LA SYNAGOGUE DE GROSBLIEDERSTROFF (1)
par Claire DECOMPS
Conservateur du Patrimoine / Conseil Régional de Lorraine
Extrait de LIAISONS n°25 - septembre 2007, avec l'aimable autorisations de l'auteur



La rue des Jardins aujourd'hui avec l'ensemble formé par l'ancienne école et la synagogue
Construite en 1835 en remplacement d'un édifice plus ancien, la synagogue de Grosbliederstroff était en piteux état en 1945. Bien qu'elle ait échappé à une destruction totale de la part des nazis (2), elle dut faire l'objet d'une reconstruction quasi complète. A cette occasion, son parti initial fut quelque peu modifié et son mobilier en grande partie reconstitué. Désaffectée depuis 1992, elle fait l'objet d'un projet de mise à disposition de la commune pour l'installation d'une médiathèque.

L'ensemble de ces changements, aujourd'hui peu visibles, peut être retracé en croisant les données récoltées sur le terrain et les traces laissées par la communauté, au cours de ses démarches, dans divers fonds d'archives (3).

D'une synagogue à l'autre

Les origines de la communauté (4)


Détail d'un rideau d'arche sainte à l'usage des fêtes de Rosh Hashana et Kipour (1925)
Dans cette commune du baillage d'Allemagne, dépendant du duché de Lorraine, une présence juive semble attestée dès 1690, année où s'y installe une famille Lévy, originaire du Palatinat. Un peu plus tard, l'édit de Léopold de 1721 limitant le nombre de juifs autorisés à séjourner dans ses états à 73 familles réparties dans 24 communes, y admet une seule famille, nombre porté à deux en 1753 par Stanislas. La communauté semble ensuite surtout se développer après la Révolution, époque à laquelle arrivent plusieurs familles en provenance de Créhange, Loupershouse et Langensulzbach dans la Sarre. Au début du 19ème siècle, elle s'enrichit à nouveau avec l'arrivée de plusieurs familles du village voisin de Roulhing où se trouve encore un vieux cimetière longtemps utilisé par les juifs des deux villages (5). Entre 1808 et la fin des années 1830, une grande partie de la communauté de Roulhing quitte en effet le village pour Sarreguemines et surtout Grosbliederstroff tant pour des raisons économiques qu'à cause de l'hostilité tenace de la population à son égard (6). Avec ce nouvel apport, la communauté de Grosbliederstroff compte désormais presque autant de fidèles que celle de Sarreguemines mais s'en distingue par un esprit plus traditionnel.

Localisation des édifices sur le cadastre de 1812
Bâtiments communautaires
1. ancienne synagogue    2. bain rituel
3. emplacement de la future synagogue (1835)
4.emplacement de la future école (1842-1859)

Propriétés de Mendel Salomon
1. maison    2-3. jardins

Terrains acquis par la communauté ultérieurement
1. en 1836    2. en 1848 et 1867
Le déplacement de la synagogue

Sur le premier cadastre de Grosbliederstroff, dressé en 1811, la commune possède une petite synagogue, sans doute élevée à la fin du 18ème siècle (voir plan ci-dessus (7)). Elle est accolée à l'arrière de la maison d'un certain Mendel Salomon, "trafiquant", dont la façade donne sur la rue principale du village (actuels 28 et 30, rue de la Liberté). On ne peut apparemment y accéder qu'en traversant cette maison ou en passant par ses jardins ouvrant sur un chemin non habité (actuelle rue des Jardins) (8). Le voisinage d'une exploitation agricole n'est pas non plus sans gêner la tenue des offices.

En 1823, cette synagogue menaçant ruine et étant, en outre, devenue beaucoup trop petite, le commissaire administratif de la communauté, Lion Lambert (9), sollicite un secours de l'Etat pour l'agrandir. Il renouvelle sa demande en 1827, informant le préfet que la communauté vient d'acquérir pour 400 f un terrain situé juste à côté (10). Il ajoute que cette aide ne serait que justice, la communauté ayant participé, comme l'ensemble du village, à l'achat du presbytère (11).
En 1833, il poursuit ses démarches, sollicitant une aide de l'Etat de 2000 f. La communauté qui compte alors près de 220 fidèles y serait normalement éligible, mais cette subvention ne pourra lui être allouée en raison de la faiblesse des crédits disponibles (12).

