La communauté juive de Strasbourg entre le libéralisme et la tradition (1808-1988) Robert WEYL - suite -

Création du Comité Ez ‘Hayim

Lorsqu’un Juif quitte sa communauté pour aller s’établir ailleurs, il s’informe sur ce qu’il trouvera dans la ville d’accueil; trouvera-t-il une communauté organisée, une synagogue, un rabbin, un mohel, un bain rituel, une boucherie cachère, une école ou tout au moins un talmud -torah ? Les informations reçues de l’ancienne France n’étaient guère rassurantes. On comprendra que nombre de Juifs parmi les plus pieux, malgré leur aversion pour l’Allemagne, hésitaient à quitter l’Alsace annexée.

Si l’Empire allemand ne toucha pas aux lois françaises en vigueur en Alsace, il y avait pour cela plusieurs raisons. L’Allemagne était un empire fédéral, chaque état gardant ses lois propres. L’Allemagne était en plein Kulturkampf , les églises puissantes défendant âprement leur prérogatives contre l’état. Or la législation existant en Alsace, œuvre de Napoléon, donnait beaucoup plus de pouvoir à l’Etat qu’il n’en disposait dans les Etats allemands. Les Allemands n’avaient aucun intérêt à la modifier. L’autorité allemande laissa en place l’organisation consistoriale reposant sur le décret impérial du 17 mars 1808, modifié par l’ordonnance du roi Louis-Philippe du 25 mai 1844, à ceci près, que les consistoires d’Alsace-Lorraine ne relevaient plus du Consistoire central de Paris mais du Bezirkspräsident dont les pouvoirs étaient ceux du Préfet, et en dernière instance, du Kaiserliche Ministerium für Elsass-Lothringen.

 Le Consistoire était toujours composé du grand rabbin et de six membres laïques. Son pouvoir était considérable, puisqu’il désignait le grand-rabbin et les rabbins, administrateurs des communautés, s’occupait des affaires intérieures et des finances des communautés. Les membres du Consistoire étaient des notables, issus d’une bourgeoisie fort éloignée de la pratique religieuse, qui daignaient venir à la synagogue lors des grandes fêtes.

Il ne se passa rien de notable jusqu’à ce 12 avril 1881, lorsqu’un petit groupe de Juifs, une douzaine tout au plus, tous alsaciens d’origine, ayant à sa tête Bernard Weill et David Lévy, écrivit au Consistoire, en s’appuyant sur l’article 63 de la loi du 25 mai 1844, pour demander l’autorisation d’ouvrir un oratoire au domicile de Bernard Weill (13). Cet article disait simplement que tout chef de famille pouvait, après avis favorable du Consistoire, obtenir telle autorisation. Le Consistoire ne répondit d’abord pas, puis, après avoir été relancé une nouvelle fois le 30 mai, répondit par un refus ainsi motivé: il y avait assez de place dans le "Temple" durant toute l’année. Des dérogations à l’occasion des grandes fêtes de Rosh-ha-Shana et de Kippur pouvaient éventuellement être accordées. Cette lettre datée du 9 juin 1881 portait la signature du grand rabbin, Président du Consistoire Arnaud Aron et celle de Léon Blum-­Auscher, J. Nathan, Simon Lambert et Léon Schwarz.

Une nouvelle demande datée du 24 juin fut rejetée le 17 juillet 1881. Entre temps on constitua un comité qui prit le nom de Ez ‘Hayim qui s’occupa principalement de l’instruction des enfants en attendant qu’une solution soit trouvée au problème de la synagogue.

L’année suivante, le 12 juillet 1882, ce comité entreprit des démarches auprès de la grande Communauté, promettant, si on les autorisait à créer un oratoire, de continuer à cotiser à la grande communauté. Les dirigeants de la communauté semblaient d’accord avec cette solution, mais le Consistoire persista dans son refus. La situation semblait sans issue.

