Charles ALTORFFER - Au service des réfugiés alsaciens dans le Sud-Ouest (suite et fin)

Vichy et sa pourriture - 1942

Le Recteur Terracher a organisé une charmante fête pour les Alsaciens, mais on nous parle d'attentats et de troubles à Paris.

Timbres émis pendant la guerre à l'effigie du Maréchal Pétain
Le Service des Cultes me donne un tracas énorme, je me bats sur tous les fronts, mais réussis enfin à engager une dactylo. Les nouvelles sont mauvaises de partout: Crimée, Lybie, Singapour, Bornéo et ailleurs. On dit que Darlan aurait accepté d'assurer les renforts pour Rommel en Afrique du Nord. De Paris et Nice nous apprenons qu'ils ont faim. Heureusement nous pouvons leur envoyer quelques paquets.

Le 20 février, a commencé l'ignoble procès de Riom (12). Il est tellement infect et stupide, que les Allemands eux-mêmes le font casser. Avec les beaux jours, après un hiver très rigoureux, commence le travail de la terre et il est bien fatigant. On a trop de soucis et de mauvaises nuits, aussi la santé s'en ressent et le corps ne veut plus, mais on tient bon. il faut vivre et aider d'autres à vivre. Les voyages à Périgueux me fatiguent autant que le travail que j'y trouve, les visiteurs sont nombreux, mais chacun a ses soucis. Les nouvelles du front sont de plus en plus mauvaises. LAVAL est nommé chef du gouvernement (13 avril1942), avec, à ses côtés, de BRINON, BENOIT- MECHIN et Le HIDEUX.
(…)
La délégation Kraft continue à m'ennuyer. M.... des archives de Strasbourg, est mal reçu par moi. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire qu'il porte bien son nom de "voleur". Il s'est fâché. Il est accompagné d'un autre archiviste alsacien, mais une fois de plus la fameuse délégation rentre bredouille. Le 19août, on annonce que les Anglais ont débarqué à Dieppe pour embarquer de nouveau. On rafle des Juifs à Périgueux. Je me rends à Vichy pour voir ce qu'on peut faire, et rentre très découragé, car j'y ai appris qu'on mobilise les Alsaciens pour l'armée allemande. Le 14 septembre. j'ai la visite de KRAFT avec un colonel envoyé par le général STULPNAGEL Après plus d'une heure, de discussion, ils partent encore bredouilles. Nous avons des nouvelles directes d'Alsace par l'ingénieur MEYER (de Haegen) qui s'est évadé et est arrivé sans rien. Nous l'aidons et le cachons au Ligonat, ferme de BRUA, et plus tard je réussis à le caser au fond de l'Aveyron, où l'on construit un barrage.
(…)

Enfin du changement

Coup de théâtre: les Anglais et les Américains ont débarqué en Afrique du Nord. En même temps, LECLERC désarme toute une armée italienne en Cyrénaique. Le 11 novembre 1942, j'assiste à l'occupation de Périgueux par les Allemands. DARLAN, désavoué par Vichy, rallie l'A.O.F. et le Sénégal à la cause des Alliés. Les avions passent toutes les nuits au-dessus de Dourle pour bombarder les villes allemandes. Le 27 novembre, nous pleurons devant la radio : le vieux fou de PETAIN a donné l'ordre à la flotte française de se saborder à Toulon, et les officiers ont obéi. C'est une honte et une désolation. Toute la France dès lors est placée sous les ordres du général Von RUNSTEDT. L'armée française, le peu qui en restait, est dissoute.

Je ne sais plus que faire: l'affaire KRAFT rebondit avec violence. LAVAL m'ordonne de remettre à KRAFT les biens de l'Église protestante, et m'appelle à Vichy avec HOEPFFNER. A Vichy, sous la présidence du Garde des Sceaux, M. Joseph BARTHELEMY, j'ai réuni quelques membres du Chapitre Saint-Thomas, propriétaire des archives et de la Bibliothèque revendiquées par KRAFT. Malgré l'ordre formel donné par LAVAL, nous refusons, mais je fais écrire par HOEPFFNER à LAVAL que, si vraiment notre refus peut le gêner pour d'autres opérations plus importantes, comme il l'a prétendu, le Chapitre est prêt à lui remettre tous les biens en cause, mais qu'il ne peut les remettre aux Allemands. Coup de téléphone furieux du Directeur du Cabinet de LAVAL auquel je réponds froidement que cela ne me regarde pas. Il n'appartient ni à lui ni à moi de donner ce qui n'est pas notre propriété.

Encore KRAFT

La veille de Noël nous apprenons que Darlan a été assassiné à Alger. On ne saura jamais s'il a été félon ou non. Avant de retourner à Périgueux, nous nous arrêtons à Lyon où je vais voir l'archevêque, le cardinal GERLIER le maire et son chef de cabinet. Lyon grouille de soldats allemands armés jusqu'aux dents. A notre retour à Périgueux, un décret me nomme "délégué du Gouvernement Français auprès de la Commission d'Armistice". En d'autres termes je serai appelé à traiter avec KRAFT non plus en ma qualité de Directeur des Cultes, mais de délégué de M. LAVAL. Je l'avais bien vu venir, mais cela m'a quand-même beaucoup ennuyé.

