Au service des réfugiés alsaciens dans le Sud-Ouest (1939 -1945)
Charles ALTORFFER

Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation de la Société d’histoire de l’Alsace du Nord, éditeur de L’Outre-Forêt.

PRESENTATION

Depuis 1972, le Cercle d’Histoire et d’Archéologie de l’Alsace du Nord s’est fixé pour tâche de faire connaître la région septentrionale du département du Bas-Rhin, depuis la Forêt de haguenau jusqu’à la frontière allemande à Wissembourg. Sa revue l’Outre-Forêt aborde les diverses facettes d’un riche patrimoine, culturel, religieux, économique et humain.
Il était donc naturel qu'elle réserve dans la rubrique Ces hommes de chez nous une place à Charles Altorffer, cet enfant du pays qui a beaucoup oeuvré pour ses concitoyens de l’Outre-Forêt et de l’Alsace en général.
C’est sur la fin de sa vie, aux environs de 1950, que Charles Altorffer avait, pour ses enfants, mis au net les brèves notes consignées dans des agendas tout au long de sa vie professionnelle. Il a rédigé dans plusieurs cahiers ses Mémoires, qui., hélas, n’abordent pas la dernière et non la moindre partie de sa vie, à savoir son mandat d’adjoint puis de Maire de la Ville de Strasbourg.
A l’origine, ces cahiers n’étaient pas destinés à la publication. En 1987, reconnaissant leur intérêt pour les lecteurs de l’Outre-Forêt, une des nièces de Charles Altorffer et son mari, membre du Cercle, les ont transcrits, et confié leur publication au Cercle d’Histoire et d’Archéologie de l'Alsace du Nord.
Il est probable que Charles Altorffer ait eu l’intention de continuer ses Mémoires, mais sans doute L'âge et la maladie l'en ont-ils empêché.

Weick Charles WEICK,
Editeur de l’Outre-Forêt


Départ pour Périgueux

Lorsque, le 29 septembre (1939), Monsieur CHAUTEMPS (1) me convoqua à Paris par télégramme, j'ignorais de quoi il pouvait s'agir, mais m'étonnais de ne pas être convoqué par Monsieur VALOT, Directeur Général des Services d'Alsace-Lorraine, au Grand-Palais ; aussi me rendis-je directement auprès de CHAUTEMPS, qui me demanda de m'installer d'urgence à Périgueux pour remplacer, dans les rapports avec les évacués (2) et la population, Monsieur VALOT qui, selon M. CHAUTEMPS, n'avait pas réussi à faire marcher l'affaire. J'ai dû me soumettre et promettre de me mettre en route sans retard.

La promesse de trouver à Périgueux bureaux, appartement et même voiture de service, se révéla comme absolument fausse, car en arrivant à Périgueux le 9 octobre, je n'ai rien trouvé de tout cela et ai dû nous loger à l'Hôtel Domino. Fin octobre, j'ai fini par trouver, rue Gambetta un petit appartement meublé, affreusement sale, que nous avons fait refaire à nos frais, afin de pouvoir y entrer sans dégoût et sans crainte. Retapé et bien nettoyé, il se révéla tout à fait gentil ; il se composait de deux belles pièces donnant sur la rue, une petite donnant sur la cour, et entre les deux une petite pièce dont nous fîmes un cabinet de toilette. L'une des grandes pièces fut mon bureau, l'autre le bureau du Service et la pièce derrière un petit salon fort modeste mais utile et agréable. Je pus faire venir Madame RITTER, du Service des Cultes. Elle arriva le 21 octobre et prit possession de la deuxième grande pièce, lui servant de bureau et de chambre. Et maintenant commençaient une vie et un travail tout spécial.

Installation des réfugiés

J'avais passé à Périgueux, quelques années avant la guerre, mais nous n'avons plus retrouvé la petite ville parfaitement endormie qu'elle nous avait paru. Au contraire, elle grouillait de monde. Sur une population normale de 20000 habitants, il y avait à peu près autant de réfugiés, et, en plus, de nombreux cars déversaient chaque matin des centaines de réfugiés de Strasbourg, domiciliés dans les villages de la Dordogne. "Il faut que nous sentions de nouveau sous nos pieds des trottoirs et du pavé, qu'on ne connaît pas dans nos patelins de malheur", disaient-ils. Par ailleurs, ces évacués n'ayant pu emporter beaucoup de choses, manquaient de beaucoup d'articles. Aussi, jamais depuis la création de Périgueux, les commerçants n'ont-ils fait un pareil chiffre d'affaires. Les quincailliers, les marchands de vêtements, de chaussures, de meubles légers voyaient se vider leurs stocks. Les pâtissiers, cafetiers, pharmaciens étaient pris d'assaut, car, surtout au début, les évacués avaient beaucoup d'argent liquide, recevaient des allocations, voyageaient gratuitement. Les Périgourdins, économes par nature, n'ont pas manqué de critiquer le "gaspillage" des Alsaciens.

Marcel Naegelen, adjoint au Maire de Strasbourg
La population de Strasbourg, habituée à un certain confort, a été envoyée dans l'un des départements les plus pauvres, manquant surtout du confort le plus élémentaire, de sorte qu'il y eut pas mal de frictions, surtout au début.

On a dit que le Directeur Général des Services d'Alsace-Lorraine, Paul VALOT, originaire de Périgueux, avait déclaré au Président du Conseil que la Dordogne était mieux placée que n'importe quel département pour abriter un grand nombre d'évacués, parce qu'on y comptait des masses d'immeubles vides. Or, si, effectivement, on y trouva des immeubles vides, notamment dans les campagnes, ceux-ci étaient dans un tel état de ruine qu'ils ne pouvaient pas servir d'habitat. Par ailleurs, les fermes les plus imposantes qui, à première vue, paraissaient disposer de beaucoup de place, se révélèrent comme impraticables, parce que les pièces en état d'être habitées étaient en nombre réduit : cuisine, salle à manger, salon, chambre à coucher et tout au plus deux autres chambres. J'ai pu constater cet état de chose dans tout le sud-ouest.

Lorsque M. CHAUTEMPS me chargea du contrôle des réfugiés, sous le couvert de la Direction des Cultes (3), je n'hésitai pas à dire que la plupart des difficultés et dissensions provenaient des conditions de logement, trop souvent détestables. J'ai vu en Haute-Vienne, en Dordogne, dans le Lot-et-Garonne, des réfugiés logés à 8, 10 et 15 dans une seule pièce, jeunes et vieux, hommes et femmes, bébés et vieillards, souvent sans feu ni possibilité de faire la cuisine. Et là où il y avait des "cheminées", les réfugiés ne savaient pas en tirer profit. Mais tout cela ne les empêchait pas de hanter les cafés, débits de vin, confiseries et autres magasins de Périgueux et de remplir les rues de leurs criailleries.

L'Administration municipale de Strasbourg dut se répartir sur toute la Dordogne. Le Maire, Charles FREY, était resté à Strasbourg. Marcel NAEGELEN le remplaçait à Périgueux, avec les adjoints, Louis KOESSLER et Michel WALTER. Naturellement, il a fallu partager les bureaux et les répartir sur toute la ville et les environs, car il y eut une "Mairie de Strasbourg" à Thiviers, à Brantôme et dans une multitude d'autres petites villes, avec les Services de l'Etat-Civil et le reste. L'Administration municipale faisait ce qu'elle pouvait, et l'on peut dire que dans l'ensemble, ses Services fractionnés et éparpillés ont fonctionné de façon satisfaisante.

Relations avec les autorités

Wagon de refugies
Wagon de réfugiés alsaciens
Il faut également reconnaître que la masse des évacués n'était pas de tout repos. Au cours de mes innombrables tournées à travers les dix départements dits "d'accueil", j'ai souvent eu maille à partir avec des préfets, sous-préfets et maires, mais bien plus souvent encore avec des réfugiés de mauvais poil. Je pense à des rencontres épiques avec des évacués de la Petite Rue de l'Hôpital à Négrondes, aux révolutionnaires de la Robertsau sur la route de Brive. Dans un village des énergumènes avaient menacé de mort le maire et j'ai pu rétablir l'ordre à force de crier plus fort que les autres ; je me rappelle d'une lutte violente avec les Haut-Rhinois du côté d'Agen et avec le préfet du Lot-et-Garonne. J'ai eu la satisfaction de voir le préfet céder.

En général, mon opinion sur les dix départements n'a pas été des meilleures. Le préfet de la Dordogne était un brave homme, peu intelligent et peu débrouillard, celui de la Haute-Vienne était charmant mais timoré, au point de me demander à moi d'intervenir auprès de CHAUTEMPS pour qu'il retire des ordres donnés à tort aux préfets, celui de la Charente a été odieux, jusqu'au moment où le fameux HENNESSY, grand manitou du cognac et Président du Conseil Général, m'eut accueilli en ami. A partir de ce moment Monsieur le Préfet devint potable. Monsieur CHAUTEMPS m'avait refusé un ordre de mission déterminant nettement mes fonctions, en me disant : "Voyons, un ancien député n'a pas besoin d'un ordre de mission, vous vous débrouillerez". Évidemment je me suis débrouillé, mais suis certain que sans un certain "culot" et sans mes rapports avec beaucoup de parlementaires du sud-ouest et mon entêtement, je n'aurais pas pu venir en aide sérieusement à mes compatriotes.

Tournées dans le Sud-Ouest

Nous étions encore logés à l'Hôtel Domino lorsque j'ai commencé mes tournées. Avant tout, je me suis procuré la liste des communes où on avait logé des évacués. Tout d'abord je me suis rendu à Brantôme pour, à cette occasion, rendre visite à ma sœur Emma qui avait réussi à se loger dans une maison de maître et prenait ses repas au restaurant. Ma femme m'ayant accompagné, nous l'avons invitée à déjeuner avec nous au fameux restaurant de la Mère Roy (8 plats, avec vin, 20 francs!). Les réfugiés, à ce moment, mangeaient encore ensemble dans la fameuse grotte de Brantôme, aménagée en salle à manger. Cette grotte servait aussi aux repas du 14 juillet, mais fin octobre, elle était plutôt fraîche, ce que le maire, un brave vieux docteur, a commencé par contester, mais, à force d'insister, j'ai réussi à trouver un cinéma à cet effet, qui, théoriquement du moins, pouvait être chauffé.

Cantine populaire à Périgueux
Le même phénomène s'est d'ailleurs produit dans beaucoup de communes où les réfugiés ont commencé à organiser une popote en commun qui petit à petit devint inutile, parce que chaque famille réussit plus ou moins bien à se pourvoir d'une cuisine et à vivre à nouveau en famille. Cependant dans certains endroits, les popotes ont tenu pendant de longs mois. J'en ai vu de monumentales, par exemple dans une ville du Gers, non loin d'Auch, à Lectoure. On avait complètement fermé les halles de l'endroit et installé une cuisine et salle à manger monstre où l'on nourrissait quelques centaines de Haut-Rhinois (Saint-Louis ou Huningue), fort bien et à très bon compte. Je me rappelle y avoir pris un repas tout à fait suffisant et à un prix dérisoire. C'était une question d'organisation : partout où le maire de la commune d'accueil ou le maire de la commune évacuée avaient de l'intelligence, de l'initiative et de l'obstination, tout allait aussi bien que possible. J'ai vu des maires de réfugiés considérés par les autochtones comme le vrai maire de la commune d'accueil. Il y a eu en tout cas des réfugiés devenus secrétaires de mairie des communes d'accueil, car, dans leur majorité, les réfugiés étaient considérés. Bien entendu, d'autres, et pas mal d'autres, se rendaient odieux pour la simple raison qu'ils ont de tout temps été insupportables aussi à la maison et dans leur propre commune.

Au lendemain de notre voyage à Brantôme, je me rendis dans une série de communes non loin de Périgueux, afin de voir comment les choses s'y passaient. Mes premières investigations n'ont pas été très réconfortantes : pagaille partout dans les campagnes, abondance de réclamations, insuffisance de logements, absence presque totale du confort le plus élémentaire. Dans certains endroits, par exemple à Négrondes j'ai trouvé les évacués en pleine révolution, ils manquaient en effet de tout. Le maire ne voulait rien entendre. Finalement, après de violentes altercations, j'ai déclaré que je me faisais fort de leur procurer 120 couvertures plus literie, à condition que tout rentre dans l'ordre immédiatement. Arrivé à la Préfecture, je me suis vu opposer une fin de non-recevoir, car, disait-on : "Nous n'avons pas ce que vous demandez et, l'aurions-nous, nous ne pourrions le véhiculer à Négrondes". Mais j'avais vu les stocks dans un magasin de Périgueux, de sorte que j'ai tout eu, et les zouaves me l'ont transporté tant bien que mal, ma propre voiture étant également remplie jusqu'au toit. J'ai donc pu tenir l'engagement pris devant les réfugiés réunis, composés en grande partie d'une population peu intéressante, originaire du "Klein Spittel Gâssel" (4), mais j'ai pu revenir à Négrondes et imposer ma volonté aux plus turbulents.

A la suite d'un voyage à Limoges, j'ai réussi à répartir les réfugiés sur tout le département de la Haute-Vienne, au lieu de les laisser entassés dans la moitié du département seulement. Comme le préfet avait refusé de faire cette proposition à M. CHAUTEMPS, je l'ai faite moi-même et ai obtenu gain de cause.

Fin octobre, je mis le cap sur Agen et tourniquais dans le département. Le Préfet du Lot-et-Garonne était furieux, estimant que le Secrétaire Général du Haut-Rhin qu'on lui avait adjoint pour les réfugiés, était incapable, et moi j'étais furieux parce que nulle part je n'avais vu une pagaille pareille. D'où étincelles, qui auraient pu avoir de graves conséquences, si je n'avais dû avoir des égards pour mon gendre, qui était Secrétaire Général de la Préfecture. Finalement le Préfet se déclara prêt à tout faire, à condition que je lui trouve un commissaire aux réfugiés capable. Je lui ai fait attribuer Henri MENRATH, qui se morfondait à Périgueux et qui accepta de se rendre à Agen. Dès lors, la situation s'améliora vite.

Afin d'organiser raisonnablement mes tournées dans un pays inconnu, je me procurais le répertoire des communes d'accueil de chacun des départements. Ensuite, à l'aide de cartes Michelin et autres, je composais des tournées de 2 ou 3 jours dans l'un ou l'autre coin. Par exemple, j'allais prendre comme résidence la petite ville de Bellac en Haute-Vienne, et rayonnais de là au Dorat, où il y avait les Wissembourgeois, à Oradour-sur-Glane, à Droux (Lembach), La Chaize etc. Après deux ou trois jours passés dans un coin, je rentrais et faisais le rapport de ma tournée à M. CHAUTEMPS.

Le 18 novembre, je fus invité à déjeuner par André MAUROIS, à son beau château d'Escoire, non loin d'Excideuil. J'interrompis un peu mes déplacements, M. VALOT étant venu à Périgueux pour se rendre compte de la marche des affaires. Il a fallu l'accompagner chez le Recteur, le Préfet etc. Fin novembre je fis une grande tournée dans le Gers : Lectoure, Auch (visite à l'archevêque), Gimont, Mirande. Début décembre, après des déplacements en Dordogne me permettant de rentrer le soir, je me rendis dans l'Indre : Châteauroux, La Châtre, Le Blanc. Rencontres réconfortantes ou orageuses, mais j'ai partout réussi à mettre un peu d'huile dans les rouages.

Noël dans les écoles

A l'approche de Noël, nous avons eu à coeur de préparer une fête aux innombrables enfants de réfugiés. Le gouvernement s'en préoccupa, des crédits furent mis à la disposition des préfets. J'ai cependant cru bien faire d'adresser un appel à un certain nombre d'industriels continuant à travailler à plein rendement. Les deux ou trois douzaines de lettres me procurent une somme assez rondelette qui me permit d'organiser un Noël avec "Chrischtkindei" (5) là où les conceptions "laïques" de certains instituteurs ne permettaient pas la célébration d'une vraie fête de Noël alsacien. On ne croirait pas ce que le "laïcisme" de certains m'a donné de mal. J'ai souvent pensé au dicton allemand : "Gegen Dummhei kâmpfen Gôtter selbst vergebens" (6). Tous nos enfants eurent leur Noël, souvent bien plus riche que celui qu'ils auraient eu à la maison. Bien des larmes ont coulé des yeux des vieux, en entendant ces chants éternels.

Nos pérégrinations nous menèrent à Lisk où fonctionnaient deux classes d'enfants alsaciens. C'est là qu'une des institutrices, Mlle BILLECARD, de Besançon, catholique elle-même, me proposa d'assurer l'enseignement religieux des enfants protestants, si je lui fournissais un plan de travail et un peu de littérature. Je fis de mon mieux, et chose amusante, deux ans plus tard, Mlle BILLECARD devint un des piliers du temple protestant de Périgueux.

Fin janvier, par un froid rigoureux, je me rendis à Angoulême pour y rencontrer Robert SCHUMAN et d'autres députés mosellans, ainsi que Mgr SCHMITT. Je rayonnai à Cognac, Jarnac etc. Visite au préfet d'Angoulême, où je fus mal reçu, mais que j'amenai à une meilleure compréhension, à l'évêque où j'ai gelé, à Madame Henri LEVY et une multitude de curés, pasteurs maires, instituteurs etc.
(…)

Rapide retour en Alsace

Le 29 février, nous revînmes à Mulbach-sur-Bruche, car mon Service me rappelait en Alsace. J'en fis rapidement le tour : Colmar, Molsheim, Diebach, Strasbourg, Pechelbronn etc. Le 14 mars je me suis rendu avec le pasteur Bartholmé à Colmar, pour rendre les derniers honneurs à M. KUNTZ, ancien Président de l'Eglise Réformée. Après un séjour fort mouvementé et très froid qui nous a cependant permis de passer une nuit chez mon frère, à Pechelbronn, sur la ligne de feu, réveillés par le canon à 200m de la maison, nous avons repris la route de Périgueux le 19 mars. Ayant quitté l'Alsace dans la neige, nous avons trouvé entre Limoges et Périgueux les cerisiers en fleurs.

Début avril, j'ai fait une tournée dans les Landes et en Haute-Garonne, afin d'examiner la possibilité de donner de l'eau potable aux réfugiés de cette région. J'ai longuement discuté avec les ingénieurs à Mont-de-Marsan, Pau et ailleurs, sans grand résultat. Dès mon retour, j'ai pris le train pour Paris et ai été reçu par Robert SCHUMAN, chargé du Service des réfugiés. Il a promis d'examiner cette question avec beaucoup d'autres. Le 13 avril, j'étais de retour à Périgueux. Séances à la Préfecture, aux Assurances sociales et autres, et tournées de plus petite envergure nous amenèrent à la fin du mois, moment auquel j'ai entrepris un grand voyage d'inspection en Vienne, Charente-Maritime etc. C'était pour moi la première et, hélas, aussi la dernière tournée paisible et quelque peu réjouissante.

Le 3 mai, il y eut à Périgueux une grande fête polonaise avec messe, cortège, inauguration de la rue de Varsovie, annexée à la rue de Strasbourg ! Quelques jours plus tard j'étais en tournée en Haute-Vienne et ai visité I'École Normale repliée à Solignac.

Début de l'offensive allemande et débâcle

Entre temps, les Allemands préparaient leur offensive, déclenchée le 10 mai par leur entrée en Belgique, Luxembourg et Hollande. Le 26 mai, arrivent à Périgueux un certain nombre de pasteurs et autres citoyens expulsés par les autorités militaires françaises comme éléments trop douteux au point de vue national. Le 28 je fais une tournée du côté de Monpazier avec le député SELTZ, et deux jours plus tard à Razat et Sainte-Foye. Nous sommes de plus en plus inquiets. Les Belges ont déposé les armes. Les réfugiés arrivent en nombre et prétendent que tous les Alsaciens font partie de la 5e colonne! Conférence à la Préfecture avec le Recteur TERRACHER et NAEGELEN. Je publie une circulaire aux ministres du culte pour les inviter à veiller sur leurs ouailles ainsi qu'une circulaire au sujet de la langue.

Le 6 juin, j'assiste à une conférence des maires alsaciens à Bergerac. Personne ne sait plus que faire. Des réfugiés arrivent d'Alsace. Le 10 juin, le Gouvernement se replie. Les Services d'Alsace et de Lorraine se replient sur Astée-sur-Cher où je peux joindre par fil M. VALOT pour lui apprendre que sa mère est à toute extrémité. Le 13, on apprend que le Gouvernement a adressé un appel à ROOSEVELT, mais le 14 juin, les Allemands entrent dans Paris. La veille j'avais effectué une tournée en Haute-Vienne. L'immense cortège de voitures couvertes de matelas des réfugiés de la région parisienne, a été bombardé du côté de Bessines. J'en étais, et ai eu chaud !

Le 16, j'essaie de téléphoner, avec autorisation spéciale, à SCHNEIDER à Muhlbach (Service des Cultes resté en Alsace) pour lui demander de détruire les dossiers politiques du Service. Je n'ai pas réussi, mais SCHNEIDER avait fait le nécessaire lui-même. Les Allemands sont déjà en Alsace par Neuf-Brisach, lorsque le Maréchal Pétain demande l'armistice.

L'Armistice et ses suites

 

Alsaciens évacués
Le 18 juin, les Services d'Alsace-Lorraine arrivent à Périgueux dans un désordre indescriptible. Les réfugiés arrivent de partout. Même le député DAHLET débarque chez moi Le 20 juin, BRUA arrive de Muhlbach, de même que d'autres fonctionnaires.

Le 22 juin, l'armistice a été signé ; nous avons vécu des jours de désespoir et d'angoisse, et maintenant il s'agit de voir comment on pourra continuer. Il était évident, Dès la première heure de la catastrophe, que nous ne pourrions et voudrions à aucun prix rentrer en Alsace. Par ailleurs, étant donné que j'étais le dernier des Directeurs des Services d'Alsace-Lorraine, je risquais, même en restant dans ce qu'on appelait "la France non-occupée", d'être privé de mon traitement, car les Allemands pouvaient fort bien estimer qu'on n'avait plus besoin de ce Service. Et comme je n'étais pas certain de bénéficier au moins d'une pension de retraite, il fallait à tout prix nous assurer un gagne-pain.

C'est à ce moment que je me mis à la recherche d'une propriété rurale pouvant, le cas échéant, nous permettre de faire de l'élevage et de l'agriculture pour en tirer notre subsistance. Je savais que M. GOETTMANN avait acheté une propriété à Dourle. Nous y avions été l'une ou l'autre fois et la connaissions. Si GOETTMANN rentrait, il pourrait donc nous la louer, peut-être même nous la vendre. Un moment donné nous avions imaginé d'échanger avec GOETTMANN notre maison neuve à Saverne (1938) contre sa propriété à Dourle. GOETTMANN aurait été d'accord, mais le notaire consulté nous a fait connaître qu'aucune opération relative à un bien situé en Alsace n'était plus possible. Ne restait donc que la location, à condition que GOETTMANN décide de rentrer, ce qui n'était pas du tout certain. Mais Dès le mois de septembre 1940, GOETTMANN décida de partir et, le 1er octobre nous devions nous installer à Dourle.

Depuis l'armistice nous étions sans nouvelles de mon fils et de mes frères. Un soir du début du mois de juillet, notre fils Jean nous revint avec Fred SCHEHR. Ils avaient été faits prisonniers et libérés en tant qu'Alsaciens. Ils purent venir à Périgueux au moyen d'un car de la Ville de Strasbourg, envoyé pour chercher le personnel municipal. Ils n'avaient aucune autorisation, mais ayant déclaré à la Gestapo qu'ils se rendaient à Périgueux pour chercher leur famille, on les avait laissé passer.

Le 14 juillet. nous avons célébré la Fête Nationale devant le monument aux morts de Périgueux. Quelle tristesse: VALOT, FREY, NAEGELEN, Michel WALTER et tant d'autres, nous pleurions comme des enfants la perte de notre pays, car ce 14 juillet 1940, nous n'osions plus espérer ce qui s'est réalisé 4 ans plus tard. Ce n'est qu'en voyant que les hordes de Hitler ne pouvaient débarquer en Grande-Bretagne, que l'espoir nous est revenu, bien faible certes, mais effectif. Et souvent encore cet espoir a été ébranlé.

Les événements de ces jours fiévreux se succédèrent très vite. Dès le 18 juin, le Général de Gaulle s'était nommé "Chef des Français Libres". Le 25 juillet, on célébra un jour de "Deuil National". Le 4 juillet, une délégation municipale avait été rapatriée sous le commandement du Secrétaire Général de la Mairie qui les salua au nom de la "patrie retrouvée".  Le 8 juillet, FREY reçoit un télégramme de Robert ERNST, l'invitant à rapatrier d'urgence les Strasbourgeois. Le 21 juillet, j'écris au général BRECARD pour appeler l'attention du Maréchal Pétain sur la situation des Alsaciens qui ne veulent pas se faire rapatrier… en pure perte.

Le 22 juillet, les Anglais affirment solennellement que la guerre continuera. Le même jour, nous nous penchons sur la question juive avec le Grand-Rabbin SCHWARTZ, Sylvain LEVY et Gustave WOLFF. Le 25 juillet on nous annonce que les Allemands auraient proclamé l'annexion de l'Alsace. En ce qui me concerne, je n'en ai jamais douté, car dans le préambule du traité d'armistice il était bien dit : "Wiedergutmachung des Unrechts von 1918" (7).  Or, le principal "Unrecht" à leurs yeux avait été le retour de l'Alsace à la France. Le 30 juillet, nous eûmes une réunion avec les professeurs BIRCKEL et KUHN chez ORTLIEB où l'on a posé les bases du futur GERAL (Groupement des expulsés et réfugiés d'Alsace et de Lorraine). Nous nous sommes demandés ce que l'on pourrait faire pour empêcher nos jeunes gens de devenir la proie des nazis.

Strasbourg évacuée
Petit à petit, les évacués rentrèrent à Strasbourg au rythme d'un train de 800 personnes par jour. Les visites se multiplient dans mon bureau, pasteurs, curés, rabbins, fonctionnaires, commerçants, parlementaires; tous se demandaient ce qu'ils allaient faire. J'ai toujours répondu la même chose : "Personne n'a le droit de vous dire de rester ou de rentrer. Cette décision est trop importante pour être prise sous une impulsion étrangère". Mais j'ai toujours ajouté : "Quant à moi, je ne rentre pas". 

Le 9 août j'ai eu l'occasion de voir les cars allemands, place Francheville, chargeant du personnel municipal. J'ai eu pitié de certains, et honte de certains autres.

Le 13 août, Mgr RUCH, n'y tenant plus, se rend à Vichy, dans l'intention d'obtenir l'autorisation de se rendre à Strasbourg. Heureusement Vichy, d'ailleurs sur mon initiative, lui a refusé l'autorisation sollicitée, car je savais qu'à chaque fois que les nazis voyaient descendre une soutane du train à Moulins, ils se précipitaient et l'interpellaient : "Wo ist das Schwein Ruch ?" (8)

Le jour de l'Assomption. Périgueux grouillait de soldats de la Wehrmacht, bien que nous fussions en "France non-occupée".
(…)
Le 9 septembre, Mgr DOUVIER retourne à Strasbourg, de même que le Président ERNWEIN, de I'ECAAL. Les visites d'Alsace sont nombreuses. Tous se demandent et me demandent ce qu'ils doivent faire. A Dourle nous cueillons cèpes et châtaignes. L'essence devenant rare, j'achète une petite motocyclette, vieux modèle. Quelques jours plus tard, je prends un permis de chasse et achète un fusil Darne à 1270F.

Entre temps, j'ai essayé de reconstituer le Service des Cultes, ce qui n'était pas facile, car je n'avais aucune trace de comptabilité, de plus, la moitié de mes administrés se trouvaient en zone occupée avec laquelle je ne pouvais correspondre; enfin je manquais de personnel.

J'obtins du Recteur d'Académie une institutrice, dont le mari, gravement blessé, était soigné à l'hôpital de Périgueux. Madame RITTER, qui nous avait quittés en septembre, a heureusement pu me faire parvenir des barêmes pour le calcul des pensions. Les traitements, je les avais reconstitués par des recoupements et en me servant des échelles publiées en 1928 !

Le travail augmentait en raison des expulsions de nombreux pasteurs et curés d'Alsace et de Moselle. Les habitants de la Vallée de la Seule ont tous été expulsés et logés par nos soins aux Eyzies, Buisson, Sioret, Coux etc. Je suis allé les voir avec VALOT, fin novembre. Chaque heure libre est consacrée à l'installation ou au remaniement du poulailler, des clapiers, des installations intérieures de la maison. Heureusement j'ai trouvé un tablier et pas mal d'outils. J'ai même réussi à faire marcher la pompe à eau, mais le surlendemain elle était gelée par 8° de froid. Les premiers jours de décembre ont été très froids. Au bureau aussi nous avons eu froid, mais j'ai réussi à acheter un poêle de corps de garde qui nous est devenu précieux. Les voyages à Périgueux deviennent pénibles, je ne peux presque plus me servir de l'auto. La moto, toujours malade, a été remplacée par une autre qui marche un peu mieux, mais il fait froid sur cet engin!

Les nouvelles politiques sont troublantes : LAVAL (9) a été arrêté, mais libéré sous la pression des Allemands, le général de LA LAURENCIE a été remplacé par BRINON. Mille deux cents Haut-Rhinois expulsés arrivent à Clairvivre. Il faut les loger. Le soir nous avons organisé la première fête de Noël aux enfants de Dourle. La nouvelle année (1941) a débuté par un grand froid et de la neige, mais avec elle naît un espoir.

Les nouvelles sont mauvaises - 1941

 
Les premiers jours de l'année se sont distingués par un froid rigoureux qui rend d'autant plus pénible le sort de nombreux expulsés. Mgr KOLB, Mgr RETZ, Mgr SCHMITT et le pasteur STURM m'ont rendu visite le même jour. Les 3 vicaires généraux de Strasbourg et de Metz venaient d'être chassés par les Allemands. Quant au pasteur STURM de Huningue, il s'est éclipsé tout seul en passant par la Suisse. Peu après, j'ai pu l'envoyer en Algérie, où il a passé la guerre. Après les hostilités il est revenu en qualité d'aumônier général de l'armée d'occupation, où il a joué un rôle très important, pour mourir, jeune encore, en 1951 à Baden-Baden. L'abbé SCHIESS a été enlevé par les Allemands, ce qui est une histoire ténébreuse que je n'ai jamais réussi éclaircir. PETAIN (10) a dû s'humilier devant LAVAL.

Le Service des Cultes, par les nombreuses expulsions et évasions de prêtres et pasteurs, prend une telle ampleur qu'il me faut du personnel. Le Recteur TERRACHER me prête encore une institutrice qui m'a rendu de grands services.

Chez nous, contrairement à Paris et à Nice, par exemple, les vivres ne font pas défaut, ils ne le feront d'ailleurs jamais, mais les Boches ont raflé toute l'essence, et c'est une vraie fête si je peux obtenir vingt litres. Cela me permet de monter à Clairvivre pour assister aux obsèques de l'ami ORTLIEB, décédé 3 mars 1941. Encore un qui tenait à son Strasbourg et qui ne le reverra plus.
(…)
Hitler nous inquiète beaucoup, surtout que le peuple français ne semble pas réaliser le rôle ignoble qu'on lui fait jouer. Les avions allemands utilisent les aéroports français de Syrie. On étouffe de honte. Des hommes comme VALOT crient sur tous les toits qu'il n'y a plus aucun espoir, surtout que LAVAL aurait déclaré aux Américains que la France a renoncé à l'Alsace. Il n'y a que le chanoine SPEICH qui reste optimiste. Bien que notre armée de Syrie ait ouvert le feu sur les Anglais, que Damas soit pris, et que les Allemands envahissent la Russie.
(…)
Le 1er août, l'intendant Général de police met Périgueux à l'envers par des rafles contre les ....cagoulards. On se demande si ce fumiste n'est pas venu fou. Par ailleurs, les Allemands ont percé le front Ukraine, occupent Léningrad et Odessa.

La fameuse "Légion des volontaires" se fait mousser. Le 31 août, ils organisent même des cultes dans les églises de Périgueux, ce qui n'empêche pas cette fripouille de DEAT d'être blessé par un "volontaire". On avait même prétendu que LAVAL aurait été assassiné à la même occasion, mais ce n'était qu'un bobard.

Herr Ministerialrat KRAFT

  Le 8 octobre 1941, on m'a annoncé le "Ministerialrat KRAFT", chargé du rapatriement de tout ce qui était "alsacien" et se trouvait encore en France. Le 15 il est là et nous siégeons chez VALOT. Ce dernier accuse le Recteur de ne pas vouloir rendre aux Allemands certaines affaires. Le Recteur se fâche... et se venge, car le 23 octobre, VALOT, qui avait assez agacé les grands chefs de l'Administration de Vichy, paraît à l'Officiel comme ayant démissionné !

Une fois de plus, je me rends à Vichy, où je vois beaucoup de monde. Le climat y est odieux et j'ai hâte d'en repartir. Évidemment les succès des Allemands en Silésie et en Cyrénaïque impressionnent ces Messieurs jusqu'à presque souhaiter la victoire finale. A Dourle nous fabriquons de l'huile de noix, mais sans entrain. Le même jour, nous arrive la nouvelle de la guerre du Japon contre les USA avec tout un cortège de défaites américaines. En même temps, le Ministerialrat KRAFT m'envoie une lettre déchaînée (11). Heureusement, je suis obligé de me rendre à Montauban, ce qui fait diversion. HITLER a aussi des soucis. Il congédie le général von BRAUCHITSCH et se nomme chef suprême des armées allemandes. Il faut croire que tout ne tourne pas rond au 3e Reich.

Nous passons Noël à Agen où nous rencontrons le fameux abbé MIRABAIL. qui, en 1916, avait atterri à Lembach. Malheureusement il est devenu pétainiste. 1941 se termine mal. Que sera 1942 ?


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