Charlotte GRUMBACH (née Lotte LEHMANN)
1930 -

Une enfance juive

2018 : Charlotte GRUMBACH, notre « Mamie Charlotte », tenait à mettre par écrit l’histoire de sa famille et de son enfance. Elle ne se voyait pas rédiger alors je lui ai proposé de l’enregistrer avec l’enregistreur vocal de mon téléphone portable lors d’un passage en Israël en août. En deux séances de 2-3 heures d'affilées, à peine interrompues, Mamie Charlotte a "déroulé" son enfance. On ressent à quel point cette enfance l'accompagne encore aujourd'hui. Arielle Grumbach

Lotte (Charlotte) Lehmann, née le 25 mars1930 à Saarbrücken en Allemagne
Nous sommes une famille d'origine allemande. Mais en 1933, mon père a eu la "chance" de perdre son travail et il n'a plus rien cherché en Allemagne. Il voulait, à tout prix, quitter l'Allemagne. Il a trouvé quelque chose en France, à la frontière avec l'Allemagne et nous avons déménagé. Nous sommes restés là-bas jusqu'en 1939, où l'Etat Français nous a obligé à partir parce que le village où nous habitions, Lauterbourg, était situé entre les deux lignes Maginot et Siegfried donc très dangereux au point de vue bombardements.

Mon père, Jules LEHMANN (Chmouel ben Yossef), est né le 21 décembre 1897 à Speyer (Spire) dans le Palatinat, en Allemagne. Il a appris le métier qui a trait aux différentes sortes de fer pour construire des maisons. C'est là qu'il a travaillé jusqu'à ce que nous allions à Lauterbourg où il a acheté une grande "Quincaillerie et Matériaux de construction".

La famille de mon père
En 1993, une maison de jeu de Speyer a été nommée à la
mémoire de ma tante Sara, pour son engagement
courageux envers les enfants.
Mon grand-père, Joseph Lehmann, est mort très jeune. Ma mère ne l'a pas connu.
Ma grand-mère, Johanna, est morte la veille de la "Kristallnacht" (novembre 1938). Mon père est encore allé à l'enterrement mais il n'est pas resté "faire Chiva" là-bas, il est rentré le même jour chez nous à Lauterbourg. On voyait ce qui allait venir.
Mon père avait un frère, Max, et deux sœurs, Sara et Hélène dite Lena.
Max,
qui était trop jeune pour aller à l'armée en 1914, s'est engagé volontaire, au grand désespoir de ma grand-mère. Mais il voulait y aller et, malheureusement, il y est resté. Il n'est jamais revenu.
Les deux sœurs n'étaient pas mariées et travaillaient chacune dans son métier. Sara était assistante Sociale et Lena vendeuse dans un magasin de chaussures, je crois.
Tante Sara
, a dirigé le "Bureau du bien-être" (Wohlfahrtsamt) de Speyer de 1919 à 1933. Elle organisa dans les années 1938/1939, l'exode des enfants juifs en Angleterre et en France. Elle a évidement été virée en 1939 en tant que juive et elle a retrouvé du travail dans une maison de retraite juive. Et là, la Gestapo est venue une nuit de 1939, a mis tous les vieillards en chemise de nuit dans la rue, les a laissé dehors, ne les a plus laissé rentrer dans leur maison, dans leur chambre. Alors ma tante a décidé qu'elle resterait en Allemagne jusqu'à ce que ces personnes âgées soient recasées et c'est ce qu'elle a fait. Tante Lena n'avait pas les mêmes problèmes mais ne voulait pas laisser se sœur seule en Allemagne donc elle est restée aussi dans son magasin de chaussures. Elle a travaillé, ses patrons n'ont jamais rien dit.
Un cousin qui vivait au Chili avait envoyé des Affidavits à toute la famille Lehmann et tous ont pu partir sans être inquiétés à la sortie, même mes tantes qui sont parties sur le dernier bateau qui partait de Hambourg en novembre 1939. Les tantes sont revenues habiter à Strasbourg, en 1967.
Ma maman, Ida LEITER (Idele bath Chmouel), est née le 21 avril 1898. Elle était pharmacienne, avait fait des études. Elle était copine avec l'une des tantes et c'est ainsi que mes parents se sont connus.
La famille de ma mère
Grand-père, Samuel Leiter, est aussi mort très jeune, en 1916, parce qu'il avait refusé des soins médicaux. Il est parti très vite et, sa seconde épouse, ma Grand-mère Rosa, est restée seule avec sept enfants. Les enfants ont grandi, appris des métiers. Ils ont travaillé mais ne sont pas restés ensemble. Grand-mère venait tous les hivers chez nous, certains de ses enfants venaient chez nous à Pessah et, après la fête, Grand-mère rentrait chez elle à Bopfingen dans le Wurtemberg. Nous allions chez elle pendant les grandes vacances.
En 1937, mon père a défendu à sa belle-mère de retourner en Allemagne. Il a dit :
- Vous ne partez plus, vous êtes là, vous restez là !
- Mais il faut que j'aille vendre ma maison.. etc, etc.
- Vos autres enfants s'occuperont de votre maison, vous ne partez plus !
Les enfants Lehmann : Max né le 11 aout 1927  et Lotte  (Charlotte).
Et comme ça, ma grand-mère est restée à Lauterbourg et est partie avec nous en 1939 à Limoges où elle est décédée mais pas de la guerre, elle "avait l'âge", début 70 ans. A ce moment là, c'était un grand âge.
La famille de ma mère a pu quitter l’Allemagne pour s’installer à New-York.
Grand-mère était très pieuse. Elle a fait promettre à Maman, en 1939, avant de quitter Lauterbourg : " Si je meurs en route (c'était sa troisième guerre !), tu ne me mets pas dans un cimetière goy". et elle a eu la chance de mourir à Limoges qui avait un carré juif dans le cimetière goy. Après la guerre, mon père a fait revenir le corps à Lauterbourg.
Elle a aussi fait promettre à Maman qu'elle ne lui ferait jamais manger de la viande cuite dans une casserole "treife" (Taref). Elle voulait une casserole cachère. On ne pouvait pas emmener les casseroles ! Alors on a quand même emmené une casserole, une petite casserole en fonte, qui se trouvait encore, il y a un certain temps, dans une armoire.

