ALFRED DREYFUS

Les Juifs d'Alsace et l'Affaire Dreyfus
à travers des exemples de la presse du Reichsland
par Jean DALTROFF
Actes du 6e Symposium humaniste international de Mulhouse ; Cêtre Éditeur Besançon 1994, pp. 25-44
Les sous-sitres sont de la Rédaction du Site


degradation L'attitude et les réactions des Juifs d'Alsace pendant et peu après l'affaire Dreyfus sont un des aspects le plus mal connu de cette période.
Le rôle des juifs de France est lui aussi encore peu développé (1). Quand les compromissions de l'état-major commencèrent à apparaître, les Juifs ne se lancèrent pas dans la lutte mis à part quelques individus isolés.

Comme le souligne Léon Blum dans ses Souvenirs sur l' affaire,

"les Juifs ne voulaient pas qu'on pût croire qu'ils défendaient Dreyfus parce qu'il était Juif. Les Juifs de l'âge de Dreyfus s'exaspéraient à l'idée qu'un préjugé hostile vint borner leurs carrières irréprochables" (2).

Dans l'ensemble, les attitudes des Juifs de France vont du silence des uns, à la prudence des autres, à l'engagement passionné d'hommes tels que Bernard Lazare (3). Le Consistoire central (Gustave de Rothschild sera président du Consistoire de Paris jusqu''en 1910) fera montre d'une action très timide dans la lutte contre la vague d'antisémitisme de cette période. Le grand rabbin de France Zadoc Kahn aurait peut-être pu protester énergiquement devant l'ampleur de l'antisémitisme. Attaqué par la presse nationaliste, il aida à son niveau à démasquer Esterhazy et limita son action entre autres à la création d'un comité de vigilance autour d'avocats et de juristes. Sous couvert du devoir de réserve, il laissera Isaïe Levaillant, le rédacteur en chef à partir de 1896 du journal juif l'Univers israélite défendre la cause d'Alfred Dreyfus (4).

Bernard Lazare

Bernard Lazare
La communauté juive observa donc une prudente expectative. Mais il n'en fut pas de même d'un certain nombre de Juifs combattants parmi lesquels figurent Joseph Reinach, Mathieu Dreyfus de deux ans plus âgé que son frère, et Bernard Lazare. Ce Nîmois, originaire d'une famille juive alsacienne bien assimilée publie le 6 novembre 1896 à Bruxelles, sa brochure Une erreur judiciaire, la vérité sur l'affaire Dreyfus qui suscite une très vive émotion à l'état-major. La presse y fait écho sévèrement. En Alsace, le Journal de Colmar rapporte, dans son. numéro du jeudi 12 novembre 1896, qu'
"un publiciste du nom de Bernard Lazare vient de faire paraître une brochure sur l'affaire Dreyfus. Il essaye de disculper le condamné. On n'attache aucune importance à cette nouvelle campagne de presse"(5).

Le 18 novembre 1896, le député Castelin demande à la tribune de la Chambre des poursuites contre Bernard Lazare. Le Journal de Colmar du 22 novembre 1896 souligne que

"l'interpellation Castelin n'a donné lieu à aucun incident. Le ministère de la Guerre a lu une déclaration très énergique dans laquelle il rappelait que le Conseil de guerre comme le Conseil de Révision avaient condamné Dreyfus à l'unanimité. M. Castelin a ensuite dénoncé à la tribune les manoeuvres des amis de Dreyfus" (6).
Le 13 novembre, l'Elsiisser mettait à la une de sa première page l'information suivante :
"Bernard Lazare soli wegen Verôffentlichung geheimer amtlicher Schriftstiicke gerichtlich verfolgt werden" (7).

Il est vrai que Bernard Lazare n'était pas un débutant. Il venait de publier avant le début de l'affaire le livre intitulé L'antisémitisme, son histoire et ses causes. Le journal juif berlinois dirigé par le Docteur Hildesheimer Die jiidische Presse présentait le 5 septembre 1896 Bernard Lazare comme

"ein Junger als Schriftsteller und als Jude. Als Schriftsteller ist er modern und er hat sich durch seine Kritiken und Essays einen geachteten Namen in der Literatur verschafft ; als Jude ist er Zionist und er bat uns durch seine tiefen Schriften -über den Antisemitismus - L'Antisémitisme et ses causes - und - Antisémitisme et révolution - einen klaren Einblick in die antisemitische Werstatte Frankreich's erôffnet" (8).

En fin de compte au lendemain du jugement de Rennes le 9 septembre 1899 le verdict de la justice laissait un sentiment d'amertume pour les Juifs de France dont les répercussions sur leur sort furent diverses.

