Scènes de la vie juive à Wintzenheim
Mon enfance à Wintzenheim
par Yvonne LÉVY-PICARD
Extrait de l'Annuaire N°2 - Société d'Histoire de Wintzenheim - Haut-Rhin


Où est Wintzenheim ? Comment s'y vivait le Judaïsme ? Quelles étaient les relations avec les non-juifs ? En 1940, le village s'est vidé de ses juifs. Qu'en est-il à présent ? Voilà les questions auxquelles j'essaierai de répondre en vous décrivant la vie à Wintzenheim telle que je l'ai vécue et sentie.

Où est Wintzenheim (Wentzena en alsacien) ? C'est le premier village traversé par la route de Colmar à Munster. Il n'y a pas de ligne de chemin de fer, les écologistes du siècle dernier s'y étant opposés, le train a dû faire un crochet par Turckheim.
Wintzenheim est un chef-lieu de canton situé à l'entrée de la vallée de Munster, au pied du Hohlandsberg. Au sommet de la montagne se trouve un château-fort en voie de restauration, dont nous escaladions les murs en ruine dans notre jeunesse.
Voici une petite note historique qui se trouve dans le livre Rabbi Josselmann de Rosheim par Marcus Lehmann (p. 436). Durant le Haut Moyen-Age, Rabbi Samuel de Sélestat s'est réfugié pendant six ans dans cette forteresse pour y être en sécurité lors d'une période troublée. C'est là qu'il a rédigé un résumé du grand ouvrage de Rabeinou Mordehaï Ben Hillel.

Un ami d'enfance non-juif Lucien Goetz s'est intéressé à l'histoire de la communauté juive et m'a remis une petite brochure lors de la fête organisée, il y a quelques années, par la municipalité, à l'occasion de la restauration de la synagogue. Il y a eu des juifs à Wintzenheim dès le 14ème siècle. Au 19ème siècle, la communauté de Wintzenheim était la plus nombreuse de Haute-Alsace. On y a dénombré jusqu'à cent familles. Les habitations étaient groupées dans le vieux village (c'est là que je suis née). D'après la tradition, il y avait dans chaque maison de ce quartier, une pièce sous les combles appelée "Souka". Il suffisait d'ôter quelques tuiles pour la transformer en Souka (*).

La communauté juive était très structurée. Il y avait un parnass (*), un rabbin, un hazân (*), un chamess (*) qui portait bicorne pendant les offices. Il y avait une école juive qui a compté jusqu'à cent élèves. Le dernier instituteur a été Michel Netter, grand-père des Netter de Colmar. Il y avait un mikvé (*) situé dans Ia maison la plus ancienne du village.
Les professions exercées dans la communauté étaient les suivantes : boucher, marchand de bestiaux (Beheimess händler), marchand de tissus.

La synagogue de Wintzenheim
Synagogue
La synagogue actuelle date de 1752. Elle est vaste, de style roman. La photographie de son Arche Sainte qui figure sur la couverture de l'annuaire du consistoire central (1996-97) et où l'on peut lire "Arche Sainte de Ia synagogue de Wintzenheim, qui fut le siège du consistoire du Haut-Rhin depuis Napoléon 1er jusqu'en 1854".
Le cimetière juif, rue de Turckheim, date de 1795. Nous nous y rendons tous les ans pour Keifer Ofes (*).

On parlait l'alsacien et le Yiddish Daïtsch (*). Notre voisin, Philippe Baron, non-juif, parlait le Yiddish à la perfection. Ce farceur s'est posté un jour de Kippour devant la synagogue, le cigare au bec. Certains fidèles lui ayant fait des remarques, il a répondu "Ich derf !" -"Moi j'ai le droit !".

Mon père s'appelait Samuel Picard. Il était né à Wintzenheim, tout comme son père, son grand-père... D'où vient le nom Picard, porté par un certain nombre de juifs originaires de Wintzenheim ? Même Schlomo Picard, le généalogiste bien connu, n'a jamais pu le savoir.

Mon père était commerçant en tissus, mais son intérêt principal était la Torah : étudier la Torah et vivre la Torah. Il étudiait le Talmud (*) avec le rabbin Zivi. Il y a quelques années à peine, une amie, Marianne Picard, m'a dit qu'à Wintzenheim il y avait un dicton : "d'gmora, das esch for dr Samiel" - "La Guemara (*), c'est pour Samuel".
Il traduisait l'hébreu à livre ouvert. Je n'oublierai jamais qu'un jour de Shavouoth (*), alors qu'il était âgé et malade et ne pouvait se rendre à la synagogue, il m'a traduit le Livre de Ruth. Il est décédé quelques semaines plus tard.
Inutile de préciser que les mitzvoth (*) étaient observées et nous trouvions cela tout naturel.
Mon père a tenu la pratique des mitzvoth même dans des conditions difficiles. Nous avons vécu à Dijon de 1940 à 1942. Pendant deux ans, nous n'avons pas mangé de viande et, comme nous n'avions pas de Chabbess goïe (*) pour entretenir le feu du Shabath, mon père s'enveloppait dans une couverture et s'installait dans une pièce non chauffée.