L'exode :

On n'avait pas de voiture. On a été évacué. Mon père a été réquisitionné par la mairie de Lauterbourg pour mettre les archives de la Ville en sûreté. On lui a donné une auto, toutes les archives et il devait aller probablement les cacher quelque part.
Nous : ma grand-mère, ma mère, mon frère et moi, on est parti d'abord, pendant un an à Jussey dans la Haute-Saône. Nous étions encore Allemands. Pas Français. Mon père, pour obtenir le statut de français, avait dû s’engager dans la Légion Etrangère Il était parti en Algérie et nous a retrouvé mais bien plus tard. On s'est retrouvés seuls ... avec maman et grand-mère.

Quand Jussey est devenue Zone Occupée, ma mère a dit : "Il faut qu'on parte" et on savait que la Communauté (juive) de Lauterbourg était réfugiée à Limoges. Alors Maman a demandé à un taxi de Jussey, s'il voulait bien nous emmener le plus vite possible à Limoges. Le bonhomme a dit : "Oui, mais je vous préviens d'une chose : moi, je veux être chez ma femme ce soir, je ne reste pas à Limoges avec vous, je rentre." Bon ! On est arrivés à Limoges. Moi j'ai vomi, je crois, 25 fois pendant cette journée. La guerre, c'est la guerre ! J'avais dix ans...

Limoges :

A Limoges, Maman a commencé à chercher un hôtel pour se loger pour la nuit. Le chauffeur de taxi a dit : "Madame Lehmann, moi je veux partir ! Je vais vous laisser dans la rue si vous n'allez pas quelque part tout de suite". La mairie de Jussey nous avait donné une adresse, une sorte de Centre d'Accueil. Maman a dit : "Emmenez moi là, à ce Centre d'Accueil et puis après vous partez à Jussey. Vous retournez chez vous".

Effectivement, on trouve ce Centre d'Accueil, on nous reçoit. C'était un vrai Centre d'Accueil de Guerre c'est-à-dire avec de la paille pa rterre. Grand-mère avait dans les 70 ans à peu près, alors Maman a commencé à pleurer de voir sa mère par terre, sur la paille, mais Grand-mère avait beaucoup de courage et elle a dit : "Mais tu vas arrêter de pleurer ! On a un plancher sous nos pieds et un toit sur notre tête. Qu'est ce que tu veux de plus !" Bon ! On n'avait pas le choix. On a dormi là-bas et le lendemain, je crois, on a trouvé la Communauté juive. Par quel hasard, je ne sais pas.

Maman a commencé à chercher un appartement. "Il n'y en a pas ! Il n'y en a pas ! Il y a je ne sais pas combien de réfugiés qui sont arrivés aujourd'hui ! ..etc" Et, tout à coup, Maman en a trouvé un qui était trop grand donc trop cher. Elle ne l'a pas pris. Elle est rentrée chez Grand-mère au Centre d'Accueil et Grand-mère l'a grondée et lui a dit : " Tu vas te dépêcher d'y retourner et espérer que cet appartement n'est pas encore loué. Tu trouveras un tas de gens dans la rue qui seront contents de venir loger avec toi, d'autres réfugiés qui n'ont rien !" C'est ce qu'on a fait. On a pris ce grand appartement et finalement, au bout d'un certain temps, on était dix-huit. Je crois qu'on était tous juifs.

Entre temps, mon frère, Max, allait avoir treize ans et on savait que Papa était démobilisé. C'est-à-dire qu'il n'avait pas de place sur un bateau pour revenir mais il avait les papiers pour. C'était une question de temps pour qu'il revienne. Maman est allée chez le Rabbin Deutsch pour lui demander si on ne peut pas reculer la bar-mitswah jusqu'à ce que Papa soit là. Celui-ci a eu la bonne réponse, il lui a dit: - Madame Lehmann, vous avez reculé votre accouchement, il y a treize ans ?
- Non.
- Et bien alors, vous ne pouvez pas reculer la bar-mitswah.
Le Rabbin Deutsch a été sensationnel, pendant la guerre et après la guerre à Strasbourg.

On a fait la bar-mitswah de mon frère Max, avec les 18 colocataires, sans aucune famille... rien. Mon père est arrivé peut être quinze jours après la bar-mitswah.

C'était "bien" de vivre avec d'autres familles. Il y avait certaines qu'on connaissait, qui étaient aussi venues de Saarbrücken [où Lotte - Charlotte est née en 1930] Tout le monde était très sympa parce que ma Grand-mère voulait dans la mesure du possible des gens "Cachers". Ils ont tous laissé ma grand-mère faire sa cuisine en premier chaque jour et eux allaient sur le gaz après.

Les gens étaient moins "froum" [pieux] à cette époque , nous étions "cachers" dans la mesure du possible. A Limoges, cela allait encore. La boucherie Buchinger était ouverte toute la guerre même s'ils n'avaient rien à vendre ! Ils ont été déportés d'ailleurs ; il y avait deux frères Buchinger dans la boucherie : un des frères a été déporté avec sa femme, elle est revenue d'Auschwitz et lui jamais, l'autre frère n'a pas été emmené. Travaillait aussi dans cette boucherie, un ancien boucher d'Allemagne qui était le père de Marcel Mangel, qui deviendra le fameux "Mime Marceau". Lui n'est pas revenu des camps non plus.