Mais comment les Juifs d'Alsace ont-ils vécu l'affaire ? Ont-ils été ignorants de ce qui se passait en France ? Y-a t-il eu des prises de position de journaux juifs et d'instances responsables ? Les prises de position de journaux alsaciens ont-elles eu des retombées
 sur les Juifs d'Alsace ? En d'autre termes, certaines positions en particulier antisémites d'une certaine presse à l'égard des Juifs de France ont-elles par ricochet touché les Juifs d'Alsace ?

La situation des Juifs d'Alsace à l'époque de l'affaire

Dreyfus protestant de son innoncence au tribunal

Avant d'analyser l'attitude et les réactions des Juifs d'Alsace, une présentation de la situation des Juifs d'Alsace pendant l'affaire s'impose.
La communauté juive alsacienne avait été sensible à la séparation d'avec la France. Il y avait en 1871, 32 000 Juifs vivant en Alsace, ils n'étaient plus que 24 000 en 1905 dont près du quart récemment immigrés de Vieille Allemagne.

En 1895, les statistiques du Bureau pour l'Alsace-Lorraine constataient la présence de 26 031 Juifs en Alsace (31 708 en Alsace-Lorraine en 1905 pour une terre d'Empire totalisant 1 814 564 habitants). L'Allemagne comptait 600 000 Juifs et la France environ 86 000 Juifs (9). Le grand courant migratoire des campagnes vers les villes d'Alsace ou de l'étranger (France, Etat-Unis, Suisse...) n'était que l'un des aspects de la déstabilisation des vieilles communautés juives dans la seconde moitié du 20e siècle. Leurs activités économiques perdaient progressivement leur utilité dans une région où l'industrialisation, le déblocage des communes rurales par le chemin de fer, l'apparition d'un système bancaire diversifié préparaient une mutation profonde de la vie des campagnes (10).

Ainsi à Strasbourg qui comptait 85000 habitants en 1871, on dénombrait 3088 Juifs, 4605 en 1900 et 5111 en 1905 pour un total de près de 180000 personnes cette année-là. Mulhouse avait 1997 Juifs en 1871 et 2428 en 1905. Cependant même si la population juive des villages baissait d'une façon significative depuis 1871, pour la période 1895-1905 certaines communes rurales conservaient encore une population non négligeable. Ainsi Quatzenheim située à quelques kilomètres de Strasbourg avait 140 Juifs en 1905, Fégersheim, 222 la même année (337 en 1885), Schirrhoffen 140 Juifs contre 287 en 1885 etc. Ce sont les bourgs et les villes de moyenne importance qui attiraient la population juive alsacienne. Ainsi dans le Haut-Rhin Colmar comptait 1 256 Juifs, Guebwiller 301, Altkirch 226, Thann 163 Juifs en 1905. Dans le Bas-Rhin, Haguenau avait 596 Juifs et on dénombrait 352 Juifs à Brumath, 325 à Saverne, 322 à Ingwiller, 225 à Sélestat, 221 à Erstein et 213 à Rosheim.

Le judaïsme alsacien se trouvait dans le dernier quart du 19ème siècle dans une situation très difficile : il était patriote attaché à la France qui lui avait accordé l'émancipation en faisant du Juif un citoyen bénéficiant de la culture française et de la liberté. Mais depuis 1871, l'Alsace était allemande. Par exemple jusqu'à cette date, les rabbins alsaciens étaient formés à l'Ecole rabbinique de Paris. De plus en plus de rabbins alsaciens furent formés au Séminaire de Berlin où études hébraïques et profanes s'équilibraient. L'Alsace connut ainsi une douzaine de "Rabbiner Doktoren" comme Moïse Ginsburger, Armand Bloch (Rabbin d'Obernai entre 1898 et 1920) ou Simon Auscher, rabbin de Durmenach puis d'Altkirch. Toujours est-il que pendant l'affaire Dreyfus sont à la tête du rabbinat du Bas-Rhin, Isaac Weill puis à partir de 1900 Simon Adolphe Ury. Dans le Haut-Rhin, Isidore Weill restera grand rabbin de 1871 à 1914 (11).

L'analyse des registres des procès-verbaux de la communauté israélite de Strasbourg et de ceux du Consistoire du Bas-Rhin entre 1894 et 1906 sont très révélateurs des préoccupations majeures de cette époque. C'est la construction d'une nouvelle synagogue consistoriale à Strasbourg le long du quai Kléber pour remplacer la synagogue trop petite de la rue Sainte-Hélène qui accapare les responsables communautaires entre 1889 et 1898. Le 9 avril 1896 se déroula la cérémonie de la pose de la première pierre du nouvel édifice et le 8 septembre 1898 eut lieu l'inauguration officielle et solennelle en présence du Statthalter et des hautes autorités, du Grand rabbin Weill, du Président du Consistoire Isaac Lévy, etc. (12). Cet édifice, œuvre de l'architecte Ludwig Lévy de Karlsruhe était de style néo-roman en grès des Vosges et avait une capacité de 1639 places, ce qui répondait à l'augmentation de la population juive strasbourgeoise.