La cathédrale de Strasbourg - "Le Gouvernement des Etats-Unis n'admettra la validité d'aucune tentative de diminuer par la force l'indépendance et l'intégrité territoriale de la France
Le 9 janvier, je fus appelé à Vichy et me mis en route. J'ai aussitôt formulé quelques conditions: j'habiterai Vichy et non Clermont où sont déposés les biens réclamés par les Allemands, j'aurai une auto et un officier d'ordonnance. Tout a immédiatement été accepté Le 1er jour je rendis visite aux Service de LAVAL et du Garde des Sceaux. A 6 heures du soir je fus reçu par le nonce apostolique, Valerio VALERI à qui je devais apprendre que l'engagement pris par Mgr RUCH et M. HOEPFFNER de rester toujours sur la même ligne de défense, ne tiendrait sans doute plus, en raison des ordres donnés par LAVAL. Le nonce m'affirma que Mgr RUCH saisissait le Vatican de la question des "trésors de l'Église", la guerre serait finie avant qu'une décision n'intervînt. J'ai emporté un excellent souvenir de ce haut dignitaire de l'Église que j'ai revu encore une fois ou deux et qui m'a chaque fois reçu avec beaucoup de gentillesse. C'était un ancien missionnaire portant une maigre barbiche chinoise et ressemblant à un rabbin. J'ai passé la soirée à l'Académie des Billards de Clermont, café où se rencontraient les Alsaciens et qui méritait bien le sobriquet d'"Académie des bobards".

Le lendemain, je rencontrai à Vichy la délégation allemande au grand complet. Le gouvernement français y était représenté par moi. Dès que j'eus appris à M. KRAFT que LAVAL m'avait chargé de lui remettre les archives et la bibliothèque de Saint-Thomas, il s'écria : "Wie steht es mi den katholischen Kirchengûtern ?" ("Qu'en est-il des biens de l'Église catholique ?"). Je lui répondis simplement : "Je suis chargé de vous remettre les biens de l'Église protestante". Cet entretien aurait été amusant à suivre pour un homme étranger à l'affaire, car je me servais de la langue française, tandis que les autres parlaient l'allemand. Le lendemain, je dus accompagner KRAFT à Périgueux auprès de Mgr RUCH, qui une fois de plus resta sur ses positions.

Quelques jours de répit sont mis à profit pour tailler mes rosiers, pour faire du bois et d'autres travaux. J'ai cueilli les premières violettes le 24 janvier, avant de prendre le train pour Vichy. Voyage pénible dans un trair bondé. Je me rends à Clermont pour y traiter la question du rapatriement de la Bibliothèque de Saint-Thomas. A peine arrivé, je reçois l'ordre de LAVAL de me trouver le lendemain à la gare de Limoges pour y cueillir M. KRAFT, accompagné de Mgr DOUVIER, dit "Prälat DAUBNER". Mais avant de partir, j'ai organisé le transfert des trois dépôts de livres à l'École des Beaux-Arts de Clermont, aux fins d'inventaire, car j'ai déclaré à M.KRAFT que je ne lui rendrai la Bibliothèque qu'après établissement d'un inventaire. De cette manière, l'inventaire qui avait été commencé à Strasbourg une douzaine d'années auparavant, et jamais achevé, serait enfin terminé. Autant de gagné sur l'ennemi.(…)

Bonnes nouvelles d'Afrique du Nord - 1943

Les nouvelles de Tunisie qui avaient été assez bonnes furent mauvaises vers la fin de février 1943. Les Américains ont reculé jusque sur la limite de l'Algérie, mais grâce aux Français la situation s'est améliorée, et le 25 février, les Allemands ont abandonné le fameux col de Kasserine et se sont repliés à leur tour.

En France le gouvernement de Vichy procède sur ordre des Allemands, à un recensement du "peuple esclave" pour fournir des ouvriers à l'Allemagne. Une loi dite "sur le Travail obligatoire" a été promulguée et le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) commence à énerver le Sud-Ouest, jusqu'ici absolument amorphe. Maintenant qu'on leur prend leurs fils pour les envoyer en Allemagne, ils s'en montrent outrés. Jusqu'à présent, que ce soit Paris ou Berlin qui commande, tout leur était indifférent.

En mars nous parviennent les premières nouvelles de combats entre les maquisards du Vercors et la Milice de Vichy, renforcée et bientôt remplacée par des unités allemandes. Mon ami et ancien collègue de la Chambre, le Docteur GADAUD, a été révoqué par Vichy comme maire de Périgueux, fin mars 1943. Au bureau, je commence à trier mes papiers et à détruire tout ce qui peut être compromettant, car je crains une perquisition. Les Allemands commencent à s'énerver, car en Tunisie et en Russie ils subissent de graves revers. De Vichy on me dépêche M. BENOIST, sans doute pour me rendre plus souple. Conférences avec VALOT, le Préfet, le Recteur, sans beaucoup de succès. Les nouvelles de Tunisie sont de plus en plus excellentes.
(…)
Malheureusement KRAFT vient de nouveau m'ennuyer. Cette fois il vient me dire que la question des trésors de la cathédrale et des églises d'Alsace est réglée. En effet, le 21 mai, la troupe occupe, à 4 heures du matin, le château de Hautefort et charge le tout sur des camions. Des wagons attendaient le chargement à la gare de Périgueux. A cause des gobelins, don de Louis XIV à la cathédrale de Strasbourg, ces wagons ont été convoyés par un groupe de pompiers venus exprès de Strasbourg. Paul LECHTEN, Conservateur des dépôts au château de Hautefort, téléphonait toutes les demi-heures à M. GEYER, à Périgueux, qui, de son côté me tenait informé de tout. Vers midi, il me téléphona que ce pauvre LECHTEN perdait la tête parce que les émissaires de KRAFT semblaient vouloir emporter d'autres dépôts qui n'étaient pas venus de Strasbourg, mais du Louvre ou du Musée de Cluny. J'avais refusé à KRAFT d'assister à l'enlèvement de nos trésors, car je ne tenais pas du tout à figurer dans les "Strassburger Neueste Nachrlchten" (13) en train de remettre aux Allemands ce que j'ai tenté de leur soustraire pendant 23 mois. Devant le SOS de LECHTEN, et sachant que les premiers camions chargés étaient déjà en route pour Périgueux, je me décidai à y monter avec M. GEYER. Là nous trouvâmes KRAFT avec sa bande. Il me dit en français : "Alors, vous voilà quand-même?" Je lui répondis :
- Je viens comme l'huissier qui doit constater un adultère et qui arrive toujours quand l'adultère est déjà consommé.
-Vous avez toujours le mot pour rire, me dit-il.
Et peu après, le partage très net entre nos dépôts et ceux qui ne pouvaient être revendiqué par KRAFT était établi.
(…)
Au début du mois de juillet, nous apprenons que les Alliés ont débarqué en Sicile. Le 14 juillet, je suis descendu à Périgueux pour assister aux cultes, à défaut d'autres manifestations. Fin du mois, Jean WOLF fut arrêté et trimbalé à Limoges. Le 26 juillet, Mussolini a abdiqué. Les Russes avancent, les Alliés débarquent en Italie du Sud. Les Russes se disent maîtres de Stalingrad, et en Italie l'avance alliée se précise. En septembre, Jean WOLF est remis en liberté. Le fils GASQUET, un charmant garçon, est odieusement assassiné par des "maquisards", et quelques jours plus tard, son premier et seul enfant est né. Les Français débarquent en Corse, Naples est pris. A Périgueux les bombes explosent. Les Allemands répondent par le couvre-feu à 19 heures et des arrestations. L'Italie déclare la guerre à l'Allemagne.