Je crois que c'est M. Rovinsky de Colmar qui a appris la bar-mitswah à mon frère. Une partie des enfants Rovinskyont été "pris", deux fils, et ils ne sont jamais revenus. Un des fils avait mon âge, un grand copain à moi. Il venait souvent jouer chez nous à la maison. L'autre était beaucoup plus grand. Leur mère, Madame Rovinsky, à son retour à Colmar après la guerre, attendit ses fils tout le reste de sa vie : "Mes fils sont trop gentils. Ils ne feront pas ça de ne pas revenir chez leur mère...".

Copines d'école à Limoges :

On allait normalement à l'école, les premières années. Moi, je me suis fait une bonne copine goy dont les parents étaient d'origine paysanne du Limousin. Le père était un grand résistant. Il parait que c'est lui qui a rentré toutes les armes dans la ville de Limoges pour la Libération. Il était chauffeur international, donc dans son camion il pouvait faire entrer les armes dans Limoges. La mère était une brave femme qui élevait quatre filles dans un tout petit appartement.

Au début, les paysans limousins ne savaient pas qu'il y avait des juifs. Nous étions tous des "pauvres réfugiés alsaciens".

Je saute là, maintenant : Quand nous avons été obligés de quitter Limoges, eux (les parents de ma copine) avaient compris que nous étions juifs parce qu'eux avaient assez à manger, étant d'origine paysanne, et que leur famille leur envoyait de la nourriture. Un jour, ils nous ont envoyé un morceau de cochon pour qu'on ait aussi à manger. On le leur a renvoyé. On a dit qu'on ne mangeait pas de cochon. Pendant la guerre ... !? Finalement j'y suis allée, j'ai expliqué : " On était alsacien mais juifs ...etc, etc.". On est copines encore aujourd'hui. On s'écrit. On se téléphone. Son nom c'est : Ginette née Roulet.

La fuite :

On était donc dans cet appartement de Limoges. Et une nuit, quelqu'un frappe à la porte de la chambre à coucher de mes parents (donc la personne qui a frappé était bien renseignée !).
L'homme devant notre porte nous dit : "Monsieur Mazar m'envoie vous dire de vous sauver tout de suite, vous êtes sur la liste de cette nuit".On ne savait pas qui était l'homme qui frappait, mais Monsieur Mazar on le connaissait : c'était un goy du Limousin marié à une juive de Saarbrücken. Le messager a disparu, on n'a jamais su qui il était, qui avait pris le risque de venir nous prévenir.

Monsieur Mazar, on savait qu'il avait un magasin de tissus et qu'il gardait des tissus pour les donner aux officiers allemands, pour leurs femmes, et comme cela il rentrait à la préfecture et voyait les listes. Donc c'était très cohérent.

On est partis. Où aller ? La nuit ! Dans les rues de Limoges !
Il y avait à Limoges, une assistante sociale goy qui a fait beaucoup pour les Juifs. Enormément. Elle s'appelait Berger, je crois. On s'est dit : " On va aller voir si elle sait où nous cacher." On arrive là-bas et il y a une queue de Juifs, dans la rue, devant la porte de cette assistante sociale. Papa a dit : "On s'en va. C'est là qu'on va se faire prendre en premier !".

Papa travaillait chez un jardinier où travaillait aussi un goy qui lui avait dit : "Lehmann, si tu as des ennuis, tu peux venir chez moi, n'importe quand, en pleine nuit ça m'est égal, on t'ouvrira". Il était communiste.
On est allé chez lui. Ce qu'il ne nous avait pas dit c'est qu'il y avait un grand mur tout autour de sa maison et de son jardin. Comment faire pour entrer ? (Grand-mère ne vivait plus, Papa était là).Je ne sais pas si Papa a sauté par dessus le mur où si son collègue nous a entendus, en tout cas il nous a ouvert. On est resté quelques jours chez lui.

C'est lui qui nous a trouvé une maison, à la campagne, dans les environs de Limoges à Château-Chervix. On est allé là-bas. Il nous a transporté quelques meubles ou nous a donné des meubles, je ne sais pas, j'étais trop petite, je ne sais pas exactement comment cela s'est passé.

Le petit cousin :

En tout cas, on a quitté Limoges, on a quitté les écoles. On est allés dans cette maison qu'il nous avait trouvé et, ça a duré quelques heures que, déjà, un petit gosse était devant notre maison. On était déjà repérés.
Papa avait appris déjà pas mal de français, il a dit au petit môme : - Qu'est ce que tu veux ? D'où tu viens ?"
- Je suis dans la Maison d'Enfants, là-bas, à l'autre bout de la forêt et on m'a dit qu'il y a des réfugiés qui sont arrivés ici. Alors, je suis venu voir si c'est mes parents."
Il cherchait déjà ses parents !
Mon père l'a regardé, ce gosse lui disait quelque chose, il avait l'impression de l'avoir déjà vu alors il l'a questionné : "d'où tu viens ?" (réponse : le patelin que mon père avait en tête) ..etc, etc et, finalement, il lui a demandé comment il s'appelle.

[L'histoire est la suivante] C'était dans un petit village à coté de Spire. Là, vivait un cousin de mon père qui avait une boucherie et qui travailla jusqu'à ce qu'ils soient pris et tout de suite emmenés à Auschwitz, je crois. Ce gosse était l'enfant unique du boucher. Ils avaient un grand chien qui était sensé garder ce gosse et, effectivement, le chien était assis à coté du landau, dans la cour du boucher et il ne bougeait pas, il gardait ce gosse. Jusqu'au jour où l'enfant a marché. Il avait un morceau de chocolat qu'il a laissé tomber par terre. Pour le chien : "Tout ce qui est par terre est à moi !" et il a mordu le gosse dans la joue. C'est ça que mon père a reconnu en voyant le gosse, cette cicatrice l'interpellait. Bon ! C'était ce gosse-là qui était en Maison d'Enfants de l'OSE et dont les parents ne vivaient certainement déjà plus.