Parmi les autres préoccupations des  responsables du Consistoire israélite du Bas-Rhin figurait l'organisation en 1906 de la célébration du jour anniversaire de la naissance de l'Empereur Guillaume II, le 27 janvier et ce, dans toutes les les synagogues dépendant dudit Consistoire ! (13) Mais pas un mot  de l'affaire, l'année où Alfred Dreyfus était réhabilité.

Est-ce à dire que les Juifs d'Alsace étaient ignorants de ce qui se passait en France ou tout simplement souhaitaient-ils ne pas consigner des prises de position privées? Certes les Juifs d'Alsace vécurent moins intensément certaines heures pénibles de l'affaire. Ils ne virent pas les foules conspuer Dreyfus et acclamer les militaires. Ils ne voulaient sans doute  retenir (car la mémoire est sélective) que les noms de Zola, de Picquart, de Scheurer-Kestner, de Mathieu Dreyfus au dénouement de l'affaire.

Les officiers israélites de l'armée française

En 1910, l'historien des Juifs d'Alsace, originaire de Haguenau, Elie Scheid, leur rappelait l'affaire avec ses implications dans un article du Strassburger Israelitische Wochenschrift intitulé Promotions et décorations (14).

L'article de Moïse Ginsburger
Voir larticle agrandi et sa traduction
en version intégrale
Pendant l'affaire, les officiers israélites de l'armée française furent dans un véritable enfer. Le capitaine Meyer, originaire de Strasbourg fut tué au cours d'un duel. D'autre part le colonel Rosenwald de Strasbourg, le capitaine Coblence, professeur d'équitation à l'école de cavalerie de Saumur démissionnèrent. Ce dernier était le fils de feu le commandant de génie Coblence et de Célestine Heimann de Haguenau. L'auteur de l'article ajoute que les jeunes juifs ne se présentaient plus à Saint-Cyr préférant l'école polytechnique dans l'espoir d'en sortir ingénieurs ou alors au pire devenir officier de génie et d'artillerie. A l'heure actuelle, conclut Elie Scheid, le Général Brun, ministre de la guerre ne semble vouloir admettre que le mérite sans se préoccuper de la religion de ses subordonnés.

L'article de Moïse Ginsburger

C'est l'article de Moïse Ginsburger intitulé Das Ende paru le 19 juillet 1906 dans l'hebdomadaire die Strassburger Israelitische Wochenschrift qui résume le mieux au sortir de l'affaire Dreyfus l'attitude des Juifs d'Alsace et leur façon de concevoir l'avenir.

L'auteur de ce bel article n'était pas un inconnu. Né à Hattstatt en 1865, il fit ses études rabbiniques à Strasbourg et à Berlin. Il en revint avec le titre rabbinique de docteur en philologie ; c'était donc un homme de tradition et d'ouverture. Il exerça à Soultz (Haut-Rhin) de 1891 à 1910 puis à Guebwiller. Il s'intéressa très tôt aux juifs d'Alsace et à leur histoire. En 1903, il créa son propre hebdomadaire die Strassburger Israelitische Wochenschrift et fonda en 1905 une société d'histoire dite Gesellschaft für die Geschichte der Israeliten in Elsass-Lothringen (15).

L'article du Docteur Ginsburger intervient après le verdict de la Cour de Cassation qui a prononcé l'annulation de la sentence de Rennes le 12 juillet 1906. Alfred Dreyfus est réintégré dans l'armée le lendemain comme chef d'escadron. Le Journal de Colmar du 22 juillet 1906 assure ses lecteurs que le général de brigade Picquart sera promu divisionnaire le ler septembre prochain. De plus ajoute le journal :"pour fêter la réhabilitation de Dreyfus, ceux qui prirent sa défense ont l'intention d'organiser dans la salle du lycée de Rennes où eut lieu en 1899 le 2e Conseil de Guerre, un grand banquet dit de réparation (16)".

Voilà pour le contexte. Que dit l'article rédigé en allemand ? Nous nous proposons d'en donner les principaux éléments traduits de  l'allemand au français puis d'analyser les thèmes essentiels (17).

