Deux communautés alsaciennes aux portes de Bâle
Les Juifs à Hesingue et à Hégenheim au XVIIe siècle
Par Denis INGOLD
Extrait de HEGENHEIM BUSCHWILLER 1997
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER

Dès le milieu du 16ème siècle quelques juifs ("etlich Juden") s'étaient établis à Hésingue, à proximité immédiate de Bâle, ville où ils étaient interdits de séjour depuis le Moyen-Age: en 1543, le bourgmestre de Bâle écrivit au prince-abbé de Murbach, Jean-Rodolphe Stor, seigneur du village, pour réclamer leur départ (1).
Un siècle plus tard, Hésingue abritait de nouveau quelques familles juives. D'après les comptes de péage de Cernay et de Bergheim, minutieusement épluchés par le rabbin Moise Ginsburger, les juifs suivants étaient domiciliés à  Hésingue entre 1620 et 1632 :

En 1620, le premier nommé, Lazare d'Hésingue, sollicita la manance ("Einwohnung") à Uffholtz, autre village dépendant de l'abbaye de Murbach, mais la Régence de l'abbaye rejeta sa requête (17 février). Le 18 mars 1623, la Régence de Murbach ordonna au bailli d'Hésingue d'expulser un juif qui s'était établi dans le village sans autorisation et de convoquer les autres à la chancellerie de Guebwiller pour y "justifier de leurs concessions". La commune d'Hésingue avait réclamé non seulement l'expulsion du juif "nouveau venu", mais encore la dissolution pure et simple de la communauté juive du village dont l'accroissement l'inquiétait.
Le 27 avril 1623, Gumpert, juif d'Hésingue, sollicita pour "son gendre" originaire de "Grumbach dans l'évêché de Spire", la manance à Hésingue pour la durée d'un an : la Régence n'accorda au nouveau venu qu'un droit de séjour limité à six semaines (3). Ce gendre de Grumbach n'était sans doute autre que Doderus, marié en premières noces avec la fille du médecin juif Joseph d'Allschwil, et qui succéda à "Gumpel" comme médecin à Soultz : ses descendants porteront le nom de "Grumbach" qui rappelle l'origine de la famille (4).

Les juifs d'Hésingue se livraient sans doute au trafic des chevaux comme la plupart de leurs coreligionnaires à cette époque-là . En 1621, le conseil de la ville de Bâle interdit aux bourgeois bâlois de faire appel à Hirtzel ou à "Gumprecht" d'Hésingue pour soigner leurs chevaux malades, sans en avoir demandé l'autorisation aux autorités de la ville au préalable (5). Hirtzel ou Hirtz (litt."Cerf", équivalent de "Nephtali") habitait toujours à Hésingue en 1625. Cette année-là , la Régence de Murbach obligea les juifs de sa juridiction à contribuer à l'effort de guerre de l'Empire en souscrivant une obligation de 1000 livres bâloises: parmi les chefs de famille qui contractèrent cette obligation forcée, il y avait des juifs d'Hésingue (Hirtz, Lew, Isaac et Moses) (6).

D'après un témoignage ultérieur, les juifs d'Hésingue exercaient publiquement leur culte à la veille de l'invasion suédoise, comme ceux de Bergholtz et d'Uffholtz :

"(Die Juden) heten vor dem Krieg sowohl zu Bergholtz als Uffholtz und Hâsingen publica exercitia gehalten"
. La tolérance religieuse avait cependant des limites dans les terres du prince-abbé : en 1623, la Régence de Murbach ordonna au bailli d'Hésingue d'interdire aux juifs de manger de la viande les jours maigres, sous peine d'amende , parce qu'ils ne devaient pas être logés à meilleure enseigne que les chrétiens -
"dann sy nicht besserer condition als die Christen sein sollen" (3 ).