Cet enfant sera pris plus tard par la Gendarmerie Française, mis dans un train pour Drancy, donc Auschwitz, et le gendarme qui le gardait s'est endormi. Il avait parlé d'abord avec le gosse. Le gamin lui avait demandé d'où il venait. Le gendarme, gentiment, a répondu : "de Lauterbourg". L'enfant a dit : - Mais j'avais un oncle à Lauterbourg, moi.
- Qui ça ?"
- Un Monsieur Lehmann qui avait une quincaillerie.
- C'est vrai ce que tu dis, je connais la quincaillerie ... etc.
Le gendarme s'est endormi. Le gosse a ouvert la porte du train, s'est laissé rouler dehors et puis... Au revoir !
Il s'est caché dans la forêt, je ne sais pas combien de temps, tout seul comme un grand. Finalement, quelqu'un de l'OSE l'a retrouvé dans la forêt. Il est reparti dans les Maisons de l'OSE et il s'en est tiré. Après la guerre, sa famille en Amérique a fait des recherches pour retrouver les parents (disparus) et l'enfant (vivant).

Il est devenu cuisinier en Amérique et quand moi j'y étais, je l'ai revu. Il s'appelait aussi Max mais je ne me rappelle plus du nom de famille. J'ai perdu contact avec lui, je me rappelle qu'il n'habitait pas New-York, je l'ai vu par hasard.

La hutte dans la forêt :

On est resté un certain temps dans cette maison, jusqu'à ce que mon père pense que la maison était dangereuse. On était à la bifurcation de deux routes départementales, donc des voitures circulaient et on pouvait nous demander nos papiers. Ainsi on a cherché autre chose, beaucoup plus caché et on a trouvé une espèce de hutte de bûcheron en pleine forêt sans aucune route d'accès.
On a donc déménagé là-bas ce qu'on a pu parce qu'on n'avait plus le copain qui nous a aidé la première fois et transporté des affaires. Mon père était seul, avec mon frère, pour faire quelque chose.

Cette hutte de bûcheron était très "saine" c'est-à-dire qu'il n'y avait ni eau, ni électricité. On est resté là-dedans à peu près deux ans, peut être un peu plus.
Pas d'eau veut dire qu'en bas d'une colline il y avait une source très claire, très propre, avec des écrevisses dedans. J'ai appris à attraper les écrevisses. On montait l'eau jusque là où on habitait. C'était très dur car nous n'avions pas de seau, on n'en trouvait pas dans les commerces, il fallait donc l'apporter dans des casseroles.
Ensuite, on n'avait pas d'électricité, aucune, c'est-à-dire qu'on allait se coucher, comme on dit : "avec les poules", pendant tout l'hiver et qu'on se levait le matin quand il commençait à faire clair. Il n'y avait aucune autre possibilité. On avait une cheminée pour faire à manger mais : "d'où ma mère savait faire à manger dans une cheminée ?" Pas simple. On a fait ce qu'on a pu !

Il n'y avait que moi-même qui sortais de cette maison. Papa travaillait maintenant comme bûcheron. Maman ne pouvait pas sortir parce qu'elle avait gardé l'accent allemand, elle se serait fait prendre tout de suite. Mon frère ne pouvait pas sortir parce qu'il était très grand et qu'il aurait été ramassé immédiatement pour être envoyé en Allemagne au STO. Il est donc resté, plus ou moins enfermé.

Je suis allée en vélo, c'est-à-dire 60 kilomètres aller - 60 kilomètres retour, chercher des faux papiers à Limoges. Ma copine, Ginette, m'a aidée, elle est allée avec moi jusqu'à la sortie de Limoges quand j'avais les faux papiers. On ressemblait, toutes les deux, à des petites filles goys, surtout elle qui l'était franchement plus sa façon de parler limousin et tout. Cela m'a beaucoup aidé pour pouvoir sortir de Limoges. Sur les faux papiers, on s'appelait Leman. On ne s'en est jamais servi, on ne nous a jamais rien demandé, il n'y a rien là-bas : la forêt, pas une auto, rien.

On a vécu comme çà, pas comme des bêtes mais pas comme des êtres humains non plus.

La rafle :

Un jour, l'épicier m'a prévenue qu'il recevait du sucre, que je devais venir à telle et telle heure, qu'il me mettait un paquet de côté. Donc il fallait que j'aille dans une direction pour chercher le sucre. Ensuite, je devais aller dans une autre direction chercher autre chose, peut être chez des paysans qui m'avaient dit que le fromage était fait, je ne sais plus exactement, On avait aussi un boulanger qui livrait le pain aux paysans et, du coup, avait dit : "Je dépose le pain pour vous dans telle et telle ferme, vous irez le chercher là-bas.". Alors Papa m'a dit : "Tu ne peux pas faire tout cela dans la même journée ! Toi, tu cherches le sucre et..autre chose et moi je cherche le pain." Pour arriver à cette ferme, Papa devait sortir de sa forêt et traverser un grand pré où il n'était absolument pas caché. Et moi, le matin, en allant à l'épicerie, j'ai vu des camions de la Milice passer sur la route. Donc, j'ai compris que Papa risquait gros mais je ne pouvais plus rien faire. Je suis rentrée à la maison mais je n'ai pas dit à ma mère que j'avais vu les camions de la Milice, elle aurait aussi compris tout de suite. Et le soir, effectivement, Papa n'est pas rentré.