..."So kônnen wir denn mit Sicherheit annehmen dass über dem Drama, welches die Gemüter der ganzen zivilisierten Menschheit über ein Jahrzehnt in Spannung gehalten hat, endgültig der Vorhang gefallen ist. Die "Affaire" ist zu Ende." ..."Ainsi nous pouvons considérer comme certain que le rideau est tombé sur ce drame qui a tenu en haleine les consciences de toute l'humanité civilisée et ce, pendant une décennie. L'affaire est finie."
..."Die Dreyfusaffaire neben ihrer persônlichen auch eine allgemeine Bedeutung hat. Ja diese allgemeine Bedeutung ist es in hervorragendem Masse, welche ihren besonderen Charakter ausmacht. Speziell für uns Juden war die Sache insofern von Wichtigkeit, weil wir ja seit Jahrhunderten daran gewöhnt sind, dass man unsere Gesamtheit für die Vergehen des Einzelnen verantwortlich macht." ... "L'affaire Dreyfus, à côté de sa signification personnelle a aussi un sens général. Oui, cette signification générale est d'une manière évidente ce qui rend son caractère particulier. Spécialement pour nous Juifs, l'affaire a été jusqu'à ce point d'importance car depuis des siècles nous sommes habitués à ce que la faute d'un d'entre nous engage la responsabilité de notre collectivité."
"Ist Dreyfus ein Verräter, so sind alle Juden Verräter, so dachte man nicht nur, sondern man sagte und schrieb es auch in allen nur denkbaren Variationen." "Si Dreyfus est un traître, alors tous les Juifs sont aussi des traîtres. On ne le pensait pas seulement, on le disait et on l'écrivait sur toutes sortes de variations imaginables."
"Für uns elsässische Juden  kam aber noch ein weiteres Moment hinzu. Dreyfus stammt aus dem Elsass, sein Hauptgegner der Oberst Sandherr, war Elsässer von Geburt, beide sind noch jetzt d urch die mannigsachsten Beziehungen verknüpft mit unserem Vaterlunde." "Pour nous Juifs alsaciens il y avait encore une autre époque à venir. Dreyfus est originaire de l'Alsace, son principal adversaire, le colonel Sandherr était alsacien de naissance. Tous les deux sont encore liés par de nombreux rapports à notre patrie."
"Ist es da ein Wunder, wenn gerade hierzulande die Affaire in ihren verschiedenen Phasen den strärksten Widerholl gefunden, wenn wir elsässische Juden, die wir zumteil mit den Haupt-personen des Dramas persönlich bekannt sind einen ganz hervorragenden Anteil an dieser Sache genommen haben ?" "Est-ce étonnant si c'est justement dans ce pays-ci que l'affaire dans ses différentes phases a trouvé l'écho le plus fort, si nous Juifs alsaciens qui sommes en partie liés personnellement avec les principales personnes du drame nous avons pris une part tout à fait éminente à cette affaire ?"
"Wohl konnten und durften wir damals als die Unschuld des Gefangenen der Teufelinsel noch nicht klar erwiesen war, denken und sagen : wir sind nicht verantwortlich für die Tat eines einzelnen unter uns, aber konnten wier es verhindern wenn man uns Dreyfus schimpfte ?" "Bien entendu nous pouvions et devions en ce temps-là lorsque l'innocence du prisonnier de l'île du diable n'était pas encore claireinent établie penser et dire que nous ne sommes pas responsables de l'acte commis par l'un d'entre nous. Mais pouvions-nous empêcher cela quand on injuriait Dreyfus ?"
..."Es gibt wohl wenige unter uns, die nicht das eine oder andere Mal in die Lage gekommen wären, sich für oder wegen Dreyfus verteidigen zu müssen." ..."Très peu parmi nous ont été dans la situation de pouvoir se défendre  pour ou contre Dreyfus."
"So hatten wir elsässische Juden unsere besondere "Affaire". Es begann wiederum zu erwachen, ausserlich zwar nicht besonders hervortretend aber für den aufmerksamen Beobachter doch deutlich erkennbar, jene Denkweise des "ancien régime" nach welcher der  Jude überhaupt als ein minderwertiges Geschöpf zu betrachten sei, unfähig jeder höheren Regung und nur auf Schacher und Gelderzerb bedacht." "Aussi nous, Juif alsaciens avions notre affaire particulière. Ca commençait à naître bien qu'extérieurement et pas particulièrement  visible mais reconnaissable pour l'observateur attentif avec cette façon de penser de l'Ancien Régime d'après laquelle le Juif est de toute façon  considéré comme une créature de peu de valeur incapable de motivation supérieure et seulement capable de faire de la brocante et du commerce d'argent."
"Ist auch die "Affaire" zu Ende?  Wird der Urteilspruch des Kassationshofes bewirken, dass unsere Landsleute in Zukunft gerechter über uns denken, sich sagen, dass auch die Juden Menschen sind und nicht Engel, dass auch sie die Stufe derWollkommenheit noch nicht erreicht haben und darum sehr wohl sich einer Vergehens schuldig machen können, dass es aber den Gipfel der Unbilligheit bedeutet, wenn man alle Juden für die Uebeltat eines einzelnen von ihnen verantwortlich macht?" "Est-ce que "l'affaire" est terminée ? Est-ce que le jugement de la Cour de Cassation va avoir comme conséquence à savoir qu'à l'avenir nos concitoyens auront un jugement plus juste, qu'ils diront que les Juifs sont aussi des hommes et pas des anges qu'ils n'ont pas atteint le niveau de la perfection et de ce fait ils peuvent très bien se rendre coupables d'un délit mais que le comble de l'iniquité est atteint lorsque l'on rend responsable tous les Juifs pour les méfaits de l'un d'entre eux ?"

