Jacob MEYER
(1739-1830)
par Moché CATANE
Extrait de l'Almanach du KKL-Strasbourg 5727-1967

Le grand rabbin Jacob Meyer de Strasbourg
Le premier grand rabbin élu du Consistoire du Bas-Rhin fut David Sintzheim. Mais, nommé en même temps grand rabbin du Consistoire central, il se fit remplacer (11 mai 1809) par un autre ancien membre du Sanhédrin, Jacob Meyer, qui, après la mort du titulaire, fut choisi à l'unanimité, le 12 mai 1813, comme grand rabbin de Strasbourg à part entière.
A ce moment, c'était déjà un vieillard de soixante-quatorze ans, qui avait occupé de nombreux postes rabbiniques à travers l'Alsace et qui s'était acquis une grande vénération aussi bien de la part des juifs que de celle de beaucoup de chrétiens. Cette figure mérite d'être mise en lumière par quelques notations, qui viendront s'ajouter à l'article biographique du rabbin Moïse Ginsburger : Jacob Meyer, premier grand rabbin de Strasbourg, 1739-1830 (Souvenir et science, IV, 9, septembre 1933, p. 12-14).

Fils d'Isaac Sekel de Mutzig, il était né à Ribeauvillé en 1739 ; son père était le chef de la communauté juive, à laquelle était rattachée celle de Bergheim. Isaac Sekel était le fils d'Aron Meyer (c'est-à-dire Aron fils de Méir), qui exerçait la même fonction à Mutzig. Ainsi le nom de famille Meyer était-il sans doute le prénom du bisaïeul de Jacob, consacré par la notoriété de l'aïeul. Toutefois, comme c'était l'usage avant 1808, ce patronyme n'était ni obligatoire, ni immuable ; c'est pourquoi il ne figure pas dans les premiers documents hébraïques que nous possédons sur Jacob Meyer. (Voir mon article : Une oraison funèbre de Jacob Meyer, Revue des Etudes juives (XXIV, 1/2, janvier-juin 1965, p. 213-218).

D'après Ginsburger sa mère s'appelait Gelche, et était la fille du fameux "grand rabbin d'Alsace" Samuel Sanwil Weil, à qui cet historien a consacré une étude : Samuel Sanwil Weil, rabbin de la Haute et Basse Alsace (1711-1753) (REJ XCVI, 1933, p. 54-75 ; 179-198).

Jacob, qui avait de qui tenir, fit ses études à Karlsruhe et à Francfort, et il eut pour maître le savant David Tewele Scheuer, plus tard rabbin de Mayence, et Salomon Salmann de Berlin.
Dès 1762 nous le trouvons à Niederhagenthal, où il compose un petit traité sur le calendrier, intitulé Yode'é ha-itim ("Les Connaisseurs des temps", expression empruntée au Livre d'Esther 1:13). Celui-ci ne fut jamais imprimé, mais il est conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, dont il est le manuscrit hébraïque no 4 (Catalogue de S. Landauer : n° 3930 du catalogue général du Dr E. Wickersheimer). L'auteur s'y désigne sous le nom de "Yâakov dit Yekel, fils du rabbin Yitshak Sekel Mutzik de Rapschwihr, domicilié pour le moment ici à Niederhagenthal".
Aussi curieux que cela peut paraître, non seulement l'orientaliste Landauer n'a pas restitué le nom de Jacob Meyer, mais Ginsburger lui-même, de qui Wickersheimer a tiré sa documentation sur les matières juives, fournit tous les détails biographiques sur ce personnage, qui "mourut grand rabbin à Strasbourg en 1830", mais omet de dire sous quelle identité il est généralement connu.

Par la suite Jacob Meyer fut appelé à fonctionner comme dayane (adjoint au rabbin, spécialisé dans les décisions rituelles) à Rixheim, toujours dans le Haut-Rhin. Le dénombrement général de 1784-1785 mentionne "Jacques Meyer, commis-rabbin" dans cette localité.
Mais c'est dans le Bas-Rhin qu'il devait occuper de hautes charges. Tout d'abord il devint rabbin de Niedernai, l'une des principales communautés de la région, dont le beith dîn (tribunal rabbinique) était réputé dans toute l'Alsace, et au delà. Il y succédait au fameux maître de la Tora Benjamin Hemmendinger (et non directement à Joseph Steinhart, comme l'affirme Ginsburger). C'est à Niedernai qu'il assista aux orages de la Révolution et qu'il passa les premières années de l'Empire. Aussi est-ce en tant que rabbin de cette localité qu'il siégea à l'Assemblée des Notables en 1806 et au Grand Sanhédrin de Paris en 1807.