Notre maisonnette n'était pas loin d'un terrain de parachutage, ce que nous ne savions pas ! Et une, nuit, les Anglais ont mal parachuté c'est-à-dire qu'ils ont parachuté sur un endroit pas fait pour ça. Le paysan, propriétaire de cette ferme était passablement bête car, le lendemain, il a raconté partout : "Chez moi, les armes tombent du ciel !". Les Allemands l'ont appris, ils sont venus allumer la ferme et ils ont ramassé tous les hommes de la région : les goys, les trois juifs qui habitaient dans le coin, tout le monde est parti. Seulement, les goys sont revenus un ou deux jours après, les trois juifs sont restés. (Mon père, un Monsieur Lévy de Reims [le docteur Raymond Lévy, ancien directeur de la maison d’Enfants du Château de Montintin, lui-même clandestin depuis la dispersion des enfants] et un troisième inconnu).

La Milice les a pris, évidement. J'avais bien vu en voyant les camions que la Milice était là. On a fait monter les hommes dans des autobus pour les emmener je ne sais pas où. Mon père a reconnu le chauffeur d'un des bus comme étant le père de ma copine. Mon père lui a demandé de nous écrire pour qu'on sache qu'il est vivant et Monsieur Roulet a répondu : "Monsieur Lehmann, nous sommes en France, c'est vous qui écrivez à votre femme et pas moi.". Il est allé voir le patron de tous les bus. Il leur a demandé une carte préfabriquée pour écrire. Il a eu cette carte. Papa a écrit et la carte est arrivée. On savait que Papa vivait.

Le camp de Saint-Paul-d'Eyjeaux :

Ils n'ont pas relâché Papa, il a été transféré au camp de Saint-Paul-d'Eyjeaux, de l'autre coté de Limoges, qui était un camp "relativement bon" c'est-à-dire qu'ils avaient à boire, ils avaient quelque chose à manger. C'était relativement un "bon camp".
Il y avait pas mal de Juifs là-bas. Je crois même souvenir qu'ils arrivaient à jouer un peu aux cartes. Ce n'était pas trop mauvais.

Entretemps, on se rapprochait de la fin de la guerre. Le débarquement avait et lieu en Normandie [6 juin 1944]. Le Maquis a "ouvert" ce camp, une nuit et leur a dit : "Le camp est ouvert, vous pouvez partir !". Partir c'est bien joli mais aller où ? Il y avait avec eux : le Rabbin Deutsch, des "Blum": Achille et Alfred, une famille appelée depuis toujours les "Moutons-Weill" parce qu'ils élevaient des moutons, le grand-père "Moutons-Weill" était avec eux et marchait très lentement ... .
Où est ce qu'on va ? à droite ? à gauche ?" Mon père et "Moutons-Weill" ont dit : "On va ici !" et le Rabbin Deutsch a dit : "On va là !". Chacun est allé dans sa direction, le Rabbin Deutsch a été rattrapé, je ne sais pas si c'était par la Milice ou la Gestapo. Il a été enfermé à Limoges, dans la prison. Il a terriblement souffert.

Moi, j'étais dehors, le matin, je ne sais plus pourquoi. Un paysan m'a fait rentrer chez lui et m'a dit : - Est-ce-que tu sais qu'ils ont ouvert le camp, cette nuit ?.
- Oui, je l'ai appris.
- Bon alors écoute : si ton père arrive à marcher, à sortir du camp convenablement, si il ne se perd pas en route, il devrait être là ce soir à telle heure.
Le paysan avait bien calculé. Seulement, M. "Moutons-Weill"-grand-père ne marchait pas si vite que ça ! Bon ! enfin, il a avancé, a marché et mon père, était à la maison, le soir, à telle heure.

Les Allemands et la Milice n'avaient finalement pas recherché les familles, mon père n'a plus été recherché. C'était le débarquement.. etc. Le Maquis avait beaucoup plus de toupet ! Ca commençait à sentir la fin de la guerre.

Ma petite sœur, Rose :

Ma sœur Rose était née avant [13 juin 1943]. Elle est née quand nous étions encore dans la bonne maison entre Limoges et la hutte.
Je ne sais pas où ma mère a accouché, je ne l'ai jamais su. Papa est resté avec Maman, à Limoges. Mon frère et moi, on étaient seuls dans cette maison. Et entre autre, une bagatelle ! : un paysan a dit à mon frère : "A tel et tel endroit, j'ai un cerisier. Je n'ai pas le temps de cueillir les cerises. Si tu veux y aller, tu peux ! " Papa nous téléphonait de temps en temps. Il fallait quand même savoir si, nous, on vivait et qu'est ce qu'on devenait. J'ai demandé au téléphone : "Est ce qu'on doit chercher ces cerises ?"
Maman a tout de suite dit : " Bien sûr que vous allez chercher ces cerises. On aura quelque chose à manger l'hiver prochain. Tu les mets en conserves ..." . Comme si je savais mettre les cerises en conserve ! On n'avait probablement pas ce qu'il faut et je ne savais pas faire ! Bref, on a cueilli ces cerises, je ne sais pas où on les a mises et on les a mangé l'hiver suivant.
Comme ça, mon frère et moi, on se débrouillait pour manger. On a planté le jardin, il y avait un grand jardin. Cà on savait faire parce qu'à Lauterbourg on avait un jardin.

Quand ma sœur est née, elle vomissait tout. Le médecin, un goy, avait dit à ma mère : "Le mieux c'est de la laisser mourir de faim, cette gosse. Puisqu'elle vomit tout, on la laisse mourir de faim !"
Alors, Papa a rencontré par hasard dans une rue de Limoges le docteur Gaston Lévy de Haguenau qui était pédiatre et qui ne pouvait plus travailler ! Papa a demandé à ce Gaston Lévy : "Voilà, on a une petite fille. Elle vomit tout. Le médecin a dit de la laisser mourir de faim. "
Gaston Lévy a dit : "Il n'en est pas question, Il faut du lait maternel."
Papa a dit : "Ma femme n'est plus d'âge à avoir du lait. Elle n'est déjà plus d'âge à accoucher.." Ce n'était vraiment plus l'âge (dans les 40 ans), ni la période pour avoir un bébé....
Gaston Lévy a di t: " Vous la nourrissez, avec le lait maternel, une cuillère à café tous les quart d'heure".