Que retenir de l'article de Moïse Ginsburger ?
L'affaire Dreyfus a mis en lumière que la faute d'un Juif retombe sur toute la collectivité juive. En somme qu'un Juif de France ou d'Allemagne habitant l'Alsace commette une faute, les soupçons se porteront sur tous les Juifs qui n'ont qu'à expier cette erreur. C'est ce que semble dire le rédacteur de l'article par "Ist Dreyfus ein Verrter, so sind aile Juden Verrâter."

Le deuxième temps fort du journal tourne autour de l'origine des principaux protagonistes de l'affaire Dreyfus. Dreyfus comme son principal adversaire, le colonel Sandherr sont tous les deux nés à Mulhouse et ont conservé d'importants liens avec leur terre natale ("Dreyfus stammt aus dem Elsass, sein Haupgegner der Oberst Sandherr, war elsiisser von Geburt"). Il est vrai que Jean Sandherr est depuis 1887 commandant et chef du Service de renseignements à l'état-major général y restant jusqu'en juillet 1895 (18).
C'est Sandherr qui déclenche l'affaire Dreyfus en provoquant l'arrestation du capitaine suite vraisemblablement à une dénonciation venue d'Alsace. A travers une affaire d'espionnage, Moïse Ginsburger y analyse semble-t-il la conception qu'avaient certains Alsaciens des Juifs et ce à travers Dreyfus et l'affaire.

Y-a-t-il une remise en cause de l'intégration des Juifs dans la société française qui est posée par l'attitude de certains protagonistes ‘? N'oublions pas non plus le rôle joué par Emile Zurlinden originaire de Colmar. Il devient ministre de la guerre du 26 janvier 1895 au 1er novembre de la même année.
Il continua envers le capitaine Dreyfus la politique de son prédécesseur le général Mercier. Le nouveau ministre prit soin que le condamné en instance de déportation ne puisse communiquer avec personne, même pas avec sa femme et fit voter par les Chambres la loi du 9 février 1895 ajoutant l'île du Salut en Guyane comme lieu de déportation, à la presqu'île Ducos en Nouvelle-Calédonie où Madame Dreyfus aurait pu rejoindre son mari (19).

Enfin l'auteur de l'article se demande si l'affaire Dreyfus est vraiment achevée. Pour qu'elle le soit il pose deux conditions :
- la première serait de juger le Juif tel qu'il est en tant qu'homme avec ses qualités et ses défauts et non de le considérer avec des préjugés où remonte à la surface l'image du trafiquant peu scrupuleux ;
- la seconde serait de cesser de rendre tout un groupe responsable pour les agissements d'un seul homme.

Presse antisémite en Alsace

Et effectivement en Alsace une certaine presse antisémite n'avait pas à rougir de la comparaison avec les propos de la Libre Parole  de Drumont, avec l'hystérie dénonciatrice des révérends pères de La Croix (20) ou avec les articles du prêtre journaliste Henri Masquelier dans la Croix du Nord (21).

Qu'on'on en juge !
Entre 1898 et 1899 le Volksfreund, hebdomadaire catholique du dimanche dont la diffusion atteignait plus de dix mille; exemplaires surtout en direction des campagnes, se livre à de très violentes attaques antisémites. Les thèmes présentés sont la richesse des Juifs, la formidable puissance obtenue par l'argent dans la presse, à la bourse, dans l'appareil politique, administratif et judiciaire français. L'antisémitisme nationaliste du juif apatride et traître et l'antisémitisme religieux sont aussi évoqués.
C'est le "Syndicat Dreyfus" qui est dénoncé dans le journal du 23 janvier 1898. L'argent pour défendre Dreyfus provient des Juifs du monde entier. Le Juif est coriace. Il a une histoire de plus de 1900 ans. Le syndicat prouve que le judaïsme en France a tous les pouvoirs dans  sa main ("...wie weit alle Mächte und Kräfte in seiner Hand hat"). L'idée d'une solidarité entre la presse juive allemande et française ne fait pas de doute (22).