Les documents de l'administration préfectorale que nous possédons nous montrent en quelle estime le tenaient les chrétiens. (Toutes ces pièces figurent au dossier D390 (608) versement préfectoral pour l'arrondissement de Sélestat des Archives départementales du Bas-Rhin). Le 23 juin 1806, le sous-préfet de Sélestat, Cunier, le présente en tête de la liste des candidats qu'il propose pour l'Assemblée des Notables. Il signale qu'il exerce le rôle de traducteur-juré auprès du Tribunal de l'arrondissement et souligne qu'il "jouit d'une réputation intacte" et qu'il "a des lumières". C'est un témoignage exceptionnellement favorable. Effectivement, les maires sollicités de donner leur avis n'ont trouvé personne d'autre que lui qui remplisse vraiment les conditions exigées, et notamment qui sache le français couramment.

Néanmoins, il préférait écrire en allemand. Ainsi, quand le sous-préfet lui communiqua son arrêté du 22 juillet 1808, réglant la procédure à suivre lorsqu'un juif fait appel contre le refus du Conseil municipal de lui accorder un "certificat de non-usure" pour qu'il puisse recevoir une patente et exercer un commerce (la patente lui sera remise provisoirement et le Conseil devra articuler contre lui des faits précis, auxquels il sera autorisé à répliquer), le rabbin Meyer répondit en ces termes :

"Monsieur,
Ihres hoch geertes von 22t diesses lauffenten monat, samht die bey gebogene Exemplairs von ihren arrêté von nemlichen tag, habe ich die Ehr gehabt gestern zu empfangen. Ich bin Ihnen höchstens ver bunden, und danke Ihnen für die Ehr, so sie mir durch ihren schreiben erzeügten, und über diesses für die güte, so sie durch ihren gefasten schluss, welchen sie wegen den patenten an die anhenger meiner relligion genomen, und ihnen grechtigkeit wider fahren lassen. Da ich von ihren menschen liebenten gedanken längstens über zeügt bin, so habe niehmahlen zweiflen können, sie, mein Herr, alles ihres möglichtes bey tragen werden, Einem bey der gemeinen menschen Rasse ohne ursach ver hasten theill der französch mit bürger zu unter stützen, und selbige ihre Rechten zu genüssen helfan werden.
"Wass mich betrifft, weiss nicht, wie ich mich von der Schultigkeit, mit welcher ich ihnen verbunden bin, werde loss machen. können. Haben sie die güte, und geben sie mir Eine gelegenheit anhänden ihnen zu dienen, so werde ich zeügen, dass ich bin aller Respect. Ihr Ergebenster diener."

(J'ai eu l'honneur de recevoir hier votre très honorée du 22 courant, avec les exemplaires joints de votre arrêté du même jour. Je vous en suis extrêmement obligé, et je vous remercie de l'honneur dont vous m'avez comblé avec votre missive, et particulièrement de la bonté que vous avez manifestée en arrêtant la décision que vous avez prise au sujet des patentes en faveur des adeptes de ma religion et en leur rendant justice. Etant persuadé de longue date de vos sentiments d'humanité, je n'ai jamais pu douter que vous contribueriez de votre mieux, Monsieur, à soutenir une partie des concitoyens français haïs sans motif par le commun des hommes, et que vous les aideriez à jouir de leurs droits.
En ce qui me concerne, je ne sais pas comment je pourrai m'acquitter de la dette que j'ai contractée envers vous. Ayez la bonté de me fournir une occasion de vous servir : car alors je témoignerai que je suis respectueusement
Votre dévoué serviteur.)

Ce style laisse à nos yeux largement à désirer tant du point de vue de la grammaire que de celui de la dignité. Mais il suffit de compulser quelques documents contemporains pour se rendre compte que d'une part rares étaient les fonctionnaires municipaux qui écrivaient mieux, et que d'autre part, les relations avec les autorités avaient lieu sur un tout autre pied que dans les démocraties habituées au principe de l'égalité. Ajoutons que dans le cadre d'une loi inique dans son critère (encore que peut-être utile pour ses fins, car, si elle pratiquait une discrimination contre les juifs, c'était pour les écarter de professions peu reluisantes), les mesures d'application étaient marquées du sceau du légalisme le plus libéral et que, pour un peuple accoutumé à subir l'arbitraire, c'était déjà une satisfaction de poids.

Bien plus, parmi tous les textes qui traitent de l'usure des juifs sous Napoléon Ier, le plus impitoyable me semble justement la diatribe du rabbin de Niedernai contre ses coreligionnaires malhonnêtes. En effet, on peut toujours taxer d'antisémitisme aveugle les non-juifs qui criaient que les juifs les écorchent, surtout quand de si nombreux témoignages non suspects affirment que les enfants d'Israël étaient de pauvres malheureux, qui s'efforcent tant bien que mal de subvenir aux besoins de leurs nombreuses familles avec les seuls moyens laissés à leur disposition par une législation cruelle, auxquels on ne peut exiger qu'ils renoncent du jour au lendemain.
Mais quand c'est leur propre chef spirituel qui les apostrophe, au cours d'une oraison funèbre prononcée en 1805, et conservée en manuscrit à la Bibliothèque de Strasbourg (j'ai démontré dans l'article précédemment cité qu'elle a Jacob Meyer pour auteur), on ne peut plus parler de préjugés.