Je ne sais pas, Papa ou Maman, est tombé sur une famille Blum, celle qui avait laMaison d'Enfants au bout de la rue de la Forêt Noire à Strasbourg (Rechit Hochma aujourd'hui), qui accueillera, après la guerre, des enfants qui étaient revenus de déportation ou qui étaient seuls au monde. Cette Madame Blum avait accouché, sa petite Claudine se portait très bien. Elle habite maintenant en Israël, non loin de chez nous. Bref, Madame Blum a dit à ma mère : " Vous venez tous les matins. Moi je vous pompe le lait. Vous donnez ce lait à votre enfant, ma fille n'en a pas besoin,. Elle se porte bien, elle boira du lait et puis c'est tout !" C'est ce qu'on a fait. C'est Madame Blum qui a élevé ma sœur avec son lait à elle.

Mes parents ont pu rentrer chez nous dans la belle maison avec ma sœur. Elle était très belle, je m'en souviens.
Et, tout à coup, ça n'allait plus. Elle avait tout : une angine, une autre maladie et ainsi de suite. Tout allait de travers, on n'avait pas de médecin, on a soigné comme on a pu. Je ne sais plus comment ça s'est emmanché, on l'a emmené à l'hôpital de Clairvivre (lieu où s’était réfugié l’hôpital civil de Strasbourg en 1939) en Dordogne. Ils l'ont acceptée.
On l'a laissée seule là-bas. Mes parents sont revenus chez nous. On n'allait pas la voir, il fallait prendre le train. C'était un risque d'aller à la grande gare de Limoges..etc. On l'a laissée comme "abandonnée"... Et, un jour, (7 octobre 1943) mes parents ont téléphoné à l'hôpital et ils ont répondu : "Elle est morte ce matin. Ce soir, on l'enterre dans la fosse commune."
Alors Papa a dit : " Non, vous ne l'enterrez pas ! On vient la chercher."
Mes parents sont partis en train. Ils nous ont laissés seuls de nouveau à la maison. Ils ont cherché ma sœur et l'ont enterrée à Limoges et, après, sont revenus chez nous. Ils ne nous ont rien dit. Ils avaient peur qu'on veuille les accompagner, la chercher, la voir ...etc. On a su bien, bien plus tard qu'elle était morte.

Quand on est rentré à Lauterbourg, Papa n'a pas mis longtemps pour retourner à Limoges chercher les [corps des] nôtres, ma sœur, ma grand-mère.

Retour à la "normalité" :

la famille Lehmann réunie
Nous sommes restés encore quelques semaines dans cette espèce de hutte où nous habitions. Ensuite, on a cherché quelque chose à Magnac-Vicq. Mon frère et moi, on marchait tous les matins jusqu'à la gare de Magnac-Vicq (et tous les soirs dans l'autre sens !). Là on prenait le train pour aller à Limoges à l'école, il était quand même temps qu'on essaye de reprendre une vie normale.

C'est là que j'ai connu les E.I. (Eclaireurs Israélites) et les gens des mouvements de jeunesse. C'est-à-dire que Loup (Jack Meyer-Moog) prenait le même train que nous. Il me donnait tous les matins une liste des enfants (juifs) retrouvés, ou ceux dont on avait les preuves qu'ils ne reviendraient pas. Cette liste, je la donnais au rabbin Max Warschawski qui m'attendait devant le Lycée de filles. Et comme ça on essayait de reconstruire le judaïsme et la vie en général.
Max Warschawski n'était pas encore rabbin. Il a fait beaucoup, il était moniteur, avec sa sœur Claire, dans la Maison d'Enfants où nous sommes allés après. C'est de là qu'on est devenu très bons amis.
Loup habitait Brive (en Corrèze). Il travaillait à Limoges et sa mère habitait Brive.
On n'est pas restés longtemps à Magnac-Vicq.

Les maisons d'enfants de l'OS.E. :

Je ne sais plus comment mes parents ont su qu'il y avait une maison de l'OSE à Limoges qui cherchait du personnel. Mes parents ont pris le boulot. L'Alsace c'était encore lointain, y revenir c'était encore un problème.
On a même été dans deux maisons d'enfants. Une des maisons était à Poulozat, à l'extérieur de Limoges. C'était relativement loin. Là-bas, il y avait beaucoup d'enfants qui étaient revenus des camps, sans parents, sans rien. Il y avait deux petites filles qui ne savaient pas comment elles s’appelaient. Ni leur nom de famille, ni leurs prénoms. Deux sœurs. Dans ces cas, l'OSE faisait des recherches.. Un jour l'OSE les a placées quelque part.

A Poulozat, mon père était ravitailleur c'est-à-dire qu'il partait en vélo dans les différents villages aux alentours pour essayer de trouver de quoi nourrir tout ce monde et ma mère était à la fois lingère (elle s'occupait du linge, le raccommodait) en même temps, elle était une espèce d'infirmière pour soigner ces enfants. Chaque angine prenait de grandes proportions chez ces enfants mal nourris et... tout pendant des années !

J’ai connu Théo Klein à la Maison d'Enfant de Poulozat parce qu'il avait organisé une bar-mitswah collective pour tous les garçons qu'ils ont trouvés. On a fait un Shabath bar-mitswah pour tout le monde. Ils ne savaient probablement pas grand chose mais ça ne fait rien.

