De l'influence du milieu, catholique ou luthérien,
sur l'art funéraire des Juifs en Alsace
de la fin du XVIe siècle au XIXe siècle
par Robert WEYL
CAHIERS ALSACIENS D'ARCHEOLOGIE D'ART ET D'HISTOIRE 1990


L'Alsace d'avant la Révolution était morcelée en d'innombrables seigneuries et villes libres d'importance inégale. Chaque seigneur donnant à ses sujets la religion qui était la sienne, la plus grande partie de l'Alsace était catholique à l'exception de la ville libre de Strasbourg et de l'important comté de Hanau-Lichtenberg, passés à la Réforme. Le comté comportait douze bailliages, sept villes, quatre bourgs, cent trente-huit villages, cent quatorze fermes et moulins, en tout plus de 65000 habitants (1). L'immense majorité des protestants était luthérienne, la petite communauté calviniste - objet de vexations de la part de leurs frères luthériens - et les mennonites, appelés par Louis XIV à repeupler l'Alsace après la guerre de Trente Ans, ne jouant aucun rôle.

Catholiques et luthériens avaient en commun leur aversion pour les Juifs, plus ou moins grande selon l'époque et le lieu. Au début du 16ème siècle Strasbourg passa à la Réforme et conserva son aversion et, lorsque la ville, redevint catholique en 1681, rien ne fut changé pour les Juifs. En revanche, ils trouvaient un accueil plus favorable dans le comté de Hanau-Lichtenberg.

La rigueur de la morale luthérienne s'opposait à l'esprit bon-enfant des régions catholiques. L'Ami Fritz d'Erckmann-Chatrian, symbole du bon vivant, ne pouvait être que catholique. Il semble que ces différences de mentalité avaient quelque peu déteint sur le comportement des Juifs des régions correspondantes. Ceux de Hanau-Lichtenberg avaient tendance à se désolidariser de leurs coreligionnaires et, à la grande colère de Cerf Berr, n'étaient pas venus participer à l'Assemblée générale des représentants des communautés d'Alsace convoquée par les Préposés généraux de la Nation juive en 1777.

Les Juifs d'Alsace qualifiaient les catholiques de Toflemuna (taval emuna), la religion du baptême, et les protestants de ‘hadisch-emune (‘hodosh emuna), la nouvelle foi. Ils se comportaient différemment selon qu'ils avaient affaire aux uns ou aux autres. Il s'agit là de tout un aspect sociologique oublié aujourd'hui, qui ne fit l'objet d'aucune étude ou publication.

Au Moyen Age, les Juifs avaient leur cimetière dans les villes où ils s'étaient établis, principalement à Strasbourg et à Colmar. On conserve vingt à trente stèles de cette époque, simples dalles dressées verticalement, de petite taille. Les massacres de 1349, la dispersion des survivants dans la campagne alsacienne amena le pouvoir à leur concéder, pour y enterrer leurs morts, un lieu situé dans la banlieue de Rosheim, à Rosenwiller. Son existence est déjà attestée en 1366. En revanche, la tradition des stèles en pierre fut brutalement interrompue. Les Juifs durent se contenter de planchettes en bois sur lesquelles ils gravaient ou peignaient le nom du défunt. On aurait tort de considérer l'interdit de stèles de pierre comme une vexation anti-juive. Les chrétiens n'étaient pas habitués à dresser des stèles de pierre sur les tombes. Le cimetière qui entourait l'église était généralement clos par une muraille et servait de lieu fortifié en cas d'attaque ennemie. Les tombes, comme on peut le voir sur des gravures anciennes, étaient marquées par de petites croix, dépassant le sol d'à peine trente à cinquante centimètres. Une gravure du XVIe siècle (2) montre les paysans dansant dans leur cimetière. D'ailleurs les Juifs ne considéraient pas cet interdit comme une brimade. Ascher Lévy de Reichshoffen (3) raconte que lorsque sa mère mourut en 1622 à Volmeringen près de Metz il érigea sur sa tombe une stèle en bois, car, dit-il "il n'est pas d'usage de placer des stèles en pierre, car on ne les conserve pas". En revanche, lorsque son père mourut à Reichshoffen en 1629, il l'enterra à Ettendorf dans le comté de Hanau-Lichtenberg, et il éleva sur sa tombe une importante stèle de pierre dont il nous livre la longue et savante épitaphe.

