LES JUIFS D’ALSACE SOUS L’EMPIRE
par Moché CATANE
Extrait d’une thèse consacrée par l’auteur aux Juifs d’Alsace


A la veille de la Révolution, l’Alsace comptait 20 à 25 000 Juifs répartis dans 200 villages et bourgades. C’était sans doute la population la plus misérable de France; sauf une poignée d’industriels et fournisseurs des armées, ils vivaient au jour le jour de petit commerce, colportage et prêts d’argent. La situation s’était un peu améliorée au point de vue légal grâce aux ordonnances de 1784; mais ils  auraient été condamnés à végéter longtemps dans l’ignorance et la pauvreté si l’Empire n’avait entrepris d’accélérer leur évolution par des mesures autoritaires. En l’espace d’une génération une communauté de parias était intégrée civiquement à la société française.

Bonaparte proclame la liberté des cultes - 1802
"Un Gouvernement sage protège
toutes les religions"
Bonaparte proclame la liberte des cultes
Le 26 août 1789, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirmait que nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public (article X), et, après une lutte acharnée, il avait été décidé définitivement, le 27 septembre 1791, de faire bénéficier tous les Juifs de France de la citoyenneté. Toutefois, la théorie devance souvent la pratique ; et c’est ce qui se passa, notamment là où l’admission des Juifs dans la société n’était pas seulement une affaire de principe, mais un élément de la vie quotidienne, en tout premier lieu en Alsace et en Lorraine, où un abîme sépara pendant quelques années l’égalité proclamée de la situation réelle.

Cet abîme apparut dans toute son ampleur quinze ans plus tard, lorsque Napoléon 1er entreprit, par le décret du 17 mars 1808, de réduire les droits des Juifs, sous les réclamations incessantes de la population alsacienne et de ses porte-paroles contre les Israélites, et surtout contre les agissements de ceux d’entre eux qui exerçaient le prêt à intérêt. Malgré tout ce qui a été écrit contre cette mesure arbitraire et malgré le fait qu’elle est incontestablement contraire aux  principes de la démocratie, elle avait des aspects et elle eut des effets bienfaisants. En imposant des restrictions draconiennes à une partie des citoyens en raison de leur appartenance ethnico-religieuse, elle voulait les défaire de certaines habitudes acquises, nuisibles à eux-mêmes autant qu’à autrui. Bonaparte avait l’esprit unificateur et n’hésitait pas à forcer les structures qui y résistaient. Mais, du moins en ce qui concerne la place des Israélites dans la société française, c’est, sous le rapport de l’avenir, un service que l’empereur a rendu aux Juifs.

Le seul argument qu’on peut valablement opposer à ces considérations, c’est que sans coercition, la même évolution se serait produite tout de même. La question reste alors de savoir si le gain d’une génération valait les vexations subies. Nous penchons pour l’affirmative. Toujours est-il que cet acte impérial mit durement à l’épreuve le statut nouveau et fragile des Juifs de France. En confiant aux conseils des villages où habitaient la plupart des Israélites en Alsace, le droit de décider qui obtiendrait l’autorisation de s’adonner au commerce, les autorités fournissaient l’occasion d’exprimer toutes sortes d’opinions et de sentiments. C’est en effet ce que nous révèlent les dossiers des patentes du département du Bas-Rhin.

Les préjugés à l’égard des Juifs se manifestent évidemment un peu partout, soit pour des raisons d’intérêt — pour se débarrasser de concurrents gênants — soit par conviction plus ou moins sincère de l’infériorité des Juifs, conviction si répandue dans le monde chrétien et apparemment justifiée par les dehors souvent sauvages et insolites de nos ancêtres à cette époque. Toutes les accusations classiques contre la «race maudite», sa paresse, sa cupidité, sa fourberie, figurent en< bonne place dans les observations des conseils municipaux (1).