Max et Charlotte
Ensuite, on est allés à la Maison d'Enfants [du Château de] La Borie beaucoup plus près de Limoges et, là, je pouvais marcher pour aller au Lycée. Dans le quartier de la maison d'enfants, il y avait plusieurs filles de ma classe.
Je n'avais pas été à l'école pendant au moins deux-trois ans. J'ai su après que la directrice du Lycée de Jeunes Filles était une grande résistante. Quand je me suis présentée pour m'inscrire, la directrice a dit : "Je vous prend d'après votre âge". Alors je suis arrivée en classe de 3ème (que j'ai refaite ensuite à Strasbourg).

Mon frère était au Lycée de garçons, en Terminale. Il y était déjà avant les rafles et tout ça. Il s'était fait un copain mais alors là on a eu la grande surprise de retrouver le copain dans la Milice Française. C'est lui qui a ramassé mon père lors de la rafle collective due à la bêtise du paysan. Mon père l'a reconnu et lui a reconnu mon père. Il savait que mon père était juif.

Retour à Lauterbourg :

Finalement, c'est l'Etat Français qui a rapatrié les Alsaciens, pour nous jusqu'à Lauterbourg, depuis Limoges.
On a rien retrouvé, Lauterbourg était détruit à 90%.

Le maire s'est occupé des rapatriés, de les répartir dans les familles qui restaient à Lauterbourg. On savait dans quelle famille on allait.
Il nous a donné pour refaire notre magasin, l'ancienne prison de Lauterbourg. Une prison de village mais il y avait des armoires pour ranger des affaires.
Le maire de Lauterbourg nous a donné ensuite une maison, belle, au bord du Rhin, le temps que le village et notre maison soient reconstruits. On y a vécu quatre-cinq ans.
On n'avait pas encore de copains, on venait d'arriver. Si on n'avait pas habité au bord du Rhin, Papa n'aurait peut être pas eu l'idée d'aller nager à six heures du soir !

A Strasbourg :

Je suis allée à Strasbourg pour mes études, au Lycée de Jeunes Filles de la rue des Pontonniers. C'était trop loin de Lauterbourg. Je rentrais pour "Shabess", je repartais le lundi matin tôt et j'étais logée chez les gens qui nous avaient vendu le magasin. Il ne restait plus rien du magasin mais Papa, je crois, leur payait encore tous les mois quelque chose pour cet achat. Ils habitaient rue Oberlin Je suis restée trois-quatre ans, rue Oberlin.
Les propriétaires vieillissaient, comme tout le monde. Moi aussi je "vieillissais", c'est-à-dire que je commençais à avoir des copines, des copains du Merkaz, tout ça. Je rentrais à l'heure manger, où pas à l'heure !

J'ai changé ensuite plusieurs fois de propriétaires mais c'était toujours convenablement.
Une fois j'avais, au Boulevard d'Anvers, une chambre, bien.. mais pas de frigo à la cuisine. La dame a dit : " Moi ,je veux bien acheter le frigo à condition que toi tu ailles toutes les semaines aux Glacières, à coté de la caserne des pompiers, à l'autre bout de la ville quai Finkwiller, chercher la glace." C'étaient des gros blocs de glace que je ficelais sur le vélo et qu'ensuite je mettais dans l'armoire frigorifique. Ainsi, elle avait son frigo et moi j'avais mon frigo ! Il n'y avait pas encore de frigidaires électriques, je crois.

J’ai passé le baccalauréat à Strasbourg. J'ai toujours, plus où moins, voulu être infirmière. Plusieurs tantes l'étaient. Je ne sais pas si c'est pour cette raison que j'ai voulu faire ces études où si c'est Anne-Lise (la fille du Docteur Robert Lévy), mon amie avec qui j'allais tous les matins au Lycée, qui m'a poussée.

Souvenirs du camp E.I. de 1943 :

J'étais toujours E.I. pendant l'année et Yechouroun pendant l'été. J'ai toujours fait les camps de Théo (Klein).
J'allais au Merkaz ( le local de la jeunesse juive de Strasbourg ). Là il y avait Loup et d'autres que j'avais connus pendant la guerre.

A un moment donné, les E.I. avaient eu le droit de faire le dernier camp autorisé par les Allemands. J'ai été prévenue, je ne sais pas comment, et mes parents m'ont laissé partir, ça je ne l'ai jamais compris. C'était à Oradour-sur-Glane, l'année avant le massacre de la population par une division de S.S.
Le rabbin Deutsch, qui avait fait un boulot monstre pendant la guerre pour les jeunes et partout, est venu au camp et j'ai sauté sur lui en lui disant : " Ma sœur a bu un biberon entier !". Il était près des gens, il était au courant de ce qui se passait chez nous, dans la famille.

Mon frère n'était pas au camp. Il ne sortait plus. Il ne se montrait plus nulle part. Il était très grand, il se serait fait prendre, même comme goy pour le Service de Travail Obligatoire en Allemagne (STO), même si on n'avait pas vu qu'il était juif.

Mon frère Max :

Mon frère, ( Max : Yossef ben Chmouel ) malheureusement s’est noyé de façon tragique. Il venait d’avoir 18 ans. Ca c'est passé très rapidement. On était allés nager un dimanche soir. Mon frère, moi et mon père.
Ce qui c'est passé : on n'en connaît pas la raison, un arrêt cardiaque ? Pendant au moins deux ans, on n'avait pas mangé de viande, il n'y avait pas de viande cachère. Alors moi je me demande, je n'en sais rien mais est ce qu'il était mal nourri ? Il avait beaucoup grandi, il était très grand ...