En désespoir de cause, le Comité Ez ‘Hayim s’adressa directement à l’instance suprême, au Kaiserliche Mi­nisterium für Elsass-Lothringen. Celui-ci ne pouvait que prendre acte du refus du Consistoire et de ses conséquences, mais trouva une astucieuse porte de sortie. Le Ministère ne voyait aucun inconvénient, sous réserve d’une autorisation de police, toujours révocable, à la création d’une Société d’Israélites qui, pour des raisons religieuses, se réunirait régulièrement en un lieu déterminé pour y exercer un culte reconnu par l’Etat. Si une telle Société devait se créer, il lui appartenait de déposer ses Statuts, votés lors d’une assemblée générale, tenue dans les règles. La lettre portait la signature du Bezirks-Präsident Back. Le 4 décembre 1882 fut créé le Religionsve­rein Ez ‘Hayim, lequel déposa ses Statuts, loua une salle place Kléber et ne tarda pas à accueillir de nombreux adhérents.

Le Comité Ez ‘Hayim s’assura l’assistance d’un rabbin, engagé comme instituteur hébraïque. Son choix se porte sur le Rabbin Dr Max Staripolsky , originaire d’outre-Rhin. Il n’exerça que peu de temps, car le Consistoire le nomma successivement rabbin de Quatzenheim (1884-1895) d’Obernai (1895-1897) enfin de Saverne (1898-1919). Il mourut à Saverne en 1923. Le rabbin Philippe Deutsch de Stettin le remplaça. La salle de la place Kléber s’avérant trop petite, on déménagea dans la rue des Cordonniers donnant sur la Grand’rue, en 1884.

Le Consistoire avait perdu la première manche et attendait avec impatience le moment de prendre sa revanche. Ce fut la She’hita, la boucherie rituelle qui fut l’occasion d’un nouveau conflit. Les boucheries juives de Strasbourg étaient ouvertes le Shabath. Le Comité Ez ‘Hayim décida de créer son propre circuit et engagea un sacrificateur, un Sho’het, nommé Maier. Celui-ci détenait une autorisation délivrée précédemment par le Consistoire. Une autorisation d’exercer dans les abattoirs de la ville de Strasbourg lui fut accordée par la Municipalité le 16 septembre 1884. C’est contre cette décision que le Consistoire exerça un recours auprès du Kaiserliche Ministerium. Celui-ci tenta de trouver une solution transactionnelle entre les parties, mais les propositions des deux parties s’avérèrent inconciliables. Les demandes fort modestes de Ez ‘Hayim de 1881, rejetées par le Consistoire, avaient évolué vers un point où tout accord devenait impossible.

Ez ‘Hayim adressa le 29 novembre 1887 une requête au Kaiserliche Ministerium, en vue de la création d’une "Israelitische Religions­gesellschaft Strassburg" comportant synagogue, école et cimetières indépendants, et des fonctionnaires propres, rabbins, sacrificateurs, etc. La requête énumère des précédents, notamment à Berlin, à Francfort-sur­le-Main, à Wiesbaden...

Le 8 mars 1888, le Bezirkspräsident Stichauer informa le Comité Ez ‘Hayim qu’il autorisait la création d’une communauté indépendante du Consistoire, selon l’article 291 du Code pénal et de l’article I de la loi du 10 avril 1834. Bien qu’indépendante du Consistoire, la nouvelle communauté devait accepter la doctrine énoncée par le Grand San­hédrin de Napoléon 1er en février et mars 1807 concernant la position civile et politique des Juifs. Les Statuts devaient être déposés, un local choisi après autorisation de la Dire­tion de la Police, conformément à l’article 294 du Code pénal. La communauté pouvait engager tous les fonctionnaires qu’elle voudrait et le Bezirkspräsident informa le Maire de Strasbourg d’avoir à laisser le sacrificateur de la nouvelle communauté pénétrer à l’intérieur des abattoirs municipaux.

Après le dépôt des Statuts et quelques autres formalités, l’autorisation de la création de la communauté Ez ‘Hayim fut accordée le 26 mars 1888. Il faut se rendre à l’évidence. Le Consistoire avait subi une grave défaite sur le plan légal. On pouvait désormais être pleinement juif en Alsace-Lorraine sans relever de la juridiction du Consistoire. La communauté de Strasbourg était profondément divisée. Le Consistoire tenta vainement de faire annuler l’autorisation ou d’en diminuer les conséquences. Le rabbin Joseph Aryeh Buttenwieser avait entre temps pris la direction de l’Ecole juive. Le grand rabbin Arnaud Aron mourut le 3 avril 1890 et son successeur le grand rabbin Isaac Weil avait pris sa succession. Il tenta vainement de réconcilier les parties en les réunissant à son domicile, mais il était trop tard.