Les juifs s'établissent à Hégenheim

La "guerre de Suède" (1632-1648) provoqua la dissolution de la petite communauté juive d'Hésingue : après la guerre, aucun juif ne retourna dans ce village. Les descendants des anciens juifs d'Hésingue s'établirent probablement à Hégenheim, commune limitrophe d'Hésingue, où une nouvelle communauté juive se forma vers la fin du 17ème siècle. Dès 1659, Jaglé Schwob, juif domicilié à Dornach dans le canton de Soleure, mais originaire d'Uffholtz en Alsace, avait acheté une maison à Hégenheim moyennant 625 livres bâloises. Le 21 août 1659, le " Bannwart " Jean Wildmann entérina la vente au nom d'Hannibal de Baerenfels, seigneur du village. La même année, Isaac Schwob, juif domicilié à Arlesheim dans le canton de Bâle , actionna un bourgeois d'Hégenheim auquel il avait vendu un cheval "pour 35 L, un sac de farine et 3 setiers de pois". Isaac s'établit à Hégenheim par la suite, puisque son nom est cité plusieurs fois dans les registres d'audiences de justice du village entre 1660 et 1670, sans la mention "juif d'Arlesheim", preuve qu'il résidait sur place. Les mêmes registres (7) mentionnent quatre autres juifs qui habitaient à Hégenheim dès les années soixante :

Raphaël Brunschweig venait probablement d'Allschwil (CH), village voisin d'Hégenheim, où habitait Koli, sa mère, et le second mari de celle-ci, Lazarus Halbron (1664). Il s'établit à Blotzheim par la suite (voir ci-dessous !).

Le cimetière juif à Hégenheim

Le 9 janvier 1673 Hannibal de Baerenfels, seigneur d'Hégenheim, vendit à la communauté juive du village - "den gesambten im Dorf Hàgenheymb dieser Zeit wohn undt sâsshaften Juden" - un champ situé dans le finage d'Hégenheim "du côté du moulin extérieur", à charge pour ladite communauté d'y établir un cimetière et de lui payer un droit de sépulture à chaque enterrement (1 florin lorsque le mort était un adulte, 1/2 florin lorsque c'était un adolescent et 1/4 de florin pour un enfant ou un bébé). La même année, un certain Jacob, fils de Nathan Lévy, fut enterré dans le nouveau cimetière: sa stèle funéraire a été conservée jusqu'à nos jours. En 1692, des délégués des communautés juives d'Hégenheim, d'Allschwil (CH) et de Blotzheim se réunirent à Hégenheim pour fixer les statuts de l'administration du cimetière. Ils nommèrent quatre "gaboïrn" ou administrateurs :

Elias Dreyfus d'Hégenheim fut nommé gardien du cimetière : il était chargé de la toilette funéraire des morts. Cette première séance de l'administration du cimetière était présidée par un rabbin itinérant, Elchanan Salomon Elsass, domicilié à Thann.
Les juifs d'Hégenheim n'avaient donc pas encore de rabbin communal à cette époque-là .

Entre 1670 et 1690, certains juifs d'Allschwil et d'Hégenheim firent appel à un autre rabbin itinérant pour des circoncisions : le rabbin "Schimon ben Naftali Blum", dont nous avons retrouvé le "Mohelbuch", conservé à la Bibliothèque Nationale de Jérusalem. Bien que son secteur d'activité fût surtout la région d'Uffholtz et de Soultz, où il habita successivement, ce rabbin pratiqua également des circoncisions dans le Sundgau : à  Steinbrunn (8 circoncisions), Blotzheim (5 circ.),  Allschwil (5 circ .), Hégenheim (3 circ.), Sierentz, pour ne citer que les localités les plus proches d'Hégenheim. A Hégenheim, il circoncit, en 1672, Jacob, fils de Baruch Katz, sur les genoux de Jekel (Schwob?) de Hégenheim, puis en 1683, "Mosche dit Koschel", fils de Jesil (Joseph Bloch), enfin, en 1684, "Meir", fils d'Eisik (Nordemer?), sur les genoux de Baruch de Blotzheim. Le "sandik" (parrain) d'Issachar dit Barmann, fils de Mosche Nordemer d'Allschwil, circoncis en 1683, était le frère du père, David (Nordemer), domicilié à Hégenheim (9).

Dès la fin du 17ème siècle, le cimetière israélite d'Hégenheim servait de lieu de sépulture non seulement aux juifs d'Hégenheim, mais encore à leurs voisins de Blotzheim, Hagenthal, Sierentz, Uffheim, Kembs, Huningue, Habsheim, Steinbrunn, Morschwiller, Allschwil, Schönenbuch, Oberwil et Dornach (les quatre dernières localités situées en Suisses) (10).