La protection de la Loi
assurée à tous les Français

Par contre, nous avons de nombreuses preuves de l’existence d’une tendance opposée chez un nombre appréciable de non-Juifs. L’expression la plus marquante de cette attitude se trouve dans les lettres circulaires des «magistrats de sûreté», juges affectés à la direction de la police, et notamment de celui de l’arrondissement de Strasbourg, Loyson. Ce dernier, dans sa circulaire imprimée du 1er juillet 1808, adressée à tous les juges de paix, officiers de polices. maires adjoints, etc., expose sa position sans la moindre équivoque dans les termes suivants : «M. le Procureur général en la Cour de Justice criminelle du département du Bas-Rhin, informé que dans quelques communes du ressort on s’appuie sur le décret impérial du 17 mars dernier pour exercer des vexations contre les sectaires de la loi mosaïque, me charge de prendre toutes les mesures nécessaires pour neutraliser une pareille malveillance et atteindre ceux qui, abusant des dispositions bienfaisantes dont le seul but est de réprimer l’usure et de réparer en partie les maux qu’elle a causés, se permettent d’attenter à la sûreté individuelle que la loi assure à chaque sujet de l’Empire... Lors même qu’un Juif n’obtiendrait pas la patente que l’article 7 du décret lui rend indispensable pour continuer son commerce, il ne perd point par là son droit à la protection que la loi assure à tout Français... »

Répondant à la même invitation du Procureur général, le magistrat de sûreté de l’arrondissement de Sélestat, Beaudel, écrit dans sa circulaire . « S’il était vrai (comme M. le Procureur général me fait l’honneur de marquer l’avoir appris avec inquiétude) que l’exécution du décret impérial du 17 mars dernier ait dans quelques communes de cet arrondissement été le prétexte de certaines menaces et vexations contre les Juifs, je vous prie de me faire parvenir de suite les procès-verbaux que vous avez dû dresser ou que vous dresserez dans la suite contre les ennemis de l’ordre qui ont osé ou oseraient sous quelque prétexte que ce soit, se permettre de le troubler.
Si l’ignorance ou la méchanceté avaient insinué que les sectaires de la loi de Moïse pouvaient plus impunément être molestés que tout autre citoyen, empressez-vous de détruire cette impression aussi absurde en répondant que les Juifs n’ont pas plus cessé que nous d’être citoyens français et sous la sauvegarde des mêmes lois. Celle du 17 mars dernier, loin d’autoriser le moindre genre d’oppression contre les Juifs, montre, au contraire, la bienfaisante intention de notre auguste Empereur d’amener cette portion de son peuple à un sort meilleur.
Quant à nous, Messieurs, nous ne devons jamais faire attention à l’espèce de religion que professe celui qui réclame justice, nous la devons également et en vertu des mêmes lois provoquer pour tous, et accorder même dans nos fonctions d’officiers de police judiciaire une protection encore plus spéciale à ceux de nos concitoyens qui se trouveraient dans des conditions à en avoir momentanément un besoin plus particulier.»

Rigueur et libéralisme
des Municipalités

Nous possédons aussi de remarquables témoignages de considérations pour les Juifs de la part de membres de conseils municipaux.