Le même journal, le jour de la création de la Ligue des Droits de l'Homme le 20 février 1898 se livre à une étude des Juifs de France qui tient du délire (23). Les Juifs sont au nombre de 71 200 dans un pays de 38 millions d'habitants. Les biens mobiliers de la France sont estimés à 80 milliards de francs. Les Juifs en possèdent 20 milliards soit le quart ! Ils sont partout dans le pays. Ils ont placé leur argent avec intelligence. A la Bourse, ils font monter ou descendre les actions. Ils ont mis la main sur la presse de sorte que la plupart des gens pensent "juif", discutent de la politique de façon juive, choisissent en juif ("Die Meisten im Lande jüdisch denken, jüdisch über Politik diskutieren, jüdisch wâhlen..."). Les écoles sont transformées en écoles juives dans lesquelles aucun signe chrétien que ce soit un crucifix sur les murs ou une croix portée par les élèves ou le maître n'ont plus le droit d'être mis en évidence ! Les Juifs, ajoute l'article sont les ennemis intérieurs et extérieurs du pays que ce soit du Havre à Alger ou de Belfort à Brest. "A ces gens qui nous crient l'ennemi c'est le cléricalisme, nous leur répondons : la juiverie c'est l'ennemi".

L'hebdomadaire du 9 juillet 1899 consacre une page aux dessous de l'affaire Dreyfus (24). Y sont dénoncés les ennemis de la religion. Il s'agit bien sûr des Juifs, nés en Alsace, de Mulhouse qui ont été contre la condamnation du capitaine traître à sa patrie mais aussi de tous ceux qui veulent la guerre mondiale contre l'Eglise catholique. Les ennemis de l'armée selon le Volksfreund du 30 juillet 1899 sont les francs-maçons, les Panamistes, les Huguenots et les Calvinistes qui marchent main dans la main avec le syndicat Dreyfus (25) ("Alle jene Hugenotten und Calvinir, die mit dem Dreyfus-Syndicat Hand in Hand gehen") et les Juifs dont le compagnon de même religion a été condamné par l'armée comme traître et comme un Judas.

De plus le thème de la domination des juifs dans les professions libérales revient avec l'idée que la puissance du judaïsme est devenue considérable en France. Les métiers de médecins, de juges et d'avocats sont accaparés par les Juifs. Enfin tous les discours des  Dreyfusards avaient l'accent juif.

Au cours du procès de Rennes, l'hebdomadaire donna sa version des faits dans un article du 27 août 1899 (26) . L'enjeu du procès n'était pas tant l'enfant de Mulhouse, celui qui était le Juif Alfred Dreyfus mais Rennes était un combat, en vérité pour la France un combat de vie et de mort. Il y avait là peut-être l'amorce d'une évolution dans la façon d'appréhender le problème juif. Cela n'empêchait pas le Volksfreund de montrer du doigt tous les journaux catholiques allemands marchant main dans la main avec, les jouruaux juifs de Berlin et de Hambourg ainsi que le Strassburger Post. Ces journaux étaient le Germania, le Köln, le Mainzer Journal, le deutsche Reichszeitung et ce pour faire la louange du traître revenu de l'île du Diable. En conclusion il était rapporté que quand les journaux parisiens sifflent (l'Aurore, le Temps, le Journal des débats, le Figaro) les journaux vieux catholiques allemands gazouillent (27) .

Pour revenir à l'article de Moïse Ginsburger intitulé Das Ende ! force est de constater que l'auteur déplore le peu de combativité des Juifs d'Alsace en faveur ou contre Dreyfus. Il est vrai que l'expérience partagée avec leurs concitoyens de la présence allemande en même temps que le développement des institutions durant cette période donnèrent le sentiment aux Juifs d'Alsace qu'ils étaient définitivement acceptés comme citoyens par la société environnante. Le sentiment dominant au cours de l'affaire était de ne pas trop s'en mêler. Dreyfus est-il bon de le rappeler a eu comme le souligne la presse ses partisans et ses adversaires.

