est gardée dorénavant par la feldgendarmerie allemande , il faudra plusieurs mois pour roder une nouvelle technique de passage et en attendant vider les maisons de l'O.S.E. .

La dispersion des enfants, leur "planquage" sera confié à un jeune ingénieur, organisateur de talent, Georges Garel, Andrée en sera la cheville ouvrière.. Les enfants, les adolescents seront confiés à des institutions scolaires, laïques mais surtout chrétiennes, en placements familiaux également. Andrée va assurer les contacts, veiller à leur bien-être, leur rappeler l'appartenance juive, veiller aux dangers possibles, les déplacer si besoin en est.
Elle mobilise son équipe des camps du sud, met en place un réseau de visiteuses et en surveille le bon fonctionnement.

De Marseille à Lyon et à Grenoble, d'Annemasse à Toulouse et à Pau, de Moissac à Limoges, de Montpellier au Puy, elle sillonne la zone sud, de nuit dans les trains, de jour débordante d'activité. Un très court week-end parfois au hâvre familial de Clermont-Ferrand. Rares sont les moments de détente. Il faut penser à tout : devancer les menaces de rafles avec le concours de fonctionnaires bienveillants, remplacer les travailleurs clandestins arrêtés ou "brûlés", parer aux défaillances, colmater les brêches sans arrêt.

Je l'ai rencontrée une nuit de janvier 1944 dans le train de Nîmes à Langogne. Longue conversation à mots couverts sur les perspectives de notre activité, puis quelques semaines plus tard à Nice, impressionnante par la clarté des vues, de ses plans d'activités.Petit chapeau rond et tailleur marron, l'oeil aux aguets, l'esprit incisif, une volonté de fer, un cœur compatissant, une jeune femme juive de 35 ans affronte l'énorme machine à exterminer nazie.

Les convois d'enfants vers la Suisse avaient repris, d'autres vers la Palestine via l'Espagne. Andrée est partout, sans défaillance, sans égard pour le danger qui guette..Son impact stimulant sur tant d'êtres humains en perdition, sur les équipes clandestines, sa chaleur humaine font des miracles.

Après la libération
... c'est le long et patient travail à l'O.S.E. pour donner une chance dans la vie aux innombrables enfants dont les parents ont été déportés, traumatisés par le cauchemar qu'ils ont vécu.

Tobie fut toujours à ses côtés. Calme et pondéré, aux options claires mais inébranlables, il admirait et adorait sa compagne, fougueuse et audacieuse. Ils mènent ensemble une activité sioniste militante : Wizo, Keren Kayemeth et Mouvement Sioniste. La naissance de Jean en 1948 les comblera.

Leur foyer si accueillant de la rue des Renaudes à Paris fut pendant les 25 ans qui suivirent la guerre un aimant pour tous les amis, un hâvre de salut pour d'innombrables naufragés jetés par la tourmente, son souffle cruel et ses vagues violentes, sur un rivage où ils ne trouvaient ni repos ni espoir : ils trouvaient rue des Renaudes le calme, la chaleur et la lucidité pour affronter un avenir redouté.

Tobie à sa pétrochimie, ses congrès internationaux, Andrée assure un poste de haute responsabilité aux Bonds, un moyen de plus pour servir la cause d'Israël. La réalisation de leur rêve : en 1970 ils seront enfin en mesure de monter en Israël à l'orée du désert, quelques années paisibles au calme d'Omer.

Trop courtes ces années paisibles.Tobie et Andrée devront venir se fixer à Jérusalem pour des considérations médicales car Andrée va livrer son dernier combat, cette fois l'ennemi sera le plus fort, la maladie aura raison d'elle. Sa lutte sera courageuse, noble et digne, elle luttera jusqu'au bout.

Andrée aurait voulu taire et faire taire ses mérites, son courage, ses exploits, sa lutte acharnée pour le Peuple Juif. Je crois l'entendre implorer : "...non, je ne veux pas que l'on parle de moi, je ne le veux pas." Est-il possible d'occulter les hauts-faits de cette cheftaine devenue un véritable chef en qui s'incarnaient les concepts de responsabilité, d'autorité, d'audace, de bonté, d'altruisme, non, nous n'en avons pas le droit, il nous faut témoigner.

Vouloir raconter Andrée serait une gageure, qui pourrait la saisir sous toutes ses facettes, dire combien d'êtres lui doivent la vie, à combien de jeunes en perdition elle a rendu l'espoir et les a guidés dans la recherche de leur identité juive.

Laissons la parole à celles qui ont lutté avec elle, puis à ceux dont elle a sauvé la vie. Trop jeunes, nombre d'entr'eux n'avaient su identifier la main salvatrice qui les tirait du tourbillon fatal et les poussait vers un hâvre protégé

Les témoignages ont paru dans HOMMAGE A ANDREE SALOMON recueil d'une centaine de pages, 36 textes en quatre langues, la plus part manuscrits et rédigés en 1982.

Ces pages sont lourdes de tout ce qu'elles ne contiennent pas. On y frôle les ombres de tous ceux qui ont partagé son combat et l'ont payé de leur vie, d'autres disparus depuis quarante ans, les ombres aussi de ceux qu'elle n'a pas réussi à retirer des griffes impitoyables des pourvoyeurs d'extermination.

Sentinelle intrépide et dominant la tourmente, Andrée a porté en elle le poids de leur souvenir, la douleur de leur non-sauvetage durant le reste de ses jours.

Béni soit son souvenir zatza"l.


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