L’un des plus impressionnants est constitué par les observations du maire de Sarre-Union, Petermann, au bas de la liste des Israélites proposés pour la patente. En voici la teneur : «Le conseil municipal a voté eu faveur de 16 Juifs, dont 6 encore garçons. En général, on ne peut rien dire ny contre les uns ny contre les autres parce que leur fortune ne leur permettrait pas de faire un commerce brillant, et que tous ont de la peine à vivre, mais le conseil municipal a donné l’exclusion à 18 autres plus fortunés. Le Sieur Maire ne connaît pas les motifs secrets qui ont décidé la majorité, mais il croit que dans le nombre l’on aurait pu accorder des patentes à (ici, le nom de 13 Juifs). Ceux-ci n’ont pas contre eux la généralité de l’opinion publique. Quant à (ici, le nom de 5 Juifs), ceux-ci sont tarés et prévenus d’usure. Mais en partant du principe général émis par plusieurs membres que, puisque Sa Majesté Impériale a accordé un délai de dix ans pour la conversion (2) des Juifs, le conseil municipal aurait dû au moins voter pour un an en faveur de tous (ceux-ci) indistinctement. Alors connaissant la conduite que les uns et les autres auraient tenu pendant cette année, il aurait pu à la prochaine séance se décider en connaissance de cause, et alors refuser la patente à celui qui aurait abusé de celle qui pour la première fois lui aurait été accordée. Le Sieur Maire observe au surplus qu’il est dans l’intérêt de la ville de favoriser le marché aux bestiaux qui s’y tient de quinzaine en quinzaine. Il n’est fréquenté que par des Juifs, les uns amenant des bestiaux, les autres les achetant et les transportant dans l’intérieur du département. Les Juifs de Sarre-Union qui, avant le décret du 30 mai 1806, faisaient le commerce d’argent se sont adonnés du (sic) depuis au commerce des bestiaux. Ils cherchent leurs chevaux dans les Ardennes et au­delà, ils nourrissent le marché et en vivent. Si donc on leur refuse la patente, alors le marché n’étant plus approvisionné tombera et avec lui la fortune de la plus grande partie de nos cabaretiers, et conséquemment l’estroi municipal. Cette perte ne sera pas la seule, le boucher, le boulanger, le sellier, le tanneur, etc., y seront privés des approvisionnements que l’on faisait chez eux et ainsi l’industrie générale de la ville sera réduite de moitié. Si à ces considérations l’on ajoute que les Juifs sont hommes et pères de famille, Monsieur le Préfet, convaincu que l’Etat qui les a accueillis leur doit cette protection, permettra au Sieur Maire d’émettre le voeu d’accorder des patentes pour la première année à tous les Juifs indistinctement, sauf au bout de l’année à les refuser à ceux qui se seraient rendus indignes de ces principes philanthropiques.»

De même, le maire de Marmoutier (Mauremùnster), ajoute au bas de la liste des patentés : « Le soussigné... est entièrement d’avis que les 23 Juifs portés (sur la liste des Juifs proposés pour l’admission à la patente) en sont dignes, mais qu’encore, parmi les 17 déclarants auxquels on a refusé les certificats, il se trouve douze à quinze qui sont chargés d’enfants et qui n’auront aucun moyen de s’entretenir ; qui, depuis qu’ils sont instruits de refus viennent d’un moment à l’autre à la mairie, tantôt avec leurs vieux père et mère, tantôt avec leurs enfants à pleurer, à crier et à lamenter, parce qu’ils voyent le premier juillet comme leur premier jour sans pain.
Le soussigné croit que c’est un devoir de l’humanité de faire ces observations »

Le conseil municipal du chef-lieu fit preuve aussi dans cette affaire, sinon de sympathie pour les Juifs — nous en sommes loin, et cela n’a pas lieu de nous étonner, si nous nous souvenons de la politique constamment hostile de la municipalité strasbourgeoise depuis l’affaire de l’autorisation de séjour de Cerf Berr à la fin de l’Ancien Régime et pendant toute l’époque révolutionnaire — du moins de respect pour les droits de l’homme à leur égard. Cela ressort clairement du préambule qui figure en tête de la décision d’accorder la patente à certains Israélites de la ville, du 28 juin 1808, et de nouveau dans le préambule de la liste complémentaire du 12 mai 1809.