Entre temps, le don par Mendel Salomon, du reste de son jardin, en bordure immédiate de l'actuelle rue des Jardins (13), a complètement changé la donne, la communauté optant désormais pour une construction nouvelle sur cet emplacement plus agréable. De nouveaux plans sont dressés par l'architecte Schwartz de Sarreguemines, le devis s'élevant à 6 900 f, somme que la communauté est loin de posséder. Outre le terrain et une subvention de la commune de 500 f, elle ne dispose en effet que d'environ 2 700 f (14). Le Consistoire de la Moselle, interrogé par le préfet, juge le projet totalement irréaliste et prône un simple agrandissement de l'ancien édifice, ce à quoi la communauté répond, mesures à l'appui (15), que même agrandie la synagogue resterait trop petite et que, selon l'architecte, les travaux coûteraient aussi cher. Elle parvient à diminuer un peu le coût du projet en reportant à plus tard la construction d'une école et du logement pour l'instituteur (16).

Après deux années d'échanges de courrier entre la communauté, la Préfecture et le Consistoire, l'autorisation de construction de la nouvelle synagogue n'est accordée qu'en 1835, date mentionnée par le "Tableau de 1838", vaste enquête sur l'état des synagogues françaises (17), qui précise qu'elle a été érigée "aux frais de la communauté". Cette source nous précise que la communauté compte un ministre officiant rémunéré 300 f par l'Etat pour 227 fidèles. Ce chiffre inclut visiblement les quelques familles restées à Roulhing, dont la synagogue pourtant toujours en place - et sans doute utilisée - ne semble plus avoir d'existence officielle (18). En 1834, le sous-préfet de Sarreguemines ne reconnaît qu'une seule communauté comptant 174 personnes à Grosblierderstroff et 42 à Roulhing.

Coupe et façade postérieure du 30 rue de la Liberté (1947) montrant
l'emplacement de l'ancien bain rituel (archives de la communauté)

L'ancienne école
(archives de la communauté)

Les autres édifices communautaires


Photographie du pignon ouest de la synagogue avant la guerre montrant l'ancienne porte (archives de la communauté)


Photographie de l'intérieur de la synagogue avant la guerre montrant les proportions initiales des fenêtres (archives de la communauté)

Abandonnée, l'ancienne synagogue de Grosbliederstroff est détruite à une époque indéterminée et il n'en subsiste aujourd'hui aucune trace (19). Quant à la maison de Mendel Salomon, elle est transformée en maison du bedeau. Si une moitié (actuel n° 28, rue de la Liberté) est vendue en 1947 à M Doubs, l'autre moitié (n° 30) est longtemps conservée par la Communauté. Endommagée pendant la seconde guerre mondiale, cette partie fait l'objet de restaurations en 1947. Les plans dressés à cette occasion (20) mettent en évidence l'existence d'un ancien bain rituel ou mikvé, apparemment situé en rez-de-chaussée, entre la synagogue et la maison de Mendel Salomon. Ce mikvé, situé au fond du couloir traversant de la maison, était alimenté à la fois par les eaux pluviales et une longue canalisation passant sous le couloir de la maison. Il est aujourd'hui bouché mais des remontées d'humidité chez les nouveaux propriétaires confirment encore son existence.

Dès 1836, la communauté parvient à acheter la parcelle de jardin jouxtant la nouvelle synagogue (21) pour y édifier une école avec deux logements pour l'instituteur et le ministre officiant. Revendue depuis la guerre et transformée en logements, cette maison existe toujours. Si le linteau de sa porte est daté 1842, elle n'est curieusement mentionnée dans les augmentations du cadastre qu'en1859, ce décalage pouvant s'expliquer soit par un oubli soit par des travaux menés sur une longue période, faute de crédits. En 1848 et 1867, la communauté rachète également les deux petites parcelles voisines pour agrandir la cour (22). L'ensemble est toujours entouré par un mur percé d'un beau portail.

Les transformations ultérieures de la synagogue

La synagogue jusqu'à la seconde guerre mondiale

Jusqu'en 1940, l'édifice semble essentiellement faire l'objet de travaux d'entretien. La première campagne de restauration qui nous soit connue remonte aux années 1869-1870. Les travaux d'un montant de 3 529 f sont exécutés par l'entrepreneur Bart de Sarreguemines, sous la direction de l'architecte Louis Schwartz (23). Ils sont partiellement financés par un secours de l'Etat de 1800 f mais la communauté ne disposant que de 1900 f et la commune refusant de participer, le projet, dont on ignore la teneur, est amputé de la fourniture de nouveaux bancs et du recrépissage des murs (24). Quelques aménagements sont ensuite apportés en 1908 (installation de l'électricité, remplacement de l'ancien lambris par des peintures, pose d'un escalier entre la galerie des dames et le grenier) (25). Une nouvelle opération est enfin conduite en 1933. Suite au nouveau désistement de la commune, les travaux sont limités aux peintures (crépis des murs et châssis des fenêtres). D'un montant d'environ 2000 f, ils sont financés par un secours de l'Etat de 1500 f et une subvention du Consistoire de 500 f (26).