Depuis 1940, nous avions une petite publication La voix du GERAL, lien entre les réfugiés et expulsés d'Alsace et de Lorraine. En octobre 1943 elle fut interdite, mais notre Association a continué, et même La voix du GERAL est ressuscitée. J'y ai écrit de nombreux articles, et, en les relisant à présent, je suis étonné qu'on ne m'ait pas coffré. Une bombe ayant fait explosion à Périgueux, les SS y viennent, terrorisent la population et procèdent à des rafles avec huit voitures cellulaires. Ils viennent même chercher une Juive chez moi, mais je les ai proprement "complimentés dehors". Bien entendu, celui qui paraissait les conduire était un civil français.

Les rafles durent depuis plusieurs jours. Le panier à salade de la Gestapo ayant stationné durant plus d'un quart d'heure devant mon bureau, le bruit s'était répandu de mon arrestation, aussi ai-je reçu des coups de téléphone pour savoir si j'y étais encore. L'énervement des Allemands s'est tragiquement confirmé à Clermont, où ils ont arrêté toute l'Université de Strasbourg. Un professeur fut tué tout de suite, un autre de mes amis, M. EPPEL fut grièvement blessé. Des étudiants furent tués ou traînés dans les camps. Un fils du professeur HAUTER et l'un des fils MARZOLF y sont morts. Une fille du Docteur ZILL HARDT est restée internée durant des mois. On a su après, que les Allemands avaient arrêté un agent provocateur du nom de M..., qui a livré ses camarades et s'en est même vanté.

Arrestation du Grand Rabbin HIRSCHLER


Charles Altorffer évoque la mémoire du
Grand Rabbin Hirschler lors l'inauguration de la
Synagogue de la Paix
, le 23 mars 1958
Les nouvelles du front se sont entre temps améliorées. Les Russes avancent, les Allemands reculent en Italie, mais ce mois de décembre 1943 a énervé tout le monde. Le Préfet nous a invités à nous cacher quelque part. Frey, Naegelen, Maechling et beaucoup d'autres ont suivi ce conseil. Quant à moi, j'ai refusé de bouger. Les Allemands me connaissaient et savaient où me trouver. Je n'avais aucun intérêt à abandonner Lucie et Mathilde, aussi suis-je resté et n'ai-je pas été importuné, bien qu'il y eût, à ce moment, beaucoup d'arrestations.

La veille de Noël, je reçois la nouvelle de l'arrestation du grand rabbin HIRSCHLER. Peu avant, il était chez moi. Je l'avais supplié de ne pas retourner à Marseille et lui avais même trouvé un petit appartement à Périgueux. Il m'avait promis de remettre rapidement les affaires en ordre à Marseille et venir à Périgueux avec sa femme et ses enfants. Nous n'avons plus jamais revu ni l'un ni l'autre. Mme HIRSCHLER a été gazée et, connaissant le sort qui l'attendait, elle avait adressé une lettre admirable à sa famille avant de s'avancer vers le four crématoire, tandis que son mari, au moment de la libération (du camp), a été achevé d'un coup de revolver dans la nuque, au bord de la route.

1944

Fin février 1944, le rabbin MARX de Strasbourg décéda. Ses obsèques furent fixées au lundi 28 à 10 h 1/2 ; mais les Juifs oseront-ils venir ? Les Boches ne profiteront-ils pas de ce rassemblement pour les cueillir d'un seul coup de filet ? Je mobilisai donc le Maire de Strasbourg, son adjoint NAEGELEN, le Directeur général des Affaires d'Alsace-Lorraine, M. VALOT, le Directeur des Beaux-Arts, M. GEYER et d'autres encore pour parer, si possible, au pire. Lorsque nous arrivons au cimetière, il n'y avait personne, mais les Juifs étaient embusqués tout autour. Après un peu d'attente et ne voyant aucun Allemand, je leur donne le signal de venir. Alors ce fut la ruée. Une douzaine d'hommes, comme sortis d'un tableau de Gustave Doré, amenèrent le cercueil sur d'énormes poutres, figures défaites, dans les yeux un feu de folie. Et tranquillement, lorsque tout le monde se fut engouffré dans le cimetière - plus de 200 personnes - je ferme la porte d'entrée et y monte la garde. Mais rien ne se produisit, et le brave père MARX, si simple et si dévoué, eut des obsèques dignes de lui, sans qu'aucun trouble ne fût apporté à l'émouvante cérémonie, se déroulant sous un véritable déluge.