Dans le premier de ces textes, on lit notamment : «Le conseil municipal, pénétré de l’importance de l’opération qui lui est déléguée, laquelle sortant du cercle de mes attributions ordinaires le constitue dans les fonctions délicates de jury moral et politique à la fois, considérant que dans le travail dont il est chargé il cherchera à remplir dignement les vues du gouvernement, qui sont de réprimer la corruption et le vice opiniâtre, mais qui sont aussi d’encourager ceux des Juifs qui, sous l’influence de sa protection et des progrès de la civilisation, ont ouvert les yeux à la dignité de citoyen et ont consacré à l’avantage de la société et des moeurs leurs travaux, leur industrie et leur fortune ; qu’en établissant cette distinction en leur faveur, il croit agir avec l’impartialité rigoureuse dont le gouvernement lui-même a donné l’exemple dans son décret impérial, où il a honorablement classé les Juifs de Paris, de Bordeaux et autres lieux... ; et qu’il doit croire, de son côté, que les Juifs de Strasbourg ne tarderont pas à se rendre dignes, à leur tour, de la même exception.», etc.

Les directives préfectorales

Dans le deuxième de ces textes, le conseil réforme favorablement, à titre provisoire pour un an, une décision antérieure à l’égard de quelques candidats, considérant «que les nouveaux renseignements puisés sur leur compte... sont généralement plus en leur faveur aujourd’hui ; qu’il en résulte dès lors la preuve que la mesure sage adoptée par le gouvernement atteint successivement son but qui était de les arracher à des habitudes vicieuses et nuisibles et de les rapprocher de plus en plus de la civilisation moderne» (3).

Cependant, ce ne sont pas toujours les maires qui sont plus tolérants que les autres membres des conseils municipaux. Ainsi, à Balbronn, le conseil avait décidé, le 4 juillet 1808, d’accorder le «certificat de non-usure» à tous les Juifs de la localité, et c’est le maire et son adjoint qui s’y opposent. Toutefois, ils reconnaissent eux-mêmes, à la fin de leur protestation, qu’il ne convient pas d’enlever aux Juifs le pain de la bouche, si bien que leur opposition est peut-être plus théorique que pratique.

Des différences assez nettes subsistent d’un individu à l’autre, même entre deux hauts fonctionnaires, comme le sous-préfet de Sélestat et celui de Saverne. On le voit en comparant les rapports de l’un et de l’autre sur les réclamations nombreuses et justifiées qu’avaient soulevées les arrêts non motivés de plusieurs conseils municipaux. Alors que Reyss, le sous-préfet de Saverne, déconseille vivement d’examiner de trop près les décisions des autorités locales, ce qui d’après lui causerait trop de complications, Cunier, son collègue de Sélestat, tient absolument à sauvegarder la justice.

Il avait adresse au préfet dès le 1er juillet 1808 un rapport circonstancié précédé par des considérations de style ampoulé sur la grandeur de l’impérial législateur et sur les tribulations du peuple d’Israël au cours des âges. Au sujet des Juifs dont les requêtes sont repoussées en bloc, il s’exprimait en ces termes : «Ceux qui composent cette dernière classe se trouvent dans la position la plus cruelle. Des habitudes de toute la vie ne se changent pas en un instant, des hommes qui ont existé pendant bien des années que dans l’exercice d’une industrie, d’un commerce ou d’une profession, qui ne possèdent aucune propriété rurale, ne deviennent pas en un jour des agriculteurs et des journaliers. Un grand nombre de familles voyant tarir en un moment la source qui les alimentait, mis aux prises avec les plus pressants besoins, l’Administration ne les verrait-elle pas avec inquiétude placés entre le désespoir et le crime ? » Cunier propose en conséquence d’envoyer sur place des enquêteurs pour tirer au clair les cas contestés. Le préfet se rangea au second avis. Les consignes qu’il donne sont sans équivoque : il s’impose de juger chaque individu à part, et il ne faut lui refuser le certificat qu’en spécifiant les griefs qui sont élevés contre lui. Bien plus, ces griefs seront communiqués à l’intéressé, et il lui sera loisible d’y répliquer. Le dossier ainsi constitué sera déféré au préfet, qui décidera souverainement. Jusque-là, l’autorisation d’exercer son commerce sera rendue provisoire à l’appelant.

Il ne faut donc pas s’étonner de constater que plusieurs conseils municipaux, comme ceux de Dauendorf et de Mutzig, après avoir refusé en bloc toutes les patentes aux Juifs et s’être faits réprimander pour ce fait, aient fait complètement volte-face et accordé, au cours d’une nouvelle délibération, l’autorisation à tous les candidats.

De même, en 1812, en marge d’une pétition de quatre Juifs de Soultz-sous-Forêts, qui demandaient vainement la patente depuis 1808, le préfet écrivait : «Si le conseil municipal persiste dans son refus, il devra le motiver, autrement, je passerai outre. Ici tout arbitraire serait forfaiture

Dans quelle proportion les municipalités ont-elles répondu aux demandes d’une façon positive ? Nous connaissons les chiffres de l’année 1809 grâce au Document Consistorial, qui fournit les indications suivantes :

Chefs de famille 3 073
N’ont pas fait la demande 1 087
Ont obtenu la patente 1 477
Ne l’ont pas obtenue   169
Inutile d’ajouter quoi que ce soit,
le tableau est d’une clarté aveuglante.

Les conditions de l'entrée des
Juifs dans la société française

Il serait fastidieux d’analyser encore de nombreux documents, surtout pour montrer ce qu’ils ne contiennent pas, à savoir des préjugés antisémitiques. Mais quiconque a l’expérience du matériel antérieur à la Révolution (4) et de celui qui lui est postérieur, reconnaîtra que, même dans les textes les plus venimeux contre les Juifs, on ne rencontre plus, sous Napoléon, d’argumentation de principe, notamment de caractère religieux — qui est justement la sorte d’argumentation qu’il est impossible de récuser. Quand on repoussait les Juifs parce que leur «race est maudite», c’était là une proposition à laquelle il était difficile de répliquer, s’agissant d’une question de foi. Désormais, les ennemis d’Israël devaient fonder leurs accusations sur l’imputation précise d’escroquerie ou d’usure; il devenait possible du même coup de les contredire.

Napoléon sur la Médaille du
Grand Sanhédrîn ; 30 mai 1906 -
Bronze, Coll. Musée d'Israël
Napoleon
La confiance faite ainsi aux Juifs a dû agir également comme moteur psychologique dans leur effort de reconversion économique. Ils savaient que leur conduite pourrait les laver des calomnies séculaires dont ils étaient l’objet. Désormais, il était clair que, s’ils s’abstenaient de prêter sur gage et de s’adonner à des pratiques analogues, ils couperaient l’herbe sous les pieds de leurs persécuteurs. Aussi, tous ceux qui avaient une autorité suffisante parmi les rabbins et les dirigeants entreprirent-ils de lutter contre les habitudes avilissantes héritées du passé. Sous ce rapport, les remontrances du Rabbin Jacob Meyer à ses corréligionnaires qui se livraient à des affaires douteuses n’étaient pas seulement de pieuses homélies, mais aussi dans le climat nouveau, de la sagesse et de l’intérêt bien compris de la collectivité.

Dans le même sens, il y a lieu de souligner combien les autorités civiles étaient soucieuses d’obtenir des Juifs qu’ils se distinguent dans trois domaines l’adoption de métiers où ils n’étaient pas représentés auparavant, leur participation au service militaire et l’achat par eux de biens immobiliers. Le gouvernement impérial insistait pour que les citoyens de religion juive rompent avec la routine et pénètrent en force dans ces trois catégories d’activités, qu’il considérait comme la garantie de leur identification avec la patrie française. Les documents sont si nombreux à attester cette politique qu’il n’est pas même besoin de mentionner particulièrement tel ou tel d’entre eux. Or, ces trois domaines étaient justement parmi ceux qui, avant la Révolution, étaient expressément fermés aux Juifs la plupart des métiers manuels et des professions libérales leur étaient strictement interdite, nul n’envisageait même d’admettre un fils d’Israël sous les drapeaux; il était défendu aux Israélites de posséder aucun bien foncier, à l’exception de la maison où ils habitaient. Autant ces restrictions mettaient la communauté juive au ban de la nation, autant leur abolition était-elle destinée à les y faire entrer de plein droit.