L'introduction de la Réforme à Strasbourg et dans le comté de Hanau-Lichtenberg ne fit qu'accentuer la désaffection pour les stèles de pierre, les personnalités comme les humbles devant être "tous couchés sous le drap vert au royaume des taupes" (Daniel Martin, 1637). En 1554, on retira des églises Saint-Thomas et Saint-Guillaume à Strasbourg les dalles funéraires qui s'y trouvaient, on les brisa et elles servirent à paver les escarpes des ouvrages protégeant la ville. Zwingli à Zurich fit de même. Les Luthériens à l'exemple des catholiques plantaient des croix sur les tombes, alors que les disciples de Calvin et de Zwingli estimaient que c'était la profaner que de la planter dans un cimetière. La Hongrie calviniste est exemplaire.

Vers la fin du 16ème siècle, l'interdit d'élever des stèles en pierre tomba en désuétude et, les premiers, les Juifs du comté de Hanau-Lichtenberg dressèrent des stèles en pierre (4), Nous trouvons à Ettendorf des stèles des environs de 1590, encore en place. Ce sont des stèles d'environ un mètre de haut, taillées dans un grès des Vosges fort résistant aux intempéries. On trouve en réserve une sorte de fenêtre gothique avec un arc en accolade. L'épitaphe, librement composée fut gravée par des amateurs qu'on suppose juifs: absence de réglure ce qui donne des lignes ondulées, lettres ou mots oubliés rajoutés en interligne. Mais déjà au début du 17ème siècle on trouve, toujours à Ettendorf, des stèles plus importantes par leurs dimensions, ouvrage de professionnels. Il s'agit d'imposantes dalles dressées verticalement, dans le goût de la Renaissance. Un écu à enroulements portant l'aquamanile des lévites est posé à cheval sur l'encadrement et sur l'espace réservé à l'épitaphe. Celle-ci est savante de par son style, bien taillée, dans une écriture un peu maniérée. Ce type de stèle renoue avec la tradition médiévale et on lui trouve des ressemblances avec la stèle de Rabbi Meir de Rothenburg datée du 14ème siècle et qui se trouve à Worms. De 1613, toujours à Ettendorf, date une série de stèles en provenance de Surbourg, stèles de petite taille mais écrites dans une magnifique écriture en lettres géantes. Le texte couvre la dalle de bord à bord, sans marge aucune. On peut supposer le passage d'un tailleur de pierres venu d'Europe centrale ayant une admirable maîtrise de son métier. La qualité de la pierre est telle que l'on distingue encore la marque de la scie qui l'a débitée.

En 1647 on dressa une magnifique stèle de grandes dimensions, dans un style Renaissance à la coquille. Les lettres sont taillées en relief. Cette stèle, par son architecture, évoque les stèles romaines représentant un petit temple ou aedicula. Le motif fut repris par les chrétiens et l'on trouva une stèle chrétienne du 6ème siècle de ce type à Mayence.

En 1622 avait été créé le cimetière de Sélestat, ville libre en pays catholique, mais nous n'avons pas retrouvé de témoignages lithiques remontant à cette période. Peut-être parce que l'on utilisa à Sélestat un grès plus friable que celui d'Ettendorf. La première stèle retrouvée date de 1702. Elle est de style baroque. Deux pilastres soutiennent un fronton avec courbes et contre-courbes, orné d'une fleur stylisée. C'est là le premier témoignage d'un style qui allait s'exprimer librement, jusque dans ses outrances, dans tous les cimetières situés en pays catholique. La Contre-Réforme allait s'épanouir jusque dans les cimetières juifs.

