Mon père, Maître Edouard BING
par Simone Kauders-Bing - tirtsa.kauders@gmail.com

Maître Edouard Bing


E. Bing

Mon père, Maître Edouard Bing, fut une des personnalités dominantes des années d’après- guerre, dans la communauté de Strasbourg. Il avait été, avant la guerre, le membre de la commission administrative le plus jeune : il n’avait pas encore quarante ans quand il avait été élu, c’était une chose incroyable à l’époque ! Comme tous les strasbourgeois, mes parents quittèrent la ville en 1939, pour aboutir à Limoges où une bonne partie de la communauté passa la guerre. A son retour en 1945, on demanda à mon père de prendre la présidence de la communauté. Il s’agissait, c’est évident, de créer les structures de la communauté renaissante, et ce fut ainsi qu’il fut responsable de l’échange des terrains, fait par la communauté avec la Ville de Strasbourg, que je vais succinctement expliquer.

On sait que la synagogue se trouvait, avant la guerre, au quai Kléber, sur le lieu de l'actuel Centre Halles. Une plaque (et un arrêt du tram) commémorent la place de l’ancienne synagogue. A l’époque où celle-ci avait été construite, il existait une forte concentration de Juifs dans le quartier de la gare, mais en 1945, deux éléments jouèrent en faveur de cet échange :

Articles de Me Edouard Bing sur notre site :

Le KKL après 1918

Le nouveau terrain de la future synagogue de Strasbourg

On voit que, logiquement, aussi bien la Ville que la communauté pouvaient profiter d’un échange de terrains. Le maire Charles Frey proposa de donner à la communauté une partie du Contades en échange du terrain du quai Kléber, et la majorité des conseillers municipaux fut d’accord. Il y eut cependant un groupe (en particulier un conseiller municipal qui n’était pas très philosémite) qui tenta de s’opposer à cette tractation. Le bruit se répandit en ville que les Juifs voulaient spolier les strasbourgeois de leurs beaux arbres, et certains même ne se gênèrent pas pour se plaindre des Juifs revenus à Strasbourg ; n’oublions pas que c’était l’immédiat après-guerre ! Finalement, on fit un décompte précis des arbres qu’on allait abattre pour construire la nouvelle synagogue, afin d’en replanter exactement le même nombre au quai Kléber.

Mon père resta président de la communauté jusqu’en 1950, et ce fut M. Charles Ehrlich qui lui succéda et prit en charge la construction de la synagogue de la Paix. Jusqu’à l’inauguration de cette dernière, début 1958, on utilisa un local situé place Broglie, dans la cour du mess des officiers. C’était une ancienne fonderie de canons que la Ville avait mise à la disposition de la communauté.

Mais mon père n’était pas préoccupé seulement de bâtiments ; au contraire, il attachait une grande importance à quelques autres sujets dont je parlerai après une brève biographie.

Né en 1898 à Sierck-les-Bains, près de Thionville, il y fit ses études primaires, et alla, bien sûr, au Héder. L’enseignement juif y consistait, essentiellement, à enseigner aux enfants à écrire l’allemand en lettres hébraïques. Après cela, “Zil gemor... va et étudie tout seul”. Effectivement, il acquit par la suite, seul, d’énormes connaissances, générales et juives. Il fit ses études secondaires au lycée de Thionville, et son service militaire à Koenigsberg pendant les derniers mois de la première guerre mondiale (l'Alsace et la Lorraine furent sous la domination allemande jusqu’en 1918).

A Thionville, déjà sioniste avant 1914, il plaçait dans les familles juives les troncs bleu-blanc du K.K.L.

Après la guerre, il entreprit des études de droit à l’université de Strasbourg, et fut extrêmement actif dans les mouvements de jeunesse juifs et sionistes de l’époque. Y a-t-il quelqu’un parmi les lecteurs qui pourrait ajouter ses souvenirs sur l’Emouna, la Hatikva, le Blau-Weiss ? J’ai entendu ces expressions dans mon enfance, mais je ne sais plus exactement quelles étaient les activités de chaque groupe. Il y avait beaucoup de cours, de conférences, d’excursions dans les Vosges. J’en ai entendu de savoureux récits.

En 1923, Papa fonda, avec son ami Tobie Salomon, le bureau du K.K.L. à Strasbourg. Je sais aussi qu’avec un groupe d’amis étudiants, ils créèrent un journal qu’ils appelèrent Le juif. Mais ce titre, trop provocateur, ne plaisait pas aux membres de la communauté qui n’aimaient pas le voir dans leur boîte aux lettres, et le journal devint La Tribune juive qui parut, je crois, jusqu’à la guerre.