Marchands de bestiaux
Juifs du Sundgau
marchands de bestiaux au marché - gravure bois du 19e siècle, coll. A. et M. Rothé

Une grande communauté

En 1689, la communauté juive d'Hégenheim comptait déjà quatre familles. C'était la communauté juive la plus nombreuse de Haute-Alsace. Les communautés sundgauviennes voisines comptaient toutes moins de six familles (Mémoire de l'Intendant d'Angervilliers). La dissolution des communautés suisses d'Allschwil, d'Oberwil et de Schônenbuch en 1694 entraîna un accroissement sensible des communautés alsaciennes voisines, notamment de celle d'Hégenheim qui passa à une trentaine de familles en 1716 (8).

Parmi les noms de famille israélites qui firent leur apparition à Hégenheim vers la fin du 17ème siècle, citons : Nordemer, Frank, Lévy, Ginsburger, Dietisheim, etc... Le nom le plus répandu à la fin du siècle semble avoir été Nordemer (transformé en "Nordemann" au 18ème siècle). En 1708, David Nordemer est cité comme "parnass" ou chef de la communauté juive d'Hégenheim (11). Il l'était peut-être dès 1691 puisqu'il porta plainte cette année-là , au nom de la communauté, contre un jeune qui avait profané une hutte de branchages pendant la Fête des Cabanes (7). De son parent, Hirtzel Nordemer (9), expulsé d'Allschwil en 1694, descendait Moïse Nordmann, rabbin d'Hégenheim de 1834 à 1884 et le Dr Achil Nordmann, auteur d'une histoire du cimetière israélite d'Hégenheim, que nous nous sommes efforcé de compléter dans le cadre du présent article (12).

NOTES :
  1. Staatsarchiv Basel, Kirchenakten Q 1 Juden.    Retour au texte.
  2. Ginsburger Moise, Wandernde Juden zur Zeit des Dreissigjahrigen Krieges,1917.    Retour au texte.
  3. ADHR Colmar 9 G Comptes, protocoles de la chancellerie de l'abbaye de Murbach, 1620, 1623, 1664.    Retour au texte.
  4. Ingold Denis, Notes sur la communauté juive de Soultz ; Bulletin des Amis du Vieux Soultz, décembre 1996.    Retour au texte.
  5. Nordmann Achilles, Geschichte der Juden in Basel, Basler Zeitschrift fur Geschichte und Altertumskunde,1914.    Retour au texte.
  6. ADHR 9 G TG 15 (obligation, 1625).    Retour au texte.
  7. ADHR 3 B 3626, 3 B 4084, 3 B 3958, registres d'audiences judiciaires,1624-1707.    Retour au texte.
  8. Nordmann Achilles, Der Israelitische Friedhof in Hégenheim, Bâle,1910.    Retour au texte.
  9. Boll Günter, Teichman Daniel, Sammlung aus dem südlichen Elsass, Mohelbuch von Schimon ben Naftali Blum, Maajan-Die Quelle, Heft 3739,1995-96.    Retour au texte.
  10. Selon l'historien Gerd Mentgen, le cimetière israélite régional d'Hégenheim a sans doute eu comme "précurseur" le "Juden kilchof" de Rixheim, cité dans un titre de rente de l'abbaye de Lucelle en 1327 (Studien zur Geschichte der Juden im mittelalterlichen Elsass, Hanovre 1995,p.48). Au 15ème siècle, les juifs de Mulhouse enterraient leurs morts au cimetière juif de Cernay qui servit de lieu de sépulture jusqu'à la guerre de Trente Ans. Celui de Jungholtz daterait de 1655 (M.Ginsburger).    Retour au texte.
  11. Peut-être un descendant de Hirtzel d'Hégenheim. Cf. aussi le prénom "Gumbel" que portait le valet de David Nordemer en 1692.
  12. Cet article, que nous avons mis à jour, a déjà été publié par la Société d'Histoire du canton de Huningue (bull.n° 32,1986-87).


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