Nous retrouvons en effet, transporté dans les cimetières juifs alsaciens, le conflit opposant Réforme et Contre-Réforme. Alors qu'en milieu catholique, le style et la Renaissance se perpétue, se développe ce que ses adversaires appelleront le Baroque, dans le milieu luthérien, et à Ettendorf en particulier, on tourne le dos à ce que l'on prend pour du dévergondage, on retourne au gothique et à l'arc brisé. De nombreuses stèles de la fin du 17ème et du début du 18ème siècles sont traitées dans un style néo-gothique. L'arc affecte souvent la forme d'une carène de bateau (en allemand Kiel-Bogen). Quelques sculpteurs d'Ettendorf n'en sont pas satisfaits et essayent de concilier l'art de la Renaissance avec leur propre culture, en revenant à l'arc en plein cintre flanqué de deux volutes.

En pays catholique, à Sélestat tout particulièrement, la leçon de la Renaissance est bien comprise et l'on peut voir des stèles ayant la pureté et la beauté de la page de titre d'ouvrages imprimés de l'époque: deux pilastres très sobres sont réunis par un arc en berceau surbaissé. Entre les pilastres, est gravée l'épitaphe. Dans les coins supérieurs, sont sculptées deux fleurs stylisées.

Les sculpteurs des pays catholiques commettent parfois des fautes de goût. A Jungholtz, en Haute Alsace, la stèle du rabbin et préposé Lehmann Rheinau est traitée comme un autel catholique. Rien n'y manque : le soubassement en forme de colonnes torses ornées de pampres supporte la table sur laquelle repose le Tabernacle. L'épitaphe, fort belle, est séparée en deux parties; la première se trouve dans le Tabernacle, la seconde entre les colonnes du soubassement (1715).

A partir de 1740 nous voyons l'art baroque s'épanouir dans les cimetières juifs des régions catholiques, où l'on utilisera tout le catalogue d'une ornementation exubérante : coquilles, rocailles, feuilles d'acanthe, peignés, balustres empilés, guirlandes de fleurs à profusion.

Vers 1766, quelques sculpteurs luthériens sont tentés par cet art qui est nouveau pour eux, mais leurs recherches sont timides. Ils ne peuvent pas se défaire d'une certaine austérité. Les balustres gracieusement empilés à Sélestat prennent ici l'apparence de candélabres sévères. Les pilastres restent nus. C'est à peine si un cartouche central montre que l'ouvrier luthérien connaît l'art baroque, tant il s'en sert avec parcimonie et souvent avec maladresse.

La Révolution viendra, égalitaire et quelques fois destructrice. Le cimetière de Rosenwiller fut ravagé. Il reste quelques fragments de stèles qui prouvent que l'art baroque y fut à l'honneur.

Après la Révolution, on en revint à une uniformisation des monuments, simples dalles verticales sommées d'un arc en plein cintre avec décrochement ou d'un chapeau de gendarme.

Bientôt toutefois le besoin d'une ornementation se fait sentir. On aura recours alors à l'imagerie traditionnelle juive, à l'aquamanile des lévites transformé par l'imagination inventive du sculpteur en pichet à vin, bock à bière, pot à lait..., aux mains des cohanim (prêtres), au shofar, à la corne de bélier des jours redoutables, au couteau du circonciseur, à la lampe de Shabath de la femme vertueuse. Mais lorsqu'aucune de ces images ne sera à sa place, le sculpteur aura recours à des images profanes, comme ces images solaires insolites que l'on trouve à Rosenwiller, roues dentées, svastikas courbes, voire soleil rayonnant pourvu d'yeux, de nez et de bouche, dont la présence est difficile à expliquer. Il fera des emprunts à l'imagerie populaire de l'époque, sablier ailé, bougie brisée, fleur brisée, fleurs, couronnes...