Projet réalisé (1947) : façade principale, côté Sud. On notera le raccourcissement des baies
(archives de la communauté)

La synagogue aujourd'hui, côté Nord

La reconstruction de l'Après-guerre

L'intérieur de la synagogue
Fortement endommagée par sa transformation en cantine militaire pendant la seconde guerre mondiale puis par des tirs d'artillerie en 1944-1945, la synagogue qui a par chance échappé à une destruction totale, nécessite une restauration importante avant de pouvoir être rendue au culte le 19 juin 1949. Les architectes Frantz Ph. Jourdain et André J. Louis de Sarreguemines, chargés des travaux, apportent alors un changement important au parti initial. La communauté, déjà en déclin avant la guerre, a été décimée par le conflit (27), l'édifice apparaissant dès lors trop grand. La surface de la synagogue elle-même est donc réduite d'un bon tiers pour faire place, côté ouest, à un logement. Un premier projet abandonné (non daté) prévoyait même la création de deux logements supplémentaires dans le comble, par le rabaissement du plafond de la shoule. La partie affectée à la synagogue est complètement remaniée : percement d'une nouvelle porte, remontage de la tribune (avec peut-être réemploi des colonnes en fonte de la précédente), raccourcissement des fenêtres (qui sans cela auraient été coupées par la tribune), construction d'un nouvel escalier et surtout reconstitution de l'ensemble du mobilier.

Les archives de la communauté contiennent plusieurs plans mais aucune description précise des travaux. Elles nous apprennent en revanche que l'en semble a été financé sur dommages de guerre pour un montant de 5 257 812 f et effectué par des entreprises locales.

Description


Sefer Torah couvert d'un manteau fourni par la maison Durlacher en 1949 avec tous ses ornements (archives de la communauté)


Rideau d'arche sainte ou parokheth (1866)

Aujourd'hui, la synagogue se présente comme un bâtiment en profondeur, dont les deux tiers (côté est) sont occupés par la synagogue elle-même (3 travées) et le dernier tiers (2 travées) par le logement aménagé après la seconde guerre mondiale. L'ensemble est construit en moellon de grès enduit avec chaînages d'angle et couverture à longs pans et demi-croupes en tuile mécanique.

Si l'ancienne entrée de la synagogue se trouvait, comme le montre une photographie ancienne, sur le mur pignon ouest, elle a été déplacée après la guerre au milieu du mur gouttereau sud. Son linteau porte une plaque de marbre avec une inscription en hébreu assez courante :
"Voici la porte de l'Eternel, les justes la franchiront" (Psaume 118:20).

Les baies en plein cintre, raccourcies à la même époque, présentent des allèges en béton (28). Celles du logement sont horizontales avec encadrement en béton. A l'intérieur, le vestibule comporte un escalier conduisant à la tribune des femmes qui court sur trois côtés. En bois, cette dernière repose sur deux colonnes en fonte dorée à chapiteaux composites, peut-être en remploi.

Le mobilier (29)

Le mobilier antérieur à la reconstruction

A défaut de photographies, les plans dressés par les architectes au moment de la transformation de la synagogue fournissent quelques informations sur ses dispositions antérieures. L'ancienne aron ha-kodesh ou arche sainte, de style classique, apparaît ainsi schématiquement sur une coupe de la synagogue. En saillie par rapport au mur, elle semble composée d'un soubassement, d'un placard à deux portes encadré par deux colonnes, d'un entablement et d'un fronton triangulaire orné des tables de la Loi, structure évoquant les arches de Sarrebourg, Phalsbourg ou Maizières-lès-Vic. L'ancienne bimah ou tribune de lecture représentée sur le même document, est située juste devant. De plan rectangulaire, elle est desservie par deux volées droites et entourée d'une balustrade finement ouvragée.

Quelques objets, sans doute cachés pendant la guerre, témoignent aussi de cette époque de l'avant-guerre. Les éléments rescapés se résument à deux rideaux d'arches saintes ou parokheth (1866 (30), 1925 (31)), un manteau de Torah très usagé (première moitié 19ème siècle) (32), trois mappoth (1922, 1938, 1940) et quelques lustres (1908) (33).

La reconstitution du mobilier après la seconde guerre mondiale

A l'exception des rares objets cités précédemment, l'ensemble du mobilier date de 1949 ou des années suivantes, 1969 pour l'objet le plus récent.