Il y avait un minyan, dans la synagogue de la clinique Adassa - où l' ON NE BAVARDAIT PAS pendant les offices !

Puis il y eut la guerre, et la période de Limoges. J’en ai aussi entendu beaucoup parler, et je crois que ceux qui se rappellent devraient mettre leurs souvenirs par écrit. Malgré le danger et l’anxiété, Limoges connut une vie juive intense avec, entre autres, des cours de grammaire hébraïque dans le minuscule appartement de mes parents.

Dans les souvenirs que j’ai de mon père, trois choses l’intéressaient particulièrement :

L’éducation juive des enfants de la communauté. Il est resté très longtemps membre de la commission de l’enseignement et même, dans les années soixante, il a enseigné bénévolement (délaissant, une matinée par semaine, son bureau) au Talmud-Torah. Il a aussi exigé que les garçons qui désiraient faire leur bar-mitsva à la grande synagogue se présentent à deux examens, pour être sûr qu’ils arrivent au grand jour avec bagage minimal de connaissances juives. D’ailleurs, il n’a jamais pu supporter l’idée qu’on puisse observer les commandements ou les traditions sans en connaître les raisons et les origines ; en un mot, il ne supportait pas la “Amratsouth” (l’ignorance).

La grammaire hébraïque : il en avait une connaissance approfondie qu’il transmit à un certain nombre d’élèves qui venaient étudier avec lui. Et bien sûr, ses propres enfants avaient un cours avec lui le Shabath matin après l’office ! Sans aucun doute, nos connaissances d’aujourd’hui sont fondées sur celles qu’il nous a inculquées, non seulement en grammaire hébraïque, mais aussi dans tous les domaines, juifs et autres. Il a continué à étudier seul, et à enseigner, jusqu’à ses derniers jours. Ses connaissances de la langue hébraïques étaient extraordinaires, et il avait sa propre méthode pour l’enseigner, mais il n’a malheureusement rien laissé par écrit. Il avait aussi une très profonde connaissance de la Bible qu’il continua à étudier systématiquement jusqu’à la fin de sa vie. Souvent, aussi, il faisait la lecture de la Tora (lernen) au foyer de jeunes gens de la place Arnold, dirigé par Monsieur et Madame Alfred Blum, où se trouvait un sympathique minyan (aujourd'hui rue Silbermann).

Les “metaharim : la ‘hévra kadicha. Il a été le président de la ‘hévra pendant plus de quarante ans, me semble-t-il, et a beaucoup fait pour son organisation (que j’ai admirée lorsque, à son décès, nous en avons eu besoin). Je me souviens des coups de téléphone (en général de M. Hirsch, le schammess qui habitait à l’entrée du cimetière) : “Dites à votre père qu’il y a une tare à deux heures”. Cela pouvait être aussi : “Dites à votre mère...” parce que Maman aussi faisait des toilettes mortuaires. Je me souviens aussi qu’on l’appelait pour veiller des mourants, la nuit. En ce qui concernait l’organisation, différents points lui paraissaient particulièrement importants :

Tout en étant attaché aux traditions anciennes, il a toujours été prêt à examiner toute idée nouvelle, et à remettre en question les préjugés. C’est ainsi qu’il arriva à la conclusion qu’il fallait marquer la majorité religieuse des filles - et qu’il décida, bien que certains s’y soient opposés, de célébrer publiquement la bath-mitsva de ses filles. Ce fut l’origine des groupes de bath-mitsva, que je laisse à d’autres le soin de décrire.

Nous n’avons pas évoqué ici son activité d’avocat, sa probité, l’importance qu’il attachait à la justice sociale, et son exactitude. Les gens qui avaient eu l’occasion de travailler avec lui nous ont rappelé qu’il était consciencieux jusqu’à être pointilleux. Tout travail devait être exécuté à temps, et sans erreurs, même pas d’orthographe ! Innombrables sont ceux qu’il a aidés dans la détresse - et nous n’en connaissons certainement que très peu. Je veux rendre hommage à ma mère qui a participé à certaines de ces activités, et grâce à laquelle notre maison a vu passer tant de visages depuis longtemps oubliés.

Mon père s’est éteint chez lui le 29 mar-’hechvan 5747 (1er décembre 1986), exactement 75 ans après sa bar-mitsva.


© A . S . I . J . A .