Et Maman a tout de suite compris quand elle a vu mon père et moi. Elle a hurlé ! Elle avait compris.
Elle avait tellement hurlé que le chat, qu'on avait ramené de Limoges s'est enfuit et n'est jamais revenu.
Quand il y a une noyade comme cela, le corps revient à la surface le troisième jour. Alors ma mère s'est assise sur l'escalier dans la maison où une fenêtre donnait sur le Rhin pour qu'elle voit quand il remonte à la surface.


En visite à Lauterbourg, en 1961
René, Mamie Ida, Papi Jules et trois petits Grumbach


fin 2015, René et Charlotte avec une arrière-petite-fille

A peu près le troisième ou le quatrième jour, la femme de ménage qu'on avait avant guerre qui s'était mariée et habitait Lauterbourg, était à la boulangerie. Un soldat américain a raconté : "Je ne sais pas ce qu'on va faire mais il y a un jeune homme qu'on a sorti du Rhin et on ne sait pas du tout qui c'est. Il est en maillot de bain donc aucun papier, rien du tout sur lui.. Je ne sais pas ce qu'on va faire." La femme de ménage lui a dit : " Moi, je sais ce que vous allez faire." Elle lui a raconté notre histoire. Elle lui a demandé d'emmener mon père. Le corps était remonté à la surface en Allemagne. Le soldat a emmené mon père dans sa jeep américaine pour reconnaitre [le corps[. On rêvait peut être.
Finalement, c'était bien lui.
Le soldat a dit : "Vous le voulez ?"
Papa a dit : "Bien sûr que je le veux". Mais comment passer la frontière ?
Le soldat a dit : " Mettez le dans la jeep et moi je le couvre de paille où je ne sais pas quoi." Ils ont passé la frontière comme un rien.

Arrivés à Lauterbourg, il n'y a rien ! Il n'y a pas de Juifs, nulle part un rabbin, le rabbin Deutsch était à Limoges encore, Max (Warschawski) était à Limoges, le rabbin deHaguenau n'était pas revenu non plus, il n'y avait personne.
On a fait un enterrement au cimetière juif de Lauterbourg ; il y avait une communauté avant-guerre à Lauterbourg avec un cimetière ! Il y avait minyan. [dix hommes juifs]. On est les seuls juifs à être revenus avec une vieille dame qui a retrouvé sa maison.
On a fait un enterrement : Mon père, ma mère, moi, la femme de ménage goy, encore deux-trois goys, l'employé du magasin qui travaillait avant guerre et a recommencé après guerre ; ça doit être tout pour l'enterrement.
Je ne sais pas si le décès a été constaté administrativement, J'étais trop petite.

Maman et sa sœur Belle :

Ma mère a eu beaucoup, beaucoup de mal a se remettre.
Tous les frères et sœurs de ma mère vivaient en Amérique depuis 1939. Ni mon père, ni ma mère n'avaient revu leur famille. Une sœur de Maman, Tante Belle, est venue,deux-trois ans après la guerre. Elle est venue en visite voir ma mère, je ne sais pas si mon père lui avait écrit : "Viens, essaye de remettre ta sœur d'aplomb. ". En tout cas ça a marché. Ma mère s'est intéressée au magasin. Avant elle faisait à manger pour deux, cela ne t'occupe pas une matinée.

Tante Belle est repartie ensuite en Amérique et elle est revenue, elle avait une fille mariée à Sarreguemines. Quand elle venait c'était pour rendre visite à sa fille et à nous.

Etudes :

Mes parents ont travaillé à Lauterbourg jusqu'à leur retraite où ils ont déménagé à Strasbourg, d'abord rue de Reims, puis rue Sleidan.
Maman était de nouveau relativement bien, comme quelqu'un qui a perdu un enfant. Elle était relativement bien. Elle sortait avec Papa, elle avait des amies.

Moi, je suis allée à Saint-Germain-en Laye, à coté de Paris, à l'école d’Anesthésie. C'est (le Docteur) Robert Lévy qui m'avait poussé. C'est grâce à lui que je suis partie. Je suis devenue infirmière-anesthésiste. Ce n'est pas sa femme Mariette, ce n'est pas Anne-Lise (leur fille), ce n'est pas Jean-Gé (Jean-Gérard, leur fils), c'est Robert Lévy qui m'a poussé.

J'avais eu le bac à 19 ans car j'avais quand même du retard. Puis de mon temps les études d'infirmière duraient deux ans, peut être trois, je ne sais plus. J'ai commencé à travailler à (la clinique) Adassa puis au Centre de Traumatologie, boulevard Clemenceau.

L'Amérique :

Après, Tante Belle a poussé mes parents à me laisser partir en Amérique. J'étais un an en Amérique chez elle. Elle habitait avec son fils et sa belle-fille (Paul et Grettel Katzauer) alors moi aussi.
J'ai fait connaissance de toute la famille en Amérique et tous les dimanches, Paul me promenait quelque part en voiture. Il m'a laissé conduire sa voiture, aussi. J'avais appris à conduire tout de suite à l'auto-école du Boulevard Clémenceau. J'ai eu mon permis du premier coup.

Je ne voulais pas m'installer en Amérique parce que ... New-York était allemand quelque chose d'effrayant ! Tous les Juifs allemands sont allés à New-York. Moi je ne me voyais pas rester à new-York ! C'était Allemand, et moi j'étais Française entre temps, franchement !. J’habitais Manhattan, j'ai encore quelques trucs en tête, je n'ai pas tout oublié.
Ah, on en connait des histoires. Et qui ne s'oublient pas !

Je me suis mariée en août 1957 avec René Gumbach. Nous avons longtemps vécu à Bollwiller où mon mari était très actif. Nous avons élevé ensemble sept enfants juifs.
Aujourd’hui nous habitons à Jérusalem entourés d’une nombreuse descendance.

Charlotte Grumbach -2018

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