Polémiques autour de l'affaire

Le  quotidien catholique, l'Elsässer qui avait 30 000 lecteurs vers 1895 relate en novembre 1897 les divisions que l'affaire provoque à Thann et à Mulhouse (28)Ainsi nous apprenons que M. Jules Ranson qui appartenait à la Direction de l'Elsässer a fait son enquête sur l'affaire Dreyfus. A Thann, M. Lauth Scheurer l'a mis au courant qu'il s'occupait de l'affaire depuis dix-huit mois, et qu'à l'heure actuelle sans avoir de preuves convainquantes, il n'était pas persuadé de l'innocence du capitaine. Par contre M. Ranson s'est aussi entretenu avec M. Jeanmaire de la Maison des frères Koechlin, qui lui est persuadé de l'innocence du capitaine. M. J. a raconté qu'au cours du procès il s'était adressé à l'Empereur Guillaume II et qu'il avait reçu une réponse par l'entremise du directeur.
Comme un jugement avait été décidé par le Conseil de Guerre, l'Empereur ne pouvait donc plus prendre partie pour Dreyfus. Des entretiens qu'a eus aussi M. Ranson à Mulhouse où la famille Dreyfus jouit de la plus grande considération, il en est ressorti qu'on est persuadé de l'innocence du capitaine. Enfin une vingtaine de personnes interrogées par le représentant du journal à Strasbourg déclarent qu'elles ont rencontré le représentant de M. Scheurer-Kestner. Elles expriment des doutes sur la culpabilité de Dreyfus et conseillent la révision du procès.

En novembre 1897, la Revue catholique d'Alsace dirigée par Nicolas Delsor, prêtre et journaliste de grand talent est contre la révision du procès tout en adoptant une position humaniste (29). Delsor déclare que

"si un doute vraiment positif s'élevait sur la justice de l'arrêt, l'équité la plus élémentaire réclamerait la révision du procès... Dût une république crouler, il ne serait pas permis de garder Dreyfus aux îles du Diable et de le considérer comme un Judas, Juif ou Chrétien cela importe peu..."

Le Journal de Colmar dirigé par Emile Wetterlé, prêtre, journaliste et homme politique consacre toute sa première page après la publication du retentissant "J'accuse" de Zola à un article intitulé "Allons, calmons-nous" (16 janvier 1898) (30). On peut y lire que tous les bureaux de guerre seraient corrompus et que dans ce vaste charnier il n'y aurait qu'un seul homme respectable, Dreyfus.

"Reste la question juive. Nous regrettons encore que d'un côté comme de l'autre on ait fait un incident confessionnel de la défaillance d'un individu. Que Dreyfus soit israélite cela ne change absolument rien à l'affaire ni en bien ni en mal. Esterhazy n'est pas juif, il n'est pas intéressant pour cela. Le colonel Picquart n'est pas juif, il n'en sera pas moins poursuivi. Les antisémites auraient tort de vouloir généraliser comme les israélites seraient imprudents en voulant solidariser leur foi avec les errements d'un des leurs... Peu importe que le condamné soit un disciple de Moïse ou un disciple du Christ, laisser passer la justice qui ne connaît que des hommes soumis aux mêmes devoirs et mêmes sanctions légales"
. L'esprit de l'article est donc très proche de la Revue catholique d'Alsace et n'a rien à voir avec l'antisémitisme virulent du Volksfreund.

Le 9 septembre 1899, le verdict du procès de Rennes tombait : Dreyfus était reconnu coupable avec circonstances atténuantes. Il était condamné à dix ans de détention. Le Mülhauser Tagblatt du 12 septembre 1899 reproduisait dans ses colonnes les commentaires du Times (31) :

"c'est le plus grand et le plus épouvantable outrage fait à la justice de notre temps. Tout le monde civilisé tremble de terreur et de honte. La France a maintenant à répondre devant  l'histoire"
ajoutait le commentaire.

Un mois auparavant la première  page du Journal de Colmar du 13 août 1899 intitulée Reportage montrait tous les enjeux de l'affaire Dreyfus (32).

"500 à 600 journalistes à Rennes, rien que cela c'est le triomphe du reportage. Que les journaux français se passionnent à ce point au  moment où la cause célèbre se juge passe encore. La partie en la peine non pas qu'il s'agisse d'un simple individu mais pour ce qui se cache derrière : la vieille rivalité entre l'armée et la révolution, les socialistes et les intellectuels d'un côté, le peuple simple et patriote de l'autre, la finance qui affirme sa mainmise sur la société et le vieux bon sens gaulois qui se débat et se révolte sous cette nouvelle tyrannie. Par exemple nous ne voyons pas trop ce que cherchent à Rennes les Anglais, les Américains, les Autrichiens, les Macaronis (sic) et les autres étrangers qui assiègent le prétoire. Au fond en quoi l'innocence ou la culpabilité de Dreyfus peut-elle les intéresser ? Et comment ne voient-ils pas qu'en donnant un caractère international à une affaire intéressant les Français seuls, ils nuisent considérablement à leur protégé, puisqu'ils semblent avouer par là qu'ils profiteraient considérablement d'un acquittement et seraient désolés d'une condamnation ? Quelle puissance européenne tolérerait-elle une pareille ingérence dans sa procédure ?"