Les obstacles à la fraternité
sont balayés

Quelles sont les raisons de ce bouleversement ? Robert Anchel attribue une grande importance à la politique anticléricale l’Eglise s’opposant aux conquêtes de la Révolution avait vu faiblir son influence, qui auparavant s’employait notamment contre les mécréants. Toutefois, il semble que ce facteur soit secondaire, surtout dans une région comme l’Alsace où la foi catholique est restée constamment vivace jusqu’à nos jours. On assiste plus simplement à une évolution de la société vers des cadres rationnels. Les principes révolutionnaires de Liberté - Egalité -Fraternité, en détruisant le système de l’ancien régime, liquidaient également un antisémitisme séculaire. Il est tout naturel dans ces conditions de considérer que les efforts conjugués de l’ancien persécuteur et de l’ancien persécuté pour balayer tous les obstacles à la fraternité seront tôt ou tard couronnés de succès.

Du côté juif, cette transformation a aussi un aspect sentimental. Certains voient dans divers gestes du gouvernement napoléonien —comme l’apparat dont s’entoure l’Assemblée des Notables, puis celle du Sanhédrin — une campagne calculée de flatteries, un piège pour ébranler la résistance des dirigeants du judaïsme. Mais on peut soutenir, au contraire, que les autorités désiraient sincèrement faire de la France un Etat un et indivisible et à cet effet mettre tous ses habitants sur le même plan. Une preuve de cet esprit peut être décelée dans le fait que les communautés juives étaient devenues destinataires, au même titre que les paroisses chrétiennes, des fréquentes circulaires ordonnant des prières de reconnaissance pour les victoires de l’Empereur. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’on faisait dans les synagogues des prières pour le souverain de la France. Nous possédons divers textes d’oraisons prononcées en l’honneur de Louis XV et de Louis XVI, particulièrement pour demander au Tout-Puissant de les sauver d’un danger. Mais le roi considérait plutôt qu’il faisait une grâce aux Juifs en les autorisant à prier pour sa personne. Nul ne songeait à la moindre équivalence entre les prières juives et chrétiennes. Aussi peut-on comprendre la satisfaction des communautés israélites à recevoir des circulaires identiques à celles de la religion dominante. Et tel document imprimé, même non signé, leur faisait goûter la saveur de l’égalité.

Pourtant, comme on sait, le judaïsme n’était alors qu’une confession reconnue et non officielle, différence qui se manifestait notamment par l’absence de participation du Trésor au budget des synagogues. Mais le processus engagé était irréversible peu à peu, l’égalité devait s’étendre à tous les domaines. Et, en effet, le principe de l’entretien des institutions religieuses du judaïsme par 1’Etat, au même titre que celles du catholicisme et du protestantisme devait être admis en 1831 par la monarchie de juillet qui, par l’ordonnance du 25 mai 1844, réglementa également toute l’organisation du culte israélite. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les Juifs élevés dans une telle atmosphère aient éprouvé à l’égard de la France, le premier pays du vieux monde à les avoir délivrés de leurs chaînes, un amour sans limite. Et ce sentiment n‘était pas réservé aux seuls Français, mais partagé par beaucoup de leurs frères du dehors, qui voyaient dans l’exemple français la garantie de leur propre émancipation dans l’avenir.

La gratitude qui les animait se portait en tout premier lieu vers l’idéal de liberté de la Révolution Française ; et même les plus rigoristes, suivant les traces de Moses Mendelssohn, n’hésitaient pas à s’identifier avec le peuple au sein duquel ils vivaient et avec une philosophie de tolérance qui ne leur paraissait nullement contraire à leurs idées religieuses.

D’autre part, évidemment, l’attitude favorable ou du moins équitable des Français chrétiens vis-à-vis de leurs compatriotes juifs, en renversant toutes les barrières qui les séparaient, non seulement du point de vue légal, mais aussi du point de vue social, ouvrit largement la porte à ceux