Le style de l'arche sainte (aron hakodesh), de l'estrade de lecture (bimah), du pupitre de lecture (tebah) ou du grand chandelier (ménorah) est caractéristique de l'époque de la reconstruction, marquée par une grande sobriété. En revanche, les bancs en chêne, payés 450 000 f au menuisier Jacques Wagner d'Ipling en 1949, sont curieusement beaucoup plus archaïques, ressemblant à la production du milieu du siècle précédent. Si la présence d'un croquis d'exécution ne laisse planer aucun doute sur leur datation, ils ont sans doute été réalisés à l'imitation des anciens.

Comme souvent, les meubles ont été fabriqués par des artisans locaux, tandis que les objets nécessaires au culte étaient commandés à des marchands spécialisés, principalement la maison Durlacher, Vve Félix Bloch de Paris (34), qui fournit un sefer Torah des rimonim en argent ciselé (tours garnies de clochettes), un tass avec lions dorés (pectoral ornant les rouleaux), un yad (main de lecture) (35), un jeu de jetons pour l'appel à la Torah ou plaques à mitsvoth, un ornement complet en velours rouge (rideau d'arche sainte ou parokheth, manteau de Torah et nappe de pupitre assortis) (36), un chandelier électrique de Hanouka et une lumière perpétuelle ou ner tamid (37). Tous ces objets sont livrés en 1959 ou 1960, pour la réouverture de la synagogue, à l'exception du dernier en 1956. Plus tard, en 1969, un ornement pour les fêtes de Rosh Ha-Shana et Yom Kippour en satinette blanche, de moindre qualité, est acheté à la librairie hébraïque Tannenbaum de Strasbourg.

Un office dans la synagogue restauré. Au fond, le parokheth acheté en 1958 (archives de la communauté)
Ces fournisseurs, en même temps libraires, voire éditeurs, mais non fabricants (38), proposent des produits standards adaptés à la demande. Le client choisit le décor entre plusieurs modèles ainsi que le texte des inscriptions. Un autre ornement en velours bleu marine, daté 1958, est en revanche directement commandé à la maison de Tricot-Broderie Saint Gall de Tarare (Rhône) (39), qui ne semble à première vue nullement spécialisée dans les objets juifs (40). Les ornements textiles dont les techniques de fabrication sont identiques à ceux des objets chrétiens, sont en effet le plus souvent fabriqués par les mêmes personnes, artisans, fabricants… ou même religieuses (41), d'où une certaine influence. Il en va d'ailleurs de même pour les pièces d'orfèvrerie. En revanche un objet aussi spécifique que le shofar, la corne de bélier utilisée pour les fêtes de Rosh Ha-Shana et Yom Kippour, non fabriqué en France, est acheté à Casablanca (42).

Une partie de ces objets est financée grâce à des dons de membres de la communauté, souvent en souvenir d'un parent dis paru dont la mémoire se trouve ainsi honorée.

On finira cette évocation par la mention de quelques bandelettes de Torah ou mappoth (43) comme on en trouve dans la plupart des synagogues du département. Sur toutes figurent les motifs traditionnels des rouleaux de Torah et du dais nuptial en illustration des termes de la bénédiction : "qu'il grandisse pour la Torah, la 'houppah et les bonnes actions". A l'exception de la première, le texte hébreu est complété par une inscription en français donnant le nom civil et la date de naissance de l'enfant. La plus ancienne remonte à 1922, les quatre suivantes (1938, 1940, 1946 et 1948) semblent de la même main. La dernière (1952) se distingue par un dessin beaucoup plus soigné et des motifs particulièrement bucoliques (oiseau sur sa branche, noisette, cerises…).


Détail d'une mappa (1922)

Détail d'une mappa (1952)

De qualité plutôt ordinaire, ce mobilier présente l'intérêt d'être très bien documenté grâce au fonds d'archives conservé sur place. Il est en effet plutôt rare de pouvoir dater et attribuer précisément des objets de série. La correspondance avec les fournisseurs - envois de modèles (44), d'échantillons de tissu et de propositions d'inscriptions - est en ce sens particulièrement intéressante, permettant même l'identification d'objets identiques conservés dans d'autres synagogues.

Détail d'un chapiteau de la tribune peut-être en remploi
Conclusion

En dépit de ses dégradations et de la disparition de l'arche sainte, on peut imaginer sans peine que l'intérieur de cette synagogue, aux extérieurs fort modestes, devait présenter avec son mobilier une certaine allure. Dissimulée aux regards non avertis par la maison du ministre officiant, elle a miraculeusement échappé aux menées destructrices des nazis, et témoigne par ses dispositions d'une étape dans le long processus d'intégration des juifs à la société française. On ne peut qu'espérer qu'une réaffectation prochaine lui permette de continuer à braver le temps, souvenir d'une communauté ayant partagé la vie du village pendant plus de trois siècles.


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