La semaine de Pâques a été inaugurée par des massacres à Rouffignac, Sainte Orse, Château l'Évêque, Brantôme, Ligueux et ailleurs et des rafles de Juifs un peu partout. C'est à ce moment que j'ai emmené à Dourle pour la mettre à l'abri, la petite Madeleine WEIL de Haguenau. Quelques jours plus tard, j'ai pu la confier à une institutrice de Lisles où elle est restée jusqu'à la Libération. Mais le rabbin CYPER a été arrêté et a disparu comme le grand-rabbin HIRSCHLER. Sylvain LEVY, Secrétaire Général du Consistoire Israélite du Bas-Rhin, a été arrêté à Vichy, et n'a plus reparu.

La nuit du 20 avril m'a procuré une grosse émotion, car j'ai dû faire la sage-femme et aider à venir au monde le petit François GASQUET. Heureusement tout s'est bien passé. . Nous avons beaucoup de visites, entre autres celles de Mgr KOLB et du chanoine SPEICH. Au début de mai, l'état de siège est prononcé à Périgueux, plus de téléphone, mais de nombreuses arrestations. Tout le monde est fort inquiet, surtout HOEPFFNER (Président du Directoire de l'ECAAL) qui, cependant, n'a pas mis les voiles.

Jeanine BLOCH, s'appelant faussement BERGER, une des jeunes filles juives qui se sont dévouées en faveur des enfants juifs camouflés et placés dans des familles chrétiennes à la campagne, a été arrêtée par la police mixte (Gestapo-Milice) au sortir de mon bureau. J'ai eu du mal à la soustraire à la Gestapo, à qui, de plus, j'ai subtilisé les 76000 Fr. trouvés sur Jeanine (J'ai revu la jeune fille à Strasbourg où elle s'est mariée avec un jeune avocat WEIL).

Premiers contacts avec les maquisards

Le 7 juin, nous apprenons qu'il y a eu un débarquement, mais on en doute : pas de courant, pas de TSF !.. Le 8 juin, nous sommes réveillés par le grondement de moteurs devant notre maison. M'attendant chaque nuit à une descente de la Gestapo chez nous, j'ai sauté à bas du lit et ai regardé à travers les jalousies du volet. Ce que je vis me sidéra, car dégringolaient de deux énormes camions des hommes portant les uns des calots, d'autres des casques, revêtus qui de bleus de travail, qui de vêtements civils. L'un ou l'autre portait une vareuse kaki ou même bleu horizon. L'armement était tout aussi hétéroclite. Le commandement était assuré par un lieutenant en tenue ; il paraît que c'était un ancien commissaire de police qui disposait avec deux ou trois autres d'une traction avant. Sur son ordre, les camions furent cachés dans la cour des GASQUET, la traction dans celle des BRUDY, et voilà une colonne de 40 hommes qui se dirige vers la Vallée, vers la voie ferrée. Je me suis vite habillé et suis entré en contact avec les maquisards, les premiers que j'ai vus.

Le chauffeur de la traction était alsacien et pendant que je bavardais avec lui, l'air fut ébranlé par une violente déflagration: ils venaient de faire sauter le tunnel de la voie de Ribérac et de la rendre inutilisable pour de longs mois. Une demi-heure plus tard, la petite troupe revint. J'ai accosté le lieutenant qui, après un peu d'hésitation, m'apprit qu'on attendait l'arrivée d'un car de miliciens, et l'on dressa l'embuscade sur la terrasse de notre jardin ! Fusils-mitrailleurs, petit tas de grenades à main, fusils, mitraillettes la garnissaient. Si le car des miliciens était venu, il y aurait eu du vilain, surtout pour nous; mais le car qui déboucha tout-à-coup de la forêt était simplement le car régulier de Ribérac. Commandements, coups de semonce, et le car s'arrêta juste devant notre grille. On fit descendre les hommes, mains en l'air. Le premier que j'aperçus était un abbé mosellan que je connaissais, le deuxième était le jeune pasteur DUBOIS. Alors je m'en mêlai de nouveau et le car put reprendre ses passagers et filer. Encore une demi-heure d'émotions, car on attendait toujours le car spécial qui, heureusement, ne vint jamais. Enfin on démolit mon téléphone en m'affirmant qu'on le faisait dans mon propre intérêt, et enfin, vers 10 heures, du matin, tout rentra dans l'ordre, mais nous avons eu chaud.

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Il y a cependant depuis ce jour quelque chose de changé. Nous sommes coupés de tout: plus de courrier, plus de journaux, plus de téléphone, et souvent pas de courant. Le dimanche suivant, 11 juin 1944, je bavardais avec notre voisin BRUDY, lorsque débouchèrent de la forêt des motocyclistes suivis de voitures. Les premiers portaient des casques, de sorte que je les ai pris pour de la Wehrmacht, mais c'était des gendarmes français et des GMR qui escortaient le premier défilé de FFI se rendant à Lisle.

Les gendarmes s'étaient repliés dans le maquis pour ne pas être désarmés par les Allemands, qui avaient menacé, en cas de débarquement, de désarmer et d'interner non seulement les gendarmes, mais tous les hommes jusqu'à 70 ans. Or le débarquement avait eu lieu quelques jours auparavant. Le cortège ne manquait pas de pittoresque, les motocyclistes roulant en estafettes, étaient suivis d'une voiture garnie d'un énorme drapeau et portant l'inscription "Gendarmerie Nationale". Ensuite vinrent des camions et voitures de toutes espèces, garnis de drapeaux, de fleurs, de branches vertes, et surtout de jeunes gens, chantant et criant, mais en alsacien. Plusieurs me connaissant, m'interpellèrent en criant : "Jetzt geht's ball heim!" (14).

Ce cortège descendait lentement à Lisle, y planta un énorme mât, hissa le drapeau, embêta le curé et quelques autres collaborateurs et déjeuna chez l'habitant. Les citoyens de Lisle se firent un honneur d'inviter au moins un de ces gars, mais le lendemain on fit prestement disparaître les témoins de cette "Fête de la Libération", car les Allemands s'énervaient de plus en plus, et l'on craignait leurs représailles. Les fusillades se multiplièrent à Périgueux, mais les collaborateurs prirent peur. C'est ainsi que le Préfet, ayant reçu un petit cercueil avec une corde dedans, prit la fuite et disparut de la circulation. Il fut remplacé par le sous-préfet de Bergerac.

La circulation en motocyclette ayant été interdite par le préfet sur ordre des Allemands, je me trouvais assez embarrassé en arrivant à Périgueux sur mon pétaron. Je ne pouvais pas téléphoner à la maison, la ligne coupée, je ne trouvais pas de vélo à emprunter; alors je me suis adressé à la Kommandantur pour savoir, qui, du préfet ou de moi, avait raison, car, selon moi, seule la grosse motocyclette était interdite, mais non le vélomoteur. Un Hauptmann à l'accent wurtembergeois me déclara que personne ne m'empêcherait de rentrer sur mon "Kleinmotor", ce que je fis sans écouter les lamentations de M. BRUA, qui prétendait que j'allais inconsidérément à la mort.

Deux jours plus tard, l'action de représailles sur Lisle eut lieu. J'en avais eu vent et avais prévenu le maquis de Monsignac en leur suggérant de déménager. Ils n'en avaient pas envie, mais ont néanmoins suivi mon conseil, mais cela je l'ignorais, lorsque le lendemain matin à 7 heures, je tombai sur la colonne allemande agrémentée de miliciens. Elle avançait avec prudence, les hommes et les mitrailleuses camouflés de feuilles de châtaignier. Ne pouvant plus reculer et tourner bride, voyant des carabines braquées sur moi, je me remis à pédaler et, arrivé à leur hauteur, je leur dis : "Guten Tag! lch kann doch durchfahren?" (15).

Ebahis d'entendre leur langue, ils me répondirent : "Gewiss!" (15) , et je filai, mais rebroussai à la première bifurcation, n'étant pas sans inquiétude pour Dourle. Lucie et Mathilde (ma soeur) n'avaient pas été inquiétées, mais à Lisle il y eut des arrestations, des blessés et un mort.

N'ayant pas trouvé à s'occuper autrement, les miliciens ont pillé et rossé les Juifs réfugiés à Lisle. Ils leur ont même volé les objets de piété. Disposant d'une certaine somme de l'Union des Juifs de France que j'étais à ce moment seul à représenter dans le Sud-Ouest, je me suis rendu à Lisle et ai distribué quelques secours, aussi du Secours National, grâce à Maryse BECKEN-HAUPT, à ceux qui avaient tout perdu et ne pouvaient même plus acheter du pain. MIle FARGEOT de Lisle m'a également aidé, car elle dirigeait la petite section du Secours National de Lisle.

Quelques jours plus tard, je me suis rendu auprès du chef de la Milice de Périgueux, à qui j'ai dit ma façon de penser. A mon grand étonnement il m'a présenté des excuses et m'a remis les objets du culte dérobés aux Juifs de Lisle. Une fois de plus j'ai constaté qu'avec du culot on peut obtenir pas mal de choses, mais aussi combien le mythe PETAIN a obnubilé l'esprit de beaucoup de braves gens, car le chef de la Milice m'a paru être un brave homme qui se croyait obligé d'aider Pétain et la France en s'alliant aux Boches. A la Libération, il fut arrêté et devait être fusillé. Il m'a alors envoyé sa femme, afin que je témoigne en sa faveur, ce que j'ai fait avec succès.
(…)

Combats en Dordogne

Les événements du front français continuaient à nous tenir en haleine. Caen était un des centres de résistance des Allemands. Les voyages en moto devenant trop dangereux, je me rendais à Périgueux à vélo le lundi matin et y restais jusqu'au mardi soir, ensuite le jeudi j'y retournais et restais jusqu'au vendredi soir. Ce n'était pas commode, ni pour Lucie, ni pour moi, mais je n'aurais pas pu faire le voyage aller et retour de 35 km accidentés plus souvent, pour des raisons de santé. Je passais mes soirées à Périgueux, soit au bureau, soit chez des amis. On a fusillé des otages un peu partout, une bombe est tombée sur Périgueux, démolissant une petite maison. Une deuxième a tué un cheminot dans son jardin, une troisième n'a pas explosé dans la cour des ateliers du chemin de fer. Grosse agitation partout.

Mon ami Léon SCHEUER a été arrêté avec son frère Albert. Déportés, ils ont disparu, mais j'ai réussi à sauver une partie de leurs biens pour la fille de Léon, camouflée dans la Drôme.
(…)
Nous vivions dans le maquis, mais ne manquons de rien, sauf du courant électrique et du courrier. Les deux arrivaient parfois par intermittence. Jeannine BLOCH a été condamnée, mais d'autres jeunes filles juives continuent à m'apporter de Lyon de l'argent de l'Union des Juifs de France, pour payer la pension des enfants juifs camouflés dans les fermes. Ces petites jeunes filles ont fait preuve d'un énorme courage.

Un soir j'ai trouvé dans la forêt, non loin de Dourle, trois morts, à la suite d'un accrochage entre miliciens et maquisards. Cela devient ennuyeux, mais les nouvelles du front sont tellement encourageantes, qu'on ne s'y arrête pas trop. Le 15 août (1994), nous apprenons que la 1ère Armée Française, sous DE LATTRE (16), a débarqué dans le Midi. Nous ne pensions certes pas que Jean (notre fils) en était. Le soir on entend crépiter les mitrailleuses dans la Vallée derrière Dourle, à la suite d'un accrochage.

Les voyages à Périgueux deviennent de jour en jour plus dangereux. J'essuie des coups de feu de la part des Russes blancs portant l'uniforme allemand avec, brodé sur le bras, le mot "Géorgien". On a arrêté des gens et leur a enlevé cheval et voiture, sans doute pour créer un parc de voitures pour les Allemands et les Russes sur le point de filer. Le 18 août j'ai même été reçu à Chancelade à coups de canon. Cela se gâte visiblement, mais je ne pensais pas que nous étions si près de la Libération.

Le retour, ce 18 août, a été mouvementé, car j'ai été arrêté trois fois par les Russes et cinq fois par les FFI. Ces derniers voulaient absolument me considérer comme un espion, car, prétendaient-ils, personne ne peut entrer à Périgueux, ni en sortir, sans y être spécialement autorisé par les Allemands. J'avais beau soutenir le contraire, ils ne voulaient pas en démordre et me conduisirent dans une clairière de la forêt où se trouvait leur PC avec un vague sergent. En lui faisant un dessin de l'entrée de Périgueux et en lui marquant la place où se trouvaient les quatre canons dont l'un m'avait si gracieusement accueilli le matin, je l'ai quelque peu convaincu.

On me laissa partir, mais 1 ou 2 km plus loin, j'étais de nouveau prisonnier et fus encore entraîné dans la forêt. Après plus de deux heures, j'arrivai à La Capelle à 5 km de Dourle. Je croyais la partie gagnée, mais à la sortie du village je tombai sur un véritable rassemblement de FFI, sous le commandement d'un gros bonhomme, affublé d'un uniforme de commandant, beaucoup trop étroit pour sa taille. A sa ceinture pendaient deux gros Colt attachés par des ficelles, bref, une tenue d'opérette. Ces gars ne voulaient pas entendre raison; un petit jeune homme en uniforme d'aviateur de terre me dit méchamment, en tenant ma carte d'identité : "Vous prétendez être Alsacien??". Je lui répondis : "Je ne prétends rien, je suis Alsacien". Alors il me parla en dialecte; je lui répliquai : "So guet wie dû kann ich's au noch" (17). Rien n'y fit. Enfin arrivèrent trois jeunes filles, dont l'une, institutrice alsacienne, me connaissait depuis quatre ans. Grâce à elle la liberté me fut rendue.
(…)

Libération de Périgueux

Lundi matin, Périgueux est pavoisé, car on attendait les Américains… qui ne sont jamais venus. Il y eut une émouvante revue des "soldats sans uniforme", malgré la pluie incessante. Le lendemain, on nous apprit que Limoges, Toulouse, Grenoble et Paris auraient été libérés après de terribles combats de rue. Le samedi 26 août, une foule énorme fit les obsèques des quarante dernières victimes de la Gestapo, devant le Palais de Justice de Périgueux, avec cultes en plein air dans les trois confessions. A partir de ce jour, on annonça victoire sur victoire dans tous les coins de France. La victoire fut fêtée chez nous par un grand déjeuner où on a bu et ri comme cela se convenait.

Quelques jours plus tard, on apprit que les Alliés avaient pénétré en Allemagne. Un commandant de l'armée DE LATTRE est Arrivé, apportant des nouvelles de Jean et conviant FREY, MAECHLING et moi à son Q.G, à Mâcon. Le 18 septembre, nous nous sommes mis en route pour un voyage impossible à travers le plateau de Millevaches, sur des ponts de secours ; le lendemain nous étions à Vichy, passé à Autun, où j'ai pu nous procurer de l'essence par Pechelbronn et rejoint le Q.G. de DE LATTRE à Dijon, le 20 septembre. Si la route avait été libre, le voyage aurait été relativement aisé, mais sur toute la distance elle était encombrée de convois.

Le 23 septembre, j'ai rencontré Jean à Besançon. En tenue de capitaine, il nous a conduits au 5e Bureau où un colonel nous a donné notre travail. Le lundi, je suis parti à Paris en voyage officiel, où j'ai rencontré Me KALB (Jacques d'Alsace) et Jean MARZOLF. Le lendemain, j'ai été reçu par M.TIXIER, Ministre de l'intérieur. Le Ministre de l'Education Nationale, M. CAPITAN, m'a présenté le nouveau Recteur, M. PRELOT. J'ai également conféré avec M. BLONDEL, Commissaire Général.

Samedi 30 septembre, je suis retourné à Besançon. Le 4 octobre, ayant décidé de retourner à Périgueux, parce que le bouchon de Montbéliard empêchait DE LATTRE de passer, j'ai encore dîné chez DE LATTRE avec MAECHLING, PROVOST de LAUNAY et BULLIT, ancien ambassadeur des Etats-Unis, portant l'uniforme de commandant français. La soirée n'a pas été gaie, car DE LATTRE était très soucieux et aussi furieux contre les Américains qui avaient lâché une position sans en référer aux Français qui, arrivant à la relève, ont été accueillis par un feu infernal de la part des Allemands qui s'étaient installés là où les Français croyaient relever les Américains. Le lendemain matin, nous nous sommes mis en route pour un voyage fort pénible; je suis tombé en panne deux fois, et j'ai fait le mécano avec le garagiste, sans ouvrier.

Voyage à Paris

Arrivé à Périgueux, je croyais trouver un peu de repos. Mais un télégramme m'a rappelé à Paris. Voyage épouvantable dans des trains bondés. Arrivé à Orléans, il faut marcher, passer la Loire en bateau, porter de lourds bagages. J'arrive rue de Monceau, que je trouve en pleine folie. Le Ministre exige que tous les Services d'Alsace soient installés à Paris. Je discute, refuse, démissionne. Finalement, M. de COURCEL, grand chef à pouvoirs très peu définis, trouve une solution : je partagerai mon temps entre Paris et Périgueux.

Les journées suivantes ont été infernales. On me demande note sur note, mais je n'ai ni dactylo, ni documentation. Entre temps, on a fait venir de Vichy ce qui restait de l'ancienne Direction Générale. Ils arrivent sans aucun matériel, celui-ci s'étant perdu en route. Enfin j'emprunte une machine à mon frère Henri, Mme POYET, mon ancienne dactylo de Périgueux, consent à travailler avec moi, tandis que ses collègues sont désoeuvrées, faute de machines et d'archives.

Huit jours plus tard, je plaque tout et rentre à Périgueux, le 8 novembre. Je tombe en panne, n'ayant plus d'essence. Un FTP désireux de ma dépanner verse de l'alcool dans mon réservoir. Le moteur tourne, mais ne tire pas. Je téléphone à Dourle, et Lucie m'envoie NINI à vélo avec un bidon d'essence sur le dos. Enfin le moteur tire de nouveau, et nous rentrons. Je suis harassé et me couche, n'en pouvant plus. Le lendemain, je me rends à Périgueux en moto et je travaille deux jours pour mettre au net mes notes, étayées cette fois par quelque documentation. Le samedi je rentre enfin, complètement à bout de souffle, car en-dehors des rapports, j'avais des conférences avec toutes les autorités.

Premier retour en Alsace

Le 20 novembre, nous apprenons que DE LATTRE est sur le Rhin du côté de Mulhouse. Le 23 novembre, un télégramme officiel m'appelle à Paris. On se doutait que je filerais tout de suite à Strasbourg, libéré le même jour par la Division LECLERC. Le 25, je pars pour Paris avec HOEPFFNER et demande mes papiers pour Strasbourg. Enfin je reçois des papiers... insuffisants, mais une affichette "French Civil Affairs Alsace", de ma propre invention les complète! La Préfecture de Police me baille de l'essence, et le 8 décembre nous voilà en route pour Strasbourg. Après une nuit passée à Nancy sous la neige, et le ventre vide, il nous faut quatre heures pour arriver à Senones, mais finissons par arriver à Strasbourg.

L'impression de la ville en ruines a été terrible. J'ai pleuré dans la rue. HOEPFFNER se loge au Séminaire Protestant. J'ai essayé d'aller chez Emma (ma soeur), mais ai trouvé la maison en ruines. Emma s'était repliée à Woerth, au château, après avoir été sortie des décombres par les pompiers. Je vais donc chez les René (ALLENBACH, artiste-peintre), où je trouve un accueil charmant malgré la canonnade incessante. Le lendemain je rencontre Mgr RUCH à Saint-Pierre-le-Jeune, ainsi que le préfet HAELLING et le Commissaire de la République BLONDEL.

Le lendemain, avec Mme RIUER (ma secrétaire jusqu'en 1940), je me rends au Grand Séminaire pour y choisir des meubles pour mes bureaux, où il n'y a personne, sauf Mme RIUER et LOCHERT. A la Préfecture, un fonctionnaire, anciennement chevalier de la Légion d'honneur et devenu bon collaborateur, veut m'empêcher de m'y installer. Mais il tombe mal, j'y suis et j'y reste. On me refuse le permis de circuler, mais là encore je m'impose et reçois même de l'essence.

(…)

Repli provisoire sur Paris - 1945

Me voici bloqué à Paris, où l'on patauge dans une neige épaisse. Heureusement j'ai mes gros souliers qui me permettent de garder les pieds au sec. La nouvelle d'un assaut allemand sur Strasbourg effraie tout le monde. il paraît que les Américains ont décidé de se replier sur les Vosges. A ce moment le Maire FREY, avec l'aide de DE LATTRE et de CHURCHILL réussit à annuler la décision américaine, et DE LATTRE est chargé de défendre Strasbourg. La population y vit dans de véritables transes. Qui peut, prend la fuite, même à pied, dans une neige épaisse. La Préfecture et le Commissariat s'en vont. Le Maire reste, sa voiture prête.

Les 3, 4 et 5 janvier ne seront jamais oubliés par les pauvres gens, guettés par les Allemands et la 5e colonne. Les patriotes tremblent, car ils ont trop manifesté leur joie à l'Arrivée de la Division LECLERC. Des éléments de cette Division reviennent et livrent d'héroïques batailles de chars au nord de Strasbourg: Wantzenau, Kilstett etc.. Les Allemand stoppés de ce côté attaquent dans le Sud où il faut mettre en ligne des compagnies de FFI, notamment la demi-brigade d'Alsace (commandée par MALRAUX).

En attendant de pouvoir repartir, j'accomplis un travail insensé dans des conditions impossibles : bureau glacé, restaurant glacé, 10° de froid. Je n'ai même pas la ressource de prendre le train pour retourner à Périgueux, car le train ne va pas plus loin que Limoges. Finalement, le 22 janvier. je me mets en route par une tempête de neige et arrive le soir à Périgueux, et à Dourle le lendemain matin.

Enfin, le 27 janvier le temps se radoucit et me voilà parti pour l'Alsace. Tout va bien jusqu'à Limoges, mais alors commence le voyage le plus terrible de mon existence. Bloqué par la neige, pas de place à l'hôtel, pas de garage pour ma voiture, verglas, pluie battante, pas de repas chauds dans les auberges, difficultés pour me procurer de l'essence, moteur noyé dans les vallées inondées. M'étant arrêté dans un café à Vesoul, j'y ai entendu la radio qui annonçait que HITLER avait renoncé à son offensive sur Strasbourg. Une fois dans la zone des Armées, je trouve les routes déblayées, même sablées dans le col du Hantz, et je descends dans la Vallée de la Bruche. Arrivé à Strasbourg. je m'installe rue de la Monnaie, dans notre ancien appartement. Je suis arrivé à bon port, grâce à ma bonne voiture et mon opiniâtreté.

Retour définitif

Charles Frey, Maire de Strasbourg
Je trouve mon bureau fermé, LOCHERT en prison et le reste du personnel je ne sais où. La ville est sale, les gens sont sales, çà gueule et çà paresse. Quant à l'Administration, c'est le bouquet. Le Préfet et le Commissaire de la République ne peuvent se supporter. Personne ne travaille, ni dans les ateliers, ni dans les maisons endommagées, ni dans les bureaux. On fait de la politique, les uns de l'autonomisme, car si dans certains milieux on n'est pas fâché du départ des nazis, on n'est pas content de l'arrivée des Français. Certains cléricaux et protestants auraient voulu une occupation américaine préparant un plébiscite. Les autres font du chauvinisme et de l'épuration. Tout le monde commande, personne n'obéit, tout va de travers, faute d'un homme intelligent, juste et courageux sachant ce qu'il veut, et sachant se faire obéir.

Le 6 février, je me rends à Obernai pour ramener mon chef de bureau SCHNEIDER qui ne se montre plus, n'ayant pas de moyen de locomotion. Il faut que je réussisse à faire marcher mon Service. Un comptable que j'ai engagé à la place de LOCHERT se révèle totalement incapable. J'essaie avec l'aide de SCHNEIDER de mettre la comptabilité en état. De guerre lasse, je demande au préfet quels sont les griefs contre LOCHERT, tout en précisant que je ne demande aucune faveur. Le lendemain, il me téléphone que LOCHERT est en route du Struthof à Strasbourg, son dossier ne contenant rien ! Justice FFI !

Je profite d'une accalmie pour revoir les amis et entendre les récits les plus poignants des événements du 3 au 12 janvier. Je revois Mgr RUCH, Robert HOEPFFNER etc ... pour remettre les choses en marche, car au point de vue des cultes, tout est à refaire. Le 10 février, à 9 heures du soir, l'électricité revient. Quelle chance de pouvoir renoncer aux bougies et à ma petite lampe à acétylène ! Le dimanche 11février, il y eut une messe de Libération avec DE LATTRE, LECLERC, MONSABERT, de COURCEL, le vieux général SCHWARTZ, suivie d'une réception à l'Hôtel de Ville, mais le 12, Strasbourg est encore bombardé.
(…)

Ch. Altorffer à l'inauguration de la Foire européenne au Wacken - septembre 1948 (Photo Carabin - coll. B. Keller)
Le 13 avril, Lucie rejoint Strasbourg avec moi, mais elle n'a pas de chance, car le canon tonne nuit et jour et les obus hululent au-dessus de nous. Nous sommes descendus à la cave où nous avons rejoint les autres habitants de la maison, inquiets de notre sort. Le 16 avril, DE LATTRE entre à Strasbourg par Kell, sous les obus allemands, mais dans l'enthousiasme. Enfin, le 7 mai, un armistice est signé. Le 8, DE GAULLE fait un discours à l'Hôtel de Ville devant une foule énorme. Avec cela, nous n'avons pas encore cherché nos affaires à Dourle et à Périgueux, où le Service est encore assuré par BRUA. Nous nous y rendons le 20 juin, où après de nombreuses visites officielles et amicales, nous mettons en route un wagon contenant nos affaires, celles du Service et celles de BRUA.

Premier Quatorze Juillet après la guerre. Perdu une demi-journée avec des questions de préséance et de cérémonial. Le 16juillet on installe Mgr WEBER comme coadjuteur de Mgr RUCH avec réception et grand dîner à l'évêché. Peu après, le 29 août, Mgr RUCH mourut tout seul, sans que personne ne s'en doutât. Embolie sans doute. Le 4 septembre, ont eu lieu ses obsèques en grande pompe. J'ai regretté cet homme, à qui j'avais remis en son temps la Croix de Commandeur de la Légion d'Honneur et à qui me liait une amitié profonde consolidée par notre sort commun pendant la guerre et nos luttes contre le Ministerlalrat KRAFT.

En septembre, à la demande du préfet, je m'étais occupé des élections pour le Conseil Général, qui eurent lieu le 23septembre. Furent élus: NAEGELEN, MAECHLING, WESTPHAL, DOMMEL et OBERKIRCH. Au deuxième tour je m'en suis désintéressé, mais il a fallu m'occuper en octobre des élections pour la Chambre, avec Fred SCHEHR. Sous la pression de DE GAULLE, Charles FREY a dû admettre CAPITAN sur notre liste. Je suis parti en claquant les portes.

FIN

NB: Ici s'arrêtent les Souvenirs de Charles ALTORFFER. Il n'existe pas d'autres cahiers relatant la suite de son activité, notamment comme Maire de la Ville de Strasbourg.

ILLUSTRATIONS :

  • Les photographies et documents sont extraits de la brochure 50 ans de l'évacuation Strasbourg-Périgueux, supplément à Strasbourg Magazine
  • Timbres : collection Michel et Annie Rothé


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