Un certain nombre de Juifs alsaciens ne pouvaient pas ignorer les prises de position de journaux alsaciens. Il est vraisemblable que pour les Juifs des campagnes, les positions antisémites du Volksfreund  devaient être ressenties comme quelque chose de tout à fait insupportable. Mais avaient-ils les moyens de réagir ? Les positions plus nuancées des autres journaux devaient obtenir soit leur adhésion soit leur opposition.

Les suites de la réhabilitation


Le retour de Mathieu Dreyfus
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Dreyfus réhabilité en 1906. Extrait du
Journal de Colmar, n° 56, dimanche 15 juillet 1906
En conclusion nous pouvons dire qu'au sortir de l'affaire Dreyfus, les Juifs d'Alsace pouvaient à la fois espérer en la justice d'un pays qui, en réintégrant Dreyfus dans l'armée le 12 juillet 1906 comme chef d'escadron, l'innocentait en se fondant sur l'équité et non en tenant compte entre autres de ses origines.
Alfred Dreyfus était réintégré dans l'espace et dans le temps de la France républicaine généreuse. Ne recevait-il pas de la part de quarante membres de la gauche libérale belge de la Chambre des députés de sincères félicitations à l'occasion de "l'heureuse issue de la lutte engagée au nom de la vérité et de la justice" (Journal de Colmar, 22 juillet 1906) ?

Ne  pouvait-on espérer un rapprochement des hommes lorsque le Strassburger Post (24 juillet 1906) relevait que l'éclatante réhabilitation de l'actuel major Dreyfus avait une retombée extraordinaire dans la ville industrielle de ses origines ? Le frère aîné d'Alfred, Mathieu  lors de son retour à Mulhouse le dernier jour de la Bourse reçut un  bel hommage après quatre ans d'absence. Après avoir mis toutes ses forces au service de la cause de son frère, il revient réconforté pour de nouveau reprendre son activité antérieure. En rentrant mercredi dernier rapporte encore le journal dans le bâtiment de la Bourse de la Société industrielle il a eu droit à des félicitations et à des poignées de main sans pareilles. De tout temps la plus grande partie de la population était convaincue de l'innocence du capitaine car souligne le quotidien, comment un officier bien arrivé aurait-il pu trahir la patrie qu'il avait choisie ? Comme on sait, le Sénateur Scheurer-Kestner dont le portrait orne la grande salle des séances de la Société industrielle a été un des plus ardents combattants pour la réhabilitation qui allait suivre.

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Mais l'écho de la poursuite de l'antisémitisme en France exprimé par l'hebdomadaire juif alsacien le Strassburger  Israelitishe Wochenschrift du 24 décembre 1908 n'était-il pas porteur de cette lancinante question : "l'affaire Dreyfus était-elle achevée ?"
Il y était en effet question de la candidature de Drumont, l'auteur de La France juive à un siège vacant à l'Académie française. Le fait que sa candidature ait pu se produire sans rencontrer la réprobation quasi unanime de la presse est un symptôme qui n'est pas des plus réconfortants. Il est bien évident que si cette candidature prend consistance c'est que l'état général de l'opinion publique lui permet de se manifester. L'antisémitisme assure l'auteur de l'article
"serait il de nouveau triomphant comme aux tristes jours de l'affaire Dreyfus lorsque Drumont était porté en triomphe dans les rues d'Alger qui en faisait son député, tandis qu'on frappait les Juifs dans la rue et qu'on mettait à sac leurs magasins?
Les choses n'en sont heureusement pas là mais depuis quelques temps les antisémites et leurs alliés ont relevé la tête. Ils ont recommencé à s'agiter en des manifestations publiques. Ce fut d'abord le coup de révolver de Grégori sur le commandant Dreyfus le jour où Zola fut transféré au Panthéon (33). Puis ils attaquèrent la Cour de Cassation et lors de la récente rentrée des tribunaux un jeune homme des bandes noires insultait la magistrature suprême du pays. Ce fut encore une campagne de calomnies dans les organes réactionnaires menés contre le commandant Dreyfus, journellement insulté et appelé traître. On entend à Paris comme aux plus sombres jours, les cris de mort aux Juifs proférés dans des réunions et même dans des spectacles. En outre un journal l'Action française poursuit la lutte contre les Juifs et les accuse d'accaparer toutes les fonctions. Les Israélites français, endormis dans une douce quiétude, ont le devoir de ne pas s'abandonner à leur optimisme. Leur destinée et leur fonction dans l'humanité sont en quelque sorte d'être toujours les boucs émissaires. Ils ne devraient pas l'oublier..."(34).

Cette lettre de Paris en date du 11 décembre 1908 appelait les lecteurs juifs alsaciens à la vigilance. Mais n'était-elle pas porteuse en ce début de XXe  siècle d'un message annonciateur d'un avenir d'une poignante vérité ?

Jean DALTROFF
Historien,
Université de Nancy II

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