La communauté juive de Strasbourg entre le libéralisme et la tradition (1808-1988) Robert WEYL - suite -

Construction de la nouvelle synagogue

En 1890, la synagogue consistoriale de la rue Ste Hélène s’étant avérée trop petite, on fit construire au quai Kléber une synagogue monumentale sur  les plans de l’architecte Ludwig Levy de Karlsruhe. C’était un édifice assez extraordinaire de style néo-roman, s’inscrivant autour d’un dôme puissant rappelant celui de la cathédrale de Worms. Deux tours marquaient le massif occidental alors que deux tours à poivrières flanquaient l’abside. L’intérieur rappelait la basilique byzantine, le chœur, dominé par un aron ha-qodesh monumental, était nettement séparé de la nef. La tribune des chantres avec un orgue monumental s’élevait au-dessus du chœur alors que la nef était dominée par un lustre gigantesque en forme de roue. L’aspect était à la fois étrange et grandiose.

La synagogue du quai Kléber

La scission des communautés était symbolisée par les deux synagogues si différentes l’une de l’autre. Numériquement les 1679 places du Quai Kléber (hommes, femmes et choristes) s’opposaient aux 184 places de la rue Kageneck, et le rapport était de près de un à dix. Mais cette communauté minoritaire aurait dû donner mauvaise conscience aux membres de la grande communauté, conscience étouffée par la voix de chantres prestigieux et les brillants jeux d’orgue. Les membres des deux communautés, persuadés de détenir la seule vérité, n’éprouvaient guère de considération les uns pour les autres, mais plus souvent condescendance et mépris. Les rapports entre les rabbins des deux communautés étaient quasiment inexistants. L’enseignement religieux prodigué par la grande communauté au Talmud Torah était on ne peut plus médiocre et ne pouvait que perpétuer l’opposition des communautés.

Le règne du grand rabbin Isaac Weill fut relativement court. Nommé en 1890, il mourut en 1899. Adolphe Ury, grand rabbin de Metz, qui régna de 1900 à 1915, lui succéda. Ils exercèrent leur sacerdoce avec dignité, et nul ne songea à leur reprocher un patriotisme pro-germanique de commande. Il n’en fut pas de même lors­qu’en 1916, le rabbin Emile Lévy fut appelé à prendre la succession du grand rabbin Ury. Il était pourtant originaire d’Alsace, fils du rabbin Marc Lévy de Haguenau. Il avait acquis une solide formation rabbinique au Hildesheimer Seminar à Berlin et il avait exercé à Charlottenburg en Allemagne. Durant la guerre, il fut nommé aumônier militaire. Sa nomination en qualité de grand rabbin du Bas-Rhin fut l’objet de vives polémiques du côté des Juifs francophiles. A l’armistice de 1918, la communauté le traita en allemand et le tint à l’écart de toutes les manifestations patriotiques, le poussant à donner sa démission. Il retourna d’abord en Allemagne, se rendit plus tard en Palestine sous mandat et finit ses jours comme rabbin d’une petite communauté de juifs originaires d’Allemagne, à Tel Aviv en 1953.

L’expulsion des Allemands en 1918 fut aussi arbitraire que l’épuration de 1945. On avait expulsé en 1918 des hommes de grande valeur, ayant rendu d’immenses services à leurs compatriotes, comme le professeur agrégé en médecine Arnold Cahn, et en 1945 on laissa à leurs activités de bons nazis, que l’on rencontre aujourd’hui arborant la Légion d’Honneur.



Strasbourg, ville de passage et d’accueil

Après la victoire du 1918, le grand rabbin Isaïe Schwartz fut nommé grand rabbin du Bas-Rhin. Né à Traenheim dans le Bas-Rhin, Il avait fait des études rabbiniques à Paris et occupé les sièges de Marseille, Bayonne et Bordeaux. Il eut rapidement à faire face à des problèmes que ses prédécesseurs n’avaient pas connus, du moins pas dans les mêmes proportions.

La misère matérielle et morale des Juifs de l’Est de l’Europe était devenue telle qu’elle contraignit un grand nombre d’entre eux à émigrer. Strasbourg était devenu un lieu de passage presque obligé et pour beaucoup un lieu de refuge. En 1931, il y eut près de 1900 Juifs polonais ou originaires d’Europe centrale à Strasbourg, ce qui représentait 39 % de la population juive. Ils étaient mal acceptés par la population locale, juive et non-juive. Les premiers craignaient une renaissance de l’antisémitisme toujours latent en Alsace provoquée par cette invasion de coreligionnaires ne parlant que le yiddish, remuants, mal vêtus, voyants. Il y avait là un problème difficile à résoudre, sans comparaison aucune avec la venue récente des Juifs d’Afrique du Nord.

Le Grand Rabbin Isaie Schwartz

Le grand rabbin Isaïe Schwartz, le Consistoire et la Communauté s’attelèrent à cette tâche difficile d’intégrer leurs coreligionnaires, de les aider financièrement et moralement. On avait créé, avec l’aide de la municipalité socialiste une école juive pour 80 élèves avec des enseignants pouvant se faire comprendre en yiddish. Cette école suscita une lettre de l’évêque de Strasbourg, Mgr Ruch, au Maire de Strasbourg, réclamant pour les élèves catholiques de son diocèse les mêmes droits accordés aux enfants juifs, une école confessionnelle. Cette lettre qui ne fait pas honneur au prélat, est révélatrice de l’état d’esprit régnant à Strasbourg. Les Juifs polonais adultes n’étaient pas faciles à discipliner. Ils se réunissaient en groupes, en minyanim, selon leur région d’origine, se chamaillaient entre eux. On réussit cependant à les réunir et à leur faire élire un rabbin, Abraham Leib Schmuckler, rabbin d’une communauté polonaise à Leipzig. Le 31 octobre 1926 eut lieu l’assemblée générale des Juifs originaires de l’Est sous l’égide du Consistoire et sous la présidence du grand rabbin Isaïe Schwartz. Le rabbin polonais était intégré dans le corps des rabbins du Bas-Rhin. Une synagogue fut mise à leur disposition, d’abord rue Louis Apfel, puis rue de la Nuée Bleue où elle se trouve encore.