Le conflit reprit entre le Consistoire et la Communauté Ez ‘Hayim à propos de la création d’un cimetière indépendant réclamé par cette dernière. Dans ce domaine particulièrement délicat, elle ne voulait pas dépendre de l’arbitraire du Consistoire et désirait que le ‘Hesped, l’hommage prononcé sur la tombe, soit prononcé par son rabbin. Le Consistoire s’y opposa, mais dans une lettre aux termes fort mesurés, faisant valoir combien il serait regrettable que la scission des communautés se manifestât encore après la mort. Ez ‘Hayim en convint, mais les négociations échouèrent pour une question d’argent. Ez ‘Hayim trouvait les sommes réclamées exorbitantes, alors que le Consistoire prétendait appliquer le tarif en vigueur pour les concessions à perpétuité dans les cimetières de Strasbourg. Le Directeur de la Police de Strasbourg, avec une immense bonne volonté, avait vainement tenté de concilier les parties.

Le 14 mars 1890, le Bezirkspräsident autorisa la création d’un cimetière particulier devant la porte de Cronenbourg, d’une surface de 44 ares 95. Le 23 juin 1891 eut lieu la première inhumation au cimetière Ez ‘Hayim. Rappelons qu’à cette époque la grande communauté de Strasbourg avait son cimetière dans un autre faubourg à Koenigshoffen.

 La scission des communautés était devenue définitive. Elle se matérialisa encore davantage par la construction, en 1892, d’une synagogue. Les plans (14) furent conçus par l’architecte Issleiber et le coût total se montant à 45 000 Mark. Somme considérable pour une petite communauté, chaque famille ayant à supporter au minimum 500 Mark. Rappelons que les discussions entre Ez ‘Hayim et communauté échouèrent parce que le Consistoire réclamait 48 Mark pour une inhumation, et 240 Mark pour un caveau familial. Il y a tout lieu de croire que la construction fut en partie financée grâce à l’aide de l’orthodoxie allemande.

Si nous jetons un coup d’œil sur l’origine géographique des membres de la communauté Ez ‘Hayim, nous constatons qu’elle était constituée pour moitié de Juifs d’origine alsacienne, pour l’autre moitié de Juifs venant d’Allemagne, de Pologne, d’Autriche et de Hongrie. Si l’amalgame se fit aisément en milieu orthodoxe, il se fit très mal en milieu libéral. Les Juifs allemands appartenant à la grande bourgeoisie croyaient apporter la civilisation à une Alsace sous-développée, et montraient une certaine morgue qui les faisait détester par les alsaciens d’origine.

Plans de la synagogue de la rue Kageneck, du bain rituel et des salles de classe. Coupe transversale et en longueur -
Strassburg und seine Bauten, 1884, p.399

La synagogue construite dans le quartier de la gare, dans la rue Kageneck, avait une surface au sol de 321 m2. Dans la cave, on trouvait une citerne pour recueillir l’eau de pluie et deux cabines pour le miqvé, le bain rituel. Au rez-de-chaussée, la synagogue des hommes, d’environ 13 mètres sur 13 mètres, avec abside renfermant l’aron ha-qodesh, l’armoire sainte. L’almemor, la table de lecture était centrale. il y avait 104 places. Au premier étage, on trouvait la tribune des femmes dérobée aux regards par une boiserie vitrée avec 80 places. Il y avait aussi deux salles de classe pour 30 élèves chacune.

Le premier président de la communauté fut un des fondateurs, David Lévy, auquel succéda une personnalité d’envergure, l’astronome Berthold Cohn, originaire de Rawitsch en Pologne. Docteur en Philosophie, astronome à l’Observatoire de Strasbourg, il possédait d’immenses connaissances en matière juive, de sorte que la semi’ha, le titre rabbinique, lui fut conféré. Le rabbin Joseph Arieh Buttenwieser exerça entre 1888 et 1921. Ce fut un alsacien originaire d’Altkirch, le rabbin Robert Brunschwig formé au Hildesheimer Seminar de Berlin qui lui succéda.



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