Ma mère, née Rose Schwartz, était originaire de Traenheim dans le Bas-Rhin. Ce village est bien connu des membres de la Société d'Histoire des Juifs d'Alsace Lorraine (1) depuis que le pasteur et professeur Keller a raconté qu'un jour, un étudiant lui a dit : "Il y a de l'hébreu dans mon grenier". A présent on peut visiter ce qui fut un lieu de culte.
Le nom Schwartz est connu également. Ma mère était la cousine germaine du grand rabbin Isaïe Schwartz qui a été pendant une vingtaine d'années grand rabbin de Strasbourg et ensuite grand rabbin de France. Il a exercé cette fonction pendant la guerre. On peut lire dans le livre de Jean Daltroff La synagogue consistoriale de Strasbourg (page 96), que c'est grâce à son intervention auprès du Maréchal Pétain et de Laval que le port de l'étoile ne fut pas imposé en Zone sud.

Mes parents se sont mariés en 1919. A cette époque, la communauté était encore importante et la vie communautaire chaleureuse. il y avait office matin et soir, et si quelqu'un n'était pas présent à l'office de Shabath, on se rendait chez lui en visite. Nous étions sept : mes parents, mes deux soeurs et moi, mon grand-père Schwartz et ma grand-mère Picard. En réalité nous étions très souvent à huit, car ma cousine de Colmar passait chez nous tous ses dimanches et ses vacances.

Le Shabath, ma grand-mère nous donnait une friandise qu'elle appelait le Chabbesobst (*). Mon grand-père m'a appris à lire le Ma Nishtana (*) dans une superbe hagada, très grande, reliée de cuir. Je ne l'ai pas retrouvée après la guerre.. Nous ne Iaissions jamais nos grand-parents seuls, si bien que, de leur vivant, nous ne sommes jamais partis tous ensemble en montagne, le dimanche ou bien pendant les vacances.

Le Shabath après-midi, notre Stube était pleine de rnonde : on rendait visite à nos grand-parents.

Je vais essayer de passer en revue les événenents de l'année liturgique :

Scenes de la vie A Rosh Hashana (*), les hommes se rendaient à la Schule (*) en chapeau haut de forme, pantalon rayé, queue de pie et, à l'office, revêtaient le Sargueness (*). la tradition demandait qu'on ne mange pas avant la sonneire du Shofar (*). Aussitôt après, beaucoup de fidèles quittaient la Schule pour se restaurer. Mais parmi les difèles il y avait également des gens de Turckheim et d'Ingersheim qui étaient venus à pied. Pour eux, une table couverte de gâteaux était prête chez la "Sylvaine", la grand-mère de ma cousine, qui habitait à côté de la synagogue.

A Kipour (*), la synagogue était bien pleine. Les hommes étaient revêtus du Sargueness(*) et nous, les petites filles, devions demander à toutes les dames si elles jeûnaient bien. Nous étions très fières d'écouter mon père qui était Baal Tefila(*) à Rosh Hashana et Yom Kipour. Il appréciait les compliments qu'on lui faisait sur la manière dont il avait chanté. Cela pouvait donner des remarques du genre : "J'ai bien aimé tes Al h'eith (*) !".
Le soir du Kol-Nidré (*), les derniers rangs de la Schule (*)étaient occupés par des non-juifs qui tenaient à assister à l'office.

Pour fêter Soukoth (*), mon père ne s'est pas contenté de la petite pièce placée sous les combles. Nous avions une superbe Souka avec plancher, planches numérotées pour les murs, une fenêtre, une porte vitrée, du Skhakh (*) en osier tressé et un toit ouvrant. Quel travail pour la descendre en pièces détachées depuis le deuxième étage jusqu'en bas ! Mais aussi quelle joie de faire le montage ! La Souka (*) était bien décorée. Nos voisins, non-juifs, y contribuaient en nous apportant des sarments de vignes qui portaient encore leurs raisins. La Souka était montée devant la maison. Rien ne la séparait de la rue. Elle a toujours été respectée.
L'automne c'est aussi la saison des vendanges. Wintzenheim est située au coeur du vignoble. Nous allions vendanger chez nos voisins. Quelle joie de se régaler de raisins ! Après la récolte. nous avions le droit d'utiliser le pressoir. Le jus de raisin était versé dans des fûts ; ceux-ci étaient portés de l'autre côté de la rue et vidés dans les tonneaux de notre cave. J'ai réalisé beaucoup plus tard que notre vien était casher !