Une nouvelle scission avait été évitée. Curieusement, au fur et à mesure que la situation matérielle des Juifs de l’Est s’améliorait, qu’ils grimpaient les échelons de l’échelle sociale, eux ou leurs enfants allaient augmenter les rangs de la grande communauté, et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, rejoindre la petite communauté Ez ‘Hayim. Au rabbin Schmuckler succéda le rabbin Runes.

Dans cette communauté divisée, un effort avait été fait dans le domaine de l’enseignement. Un petit groupe d’étudiants, n’appartenant pas nécessairement à la communauté Ez‘Hayim prit l’initiative de créer des cours d’enseignement juif à tous les niveaux. Un comité comprenant un tout jeune avocat, Edouard Bing, futur président de la Communauté, Marcus Cohn, fils du président de Ez ‘Hayim, alors professeur au Lycée de Thionville, plus tard professeur à l’Université de Jérusalem, Joseph Weill, fils du grand rabbin de Colmar interne en médecine et futur président du Consistoire, Robert Nerson, un jeune médecin, Schnurrmann, un jeune avocat, fut constitué. Il sollicita l’aide et la tutelle du Recteur de l’Université et des deux communautés, la libérale et l’orthodoxe.

Un local fut mis à sa disposition au 20 de l’avenue des Vosges, transféré par la suite au 3 du Faubourg de Saverne. Les cours étaient faits en français ou en allemand, quelques uns en hébreu. Ils étaient ouverts à toute personne âgée de plus de 16 ans et avaient lieu le soir, entre 20 h 30 et 22 h 30, le dimanche matin, sans compter le lernen du samedi après midi. Cette petite Université juive fut inaugurée au début de l’année 1929 par le Recteur de l’Université en personne, en présence des rabbins Isaïe Schwartz et Robert Brunschwig, et des présidents des deux communautés.

Voici un programme de l’enseignement dispensé :

La fréquentation de ces cours était inégale, certains cours attiraient plus que d’autres. Les cours de niveau élevé n’attiraient qu’une demi-douzaine d’élèves. Un hebdomadaire, Tribune Juive, donna régulièrement les programmes. Cette petite université juive ne fonctionna que quelques années. Elle prouve la présence, à Strasbourg, d’une petite élite juive, se situant bien au dessus de la division des communautés.

La montée des périls était évidente à tous dès 1933, mais nous ne pouvions imaginer l’ampleur de la catastrophe. Les Juifs d’Allemagne fuyaient leur pays et Strasbourg redevint ville de passage et d’accueil dans une atmosphère d’angoisse et d’antisémitisme. Et c’est dans cette atmosphère que s’opéra l’élévation du grand rabbin de Strasbourg Isaïe Schwartz à la dignité de grand rabbin de France et son remplacement par le jeune rabbin de Mulhouse, René Hirschler. Quelques mois après son intronisation, Strasbourg fut évacué et les membres de la communauté juive se retrouvèrent à Périgueux, à Limoges ou ailleurs. Le grand rabbin Hirschler fut mobilisé en qualité d’aumônier d’une unité de la Légion étrangère comprenant de nombreux engagés volontaires juifs.

Le Grand Rabbin
Rene Hirschler
 

Après la défaite, il retrouva une partie de sa communauté à Périgueux, où il fut chargé de l’aumônerie des prisons. Aidé par sa femme Simone, il apporta aide matérielle et réconfort moral aux Juifs étrangers internés dans les camps de Gurs, Rivesaltes, Masseube, Récébédou, Septfonds, Tombebouc.
Par la suite, il fut nommé aumônier général de tous les camps d’internement de la zone sud. Le 22 décembre 1943, à Marseille, il fut arrêté par la Gestapo en même temps que sa femme. De la prison des Baumettes, ils furent transférés, d’abord à Drancy, puis à Auschwitz.
Simone Hirschler disparut dans une chambre à gaz à Birkenau le 27 avril 1944.
René Hirschler, surmontant son désespoir, réussit à survivre, et à communiquer foi et espoir à ses compagnons d’infortune. A l’approche des armées alliées, Auschwitz fut évacué. Le groupe dont René Hirschler faisait partie se retrouva d’abord à Mauthausen, puis à Ebensee près de Salzburg, où il mourut de typhus et d’épuisement le 3 mars 1945.

Une partie de la communauté de Strasbourg avait trouvé refuge à Limoges où elle retrouva le rabbin Abraham Deutsch, rabbin de Bischheim et directeur de l’enseignement religieux à Strasbourg. Celui-ci recréa toutes les structures communautaires, et jusqu’à la libération maintiendra les institutions culturelles sociales, éducatives, allant jusqu’à ouvrir une école préparatoire à l’école rabbinique. Il fut arrêté par la Milice à deux reprises, brutalisé de la manière la plus odieuse et ne dut son salut qu’à la libération du territoire.



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