Ces motifs, très répandus en pays catholique sont exceptionnels en pays luthérien. En fait, je n'ai trouvé à Ettendorf que la grappe de raisin (Israël n'est il pas la vigne du Seigneur) et le cœur, ce cœur que l'on ne trouvera jamais en pays catholique car il évoque par trop le "Sacré Cœur de Jésus Christ" mais qui, en pays luthérien n'est porteur d'aucune valeur symbolique religieuse. Les Mennonites, une autre branche issue de la Réforme, orneront de ce symbole les stèles de leur cimetière de Salm.

Au cours de la seconde moitié du 19ème siècle, l'art funéraire juif dégénère et devient anarchique. On introduit la dalle couchée, l'obélisque, les formes les plus étranges, créant une disharmonie dans le cimetière. C'est pourquoi j'arrêterai mon étude typologique aux environs de 1850.

Je dois enfin ajouter que je me suis servi pour ma démonstration de photos prises dans les cimetières, mais aussi d'une importante collection de clichés sur verre pris au début de ce siècle de stèles aujourd'hui perdues. Ces clichés, je les ai soigneusement étudiés, déchiffrés, et déposés au Service de l'Inventaire général à la Direction Régionale des Affaires Culturelles à Strasbourg.

Pour plus de clarté, tous les documents photographiques ont été redessinés par Martine Weyl.

NOTES
  1. Cette présentation simplificatrice ne rend pas compte de la lente et difficile pénétration des divers mouvements évangéliques en Alsace, de ceux qui furent à la tête du mouvement, du message qu'ils apportèrent et des conséquences politiques. Si à Strasbourg et à Mulhouse la Réforme fut introduite dès 1530, la situation était plus complexe ailleurs. Les forces conservatrices étaient concentrées en Haute Alsace, sur les terres des Habsbourg, alors que dans le nord, la Réforme fut introduite dans le comté de Hanau-Lichtenberg en 1545. En quelques endroits le succès de la Réforme fut temporaire, et l'on retourna au catholicisme (Haguenau, Obernai, Sélestat). Il n'est pas tenu compte de la coexistence pacifique des Réformés et des Catholiques en certaines villes comme Strasbourg. On lira avec profit l'article de M. Lienhard dans l'Encyclopédie de l'Alsace sous le vocable Réforme, vol. 10, pp. 6285 à 6288, ainsi que la bibliographie.     Retour au texte.
  2. Tanz der Kölbiger Bauern. Gravure sur cuivre du XVIe siècle. H. Derwein, Geschichte des christlichen Friedhofs in Deutschland.
    Frankfurt am Main 1931. Des mariages furent célébrés soit devant le portail de l'église, soit à l'intérieur du cimetière. Les marchés annuels furent tenus à l'intérieur des murs du cimetière. Derwein pense que le fait de désigner par le mot Messe la foire annuelle montre les relations anciennes entre marché et église.
    Les chrétiens ont à l'égard de leurs morts une approche différente de celle des Juifs. Pour un chrétien, déterrer un mort pour libérer la place, entasser les ossements dans un ossuaire collectif est chose naturelle et courante. La tradition juive, au moins depuis le temps de la Mishna, impose le plus grand respect pour le mort. Quant à sa sépulture, elle lui appartient pour toute l'éternité. Si l'on devait transférer ses restes en un autre lieu, le premier carré de terre qu'il occupa demeure interdit pour toute nouvelle inhumation. Le judaïsme concilie deux notions apparemment opposées: le cadavre, impureté majeure et objet d'un infini respect.    Retour au texte.
  3. Die Memoiren des Ascher Levy aus Reichshoffen im Elsass (1598-1635). Texte original avec traduction allemande publiés par le rabbin Moïse Ginsburger. Berlin, 1913.    Retour au texte.
  4. Il est curieux de remarquer que c'est en pays luthérien, en une région où pour des raisons égalitaires on avait en aversion les monuments funéraires parce qu'ils pérennisaient les différences sociales, que les juifs furent autorisés à revenir à leur ancienne coutume et à dresser des stèles en pierre à côté de stèles en bois.    Retour au texte


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