A l'époque de Hanouka (*), il y avait des soirées de cartes. On jouait au Klopfes. Ces soirées se déroulaient à tour de rôle dans les différents foyers et se terminaient par une collation succulente. Il était impératif de jouer pendant la Nedelnacht, c'est-à-dire la nuit de Noël.
A Noël, nos voisins nous invitaient lors de l'allumage des bougies du sapin de Noël et nous offraient des friandises. A cette époque de l'année, maman allait à Strasbourg chez ses cousins Schwartz, bouchers, et ramenait une oie grasse. Alors c'était un vrai branle-bas. Il fallait descendre du troisième étage où ils étaient entreposés, de grands récipients yomteftig (*). Maman faisait griller la peau grasse : on recueillait de délicieux "Griebe - cretons" et de la graisse yomteftig pour les Matzeknepflich (*). Maman savait aussi préparer le foie gras.

A Pourim(*) , les Pourimkichlich (*) et la choucroute avec de la viande fumée étaient de rigueur.

Pessah (*) approche. Inutile de dire que le Pessahputz(*) se faisait avec le plus grand soin.
Le matin de Erev Pessah (*), une amie surnommée Ekamalka (*) (c'était l'épouse de Ekameilech) qui était une excellente maîtresse de maison, faisait le tour des foyers et disait : "No, wo sin er met der Pessahputz ? Bei mir esch alles fertig !" - "Alors, où en êtesvous avec le Pessahputz ? chez moi tout est terminé !"
Mais chez nous il y avait un problème. Mon père était B'hor(*). Il s'arrangeait pour terminer l'étude d'un chapitre du Talmud pour Erev Pessah. Il invitait chez nous tous les B'hor(*) de Wintzenheim et faisait un Lernen (*) qui se terminait par une petite collation. On y servait en particulier un Motza(*) de pain. Inutile de dire qu'à l'heure prescrite, il n'y avait plus une miette de pin dans la maison.
On rangeait toute la vaisselle hametz (*) dans la hametzkkammer(*). On la fermait à clé, et cette clé était vendue à notre Chabbes Goïe(*). Puis on mettait en place la vaisselle yomteftig(*).
Pour avoir du lait yomteftig, nous allions chez une voisine qui avait une étable. Nous apportions notre seau yomteftiget la fermière y trayait directement le lait.Erev Pessah (*) nous ditribuions aussi des Matzoth (*) à nos voisins.
Le lendemain du Seder (*), il y avait les questions rituelles : « Quand avez vous terminé ?... Et vous ? » C'était à qui avait veillé le plus longtemps.
Dès la fin de Pessah, commençait la Rumpelnacht (*), la bien nommée. Il fallait remiser toute la vaisselle yomteftig dans la grande caisse au troisième étage. Puis nous rachetions la clé de la Hametzkammer au double du prix que nous l'avions vendue et tout rentrait dans l'ordre.

Pour Shavouoth (*), Maman faisait des Kauletch, sorte de brioche, réservée uniquement à ceux qui n'avaient jamais oublié de dire l'Omer(*), mais aucun de nous n'a jamais été privé de Kauletch.

Et les vacances ? Nous ne partions jamais en vacances, et pour cause : c'est à Wintzenheim que l'on venait en vacances. Nous avions des amis de Colmar, Strasbourg, Paris, Nice, Bruxelles,... Les uns se rendaient dans leur famille, les autres utilisaient leur ancienne maison comme résidence secondaire. Nous nous promenions dans la montagne proche ou dans la vallée de Munster; et parfois nous nous réunissions chez l'un d'entre nous pour jouer des sketches de notre invention. L'un de nos amis, Jean-Louis Jaubert, a d'ailleurs fait carrière dans le show business.
Nous avions également comme camarades les enfants du voisinage. A cette époque-là, il y avait peu d'autos et on jouait dans la rue. Nous nous sommes toujours bien entendus. Je n'ai pas le souvenir d'une dispute. Je me souviens cependant d'une remarque faite par un copain : "le clocher de mon église est plus haut que ta synagogue." ... Indiscutable...

Il n'en était pas toujours de même avec les enfants que nous ne connaissions pas. Je me souviens d'une certaine robe rouge vif avec un col blanc, étrennée pour Pessah. Nous nous promenions mais impossible de se fondre dans le paysage. Nous étions repérés et on nous disait des injures. Nous ne parlions pas à nos parents de ces Rechesbonem (*).

Prix de Francais Nous allions à l'école publique tenue par les Soeurs de Ribeauvillé. Elles portaient de lourdes robes noires et des coiffes blanches amidonnées tout à fait impressionnantes qui couvraient le front, les oreilles et une partie du menton. Le jour de la rentrée, nous avons demandé à ma petite soeur :
- As-tu une autre chère soeur ?
- Non, c'est la même... nor hät sie a ander Bonem (sauf qu'elle a un autre visage).

J'ai gardé le meilleur souvenir des "chères soeurs". Nous étions dispensées des cours de catéchisme mais chaque heure de cours débutait par la prière. Nous étions dispensées du signe de croix, nous ne joignions pas les mains. elles nous demandaient juste de nous lever et de croiser les bras. Je sais un bon bout sur les prières et les rites.
Les soeurs avaient un sens de la justice remarquable. Les filles devaient assister tous les matins à la messe avant d'aller en classe. On les récompensait par un bon point. Moi, on me faisait apprendre une poésie et je recevais alors un bon point. Je n'étais pas défavorisée.

Une bienfaitrice juive, originaire de Wintzenheim. Madame Langweil, avait fondé l'Oeuvre du Prix de Français en Alsace, destiné à promouvoir l'usage du français.
Soeur Jeanne-Marie m'a jugée digne de recevoir le grand prix de franqais pour l'année 1930-31. J'ai retrouvé après la guerre le dipôme dessiné, peint et signé par Hansi (Jean-Jacques Waltz) et signé également par Soeur Jeanne-Marie.
La petite place devant la maison natale de Madame Langweil porte son nom.

Puis il y eut la guerre. Nous avons quitté Wintzenheim en taxi, le 15 juin 1940 ; c’était le Shabath après Shavouoth. Nous n’avions jamais pris de voiture le Shabath. On entendait tonner le canon. Le taxi nous a amenés à Gérardmer puis nous avons échoué à Dijon (2). (...)
Nous sommes revenus à Wintzenheim en 1945. Notre maison étant occupée, le maire nous a hébergés chez lui. Une fois les occupants relogés, nous sommes rentrés chez nous. La maison était vide. De la Souka il ne restait que la porte vitrée. Avant guerre nous avions un chat. Pendant notre absence il avait été recueilli par nos voisins. Le jour de notre retour il est revenu chez nous. Et ma soeur de dire: "Ah ! si toutes nos affaires avaient des pattes !..." Mais la famille était au complet. C’était l’essentiel ! Les jeunes de Wintzenheim se sont mariés. Un seul couple s’est installé dans la commune.

Nous allons chaque année au cimetière puis nous faisons un pèlerinage dans mon quartier. Là on m’embrasse, je parle alsacien, mais nous connaissons de moins en moins de monde. La synagogue est restaurée. On y célèbre les offices à Yomtef (les jours de fête) et aussi des mariages. Il y a parfois des concerts liturgiques.
Mais qu’est devenue l’ancienne communauté ? Il y aurait beaucoup à dire. Certains ont essaimé dans les grandes villes, certains sont devenus très frum (pratiquants) comme mon fils qui a réalisé le rêve de son grand-père : étudier la Thorah. D autres sont partis en Eretz (*) ; et quelques uns d'entre eux sont très frum comme ma nièce et une arrière petite-fille de Ekameilech.

Mais je vais terminer sur un fait qui me touche de très près et qui est tout récent : début novembre, nous avons participé à un voyage en Andalousie. Dans le circuit il était prévu de passer un Shabath à Gibraltar. A Gibraltar, il y a cinq synagogues. L’une d’elles se trouve dans l’enceinte de l’école juive et sert pour l’office des jeunes. Notre fille est mariée à Gibraltar et elle est mère de deux garçons. Ce Shabath, nous avons éprouvé une joie intense. Notre petit-fils de douze ans a lu la septième parasha (*) qu’il avait préparée tout seul, et notre petit-fils de quatorze ans a fait l’office de Moussaf (*).

Yvonne LEVY-PICARD
Mulhouse, 1997.

 

(1) Son président est le professeur Freddy Raphaël, dont quelques ancêtres originaires de Turckheim reposent au cimetière juif de Wintzenheim. Retour au texte

(2) Voir l'article Un scandale à Dijon du même auteur. Retour au texte



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