"Pour nos nombreux péchés", s'écrie Jacob Meyer, "la plus grave de toutes les infractions, la majorité des gens de notre province s'y adonaient et finissent par la traiter comme une chose absolument permise. C'est la Profanation de son Nom - qu'il soit béni - pour autant qu'il est possible de le profaner en escroquant les idolâtres, en faisant à leur sujet des contrats falsifiés dans leur teneur, de sorte qu'ils sont redevables à un juif à leur insu, et en leur prenant un gros intérêt. Or cela se passe journellement. Les non-juifs ne vont-ils pas dire que c'est là-dessus que repose notre foi, de voler et d'escroquer ? Il n'y a pas de pire Profanation du Nom. Et pourquoi ne détournerait-Il pas Son visage de nous, que Dieu nous en préserve, car la Profanation du Nom est impardonnable." (Traduit de l'hébreu).
Le rabbin Meyer était donc persuadé que les buts poursuivis par le gouvernement étaient louables, et qu'il était nécessaire de s'appliquer à ce qu'on appelait alors la "régénération" de son peuple, acculé jusqu'alors par la persécution à recourir à des façons inadmissibles de gagner son pain. Un tel homme, qui était par-clessus le marché d'une piété et d'une science incontestables, était le titulaire rêvé du poste le plus élevé du rabbinat départemental.

Effectivement, lorsque David Sinzheim eut choisi le poste de grand rabbin du Consistoire central, Jacob Meyer, comme nous l'avons vu plus haut, exerça l'intérim, et fut à partir de 1813 le grand rabbin en titre du Bas-Rhin.
Malgré son âge avancé, il put remplir encore ses fonctions pendant dix-sept ans, et, comme il était d'usage alors, il les concilia avec celles de président du Consistoire.

D'après Ginsburger, il avait composé un grand nombre d'ouvrages talmudiques, mais ils n'ont été identifiés dans aucune grande bibliothèque. Comme le même auteur pense que ses manuscrits ont été confiés à son disciple Léopold Sarrasin (dont j'ai évoqué la figure dans l'Almanach de 1965), peut-être en trouverait-on la trace à la Bibliothèque de la Synagogue de la rue Cadet, à Paris, héritière de l'oratoire où officia le rabbin Sarrasin. D'autre part, il envoya au ministre des Cultes de Napoléon un mémoire très vigoureux contre le serment more judaico (R. Aschel, Napoléon et les juifs, p. 566).

L'article mortuaire du Courrier du Bas-Rhin (30 mai 1830) déjà rapporté par M. Ginsburger, mérite néanmoins d'être reproduit, car, pour l'époque, il fait montre d'une estime assez inhabituelle à l'égard d'un israélite. En voici le texte :

"Le 28 de ce mois est décédé à Strasbourg, à l'âge de 91 ans, M. Jacob Meyer, grand rabbin et président du Consistoire israélite du département du Bas-Rhin, député à l'Assemblée générale, convoquée à Paris par décret du 30 mai 1806, et membre du Grand Sanhédrin. Pendant vingt ans il était revêtu de la dignité de président du Consistoire, et durant soixante ans il avait rempli les fonctions de rabbin.
"Sa longue et honorable carrière fut marquée par de nombreux actes qui sont autant de monuments élevés à sa mémoire. Religieux sans négliger les devoirs sociaux, éclairé sans violer les préceptes divins, Jacob Meyer a coopéré à beaucoup d'institutions qui tendent à la régénération de ses coreligionnaires. Il laisse à sa famille l'héritage du sage, un beau nom et la pauvreté. Constamment occupé du bien de son troupeau, il faisait abnégation de lui-même et semblait avoir pris pour devise ce verset de l'Ecriture Sainte : "Ils m'ont préposé à la garde des vignes : quant à ma vigne, je l'ai négligée".

Les Sheéloth outechouvoth du grand rabbin Jacob MEYER intitulées EMET LE-YAAKOV sont parues aux édition MORASHA- Ma'hone Aarone Veyisraël. Une préface historique du rabbin Yoel CATANE traduite en français, un préambule du grand rabbin Max WARSCHAWSKI figurent dans le livre.

Le rabbin Claude HEYMANN président de MORASHA écrit dans son avant-propos : "L' association MORASHA qui s 'est donnée pour mission de préserver et de faire connaître le patrimoine juif alsacien dans toute sa diversité est heureuse de voir se réaliser la présente édition du livre du grand rabbin Jacob Meyer. Après avoir montré l' importante du rôle des 'hazanim-chantres dans l'Alsace rurale du XIXème siècle, MORASHA a voulu mettre à la portée du public l' oeuvre écrite d 'un des grands rabbins les plus discrets, car un peu ignoré des historiens, du judaïsme sous l'Empire".

Le livre est disponible à Strasbourg auprès du Rabbin Claude HEYMANN :
5, rue de l' Observatoire 67000 Strasbourg - claudaluheymann@wanadoo.fr
tél : 03.88.45.09.26. au prix de 25€ frais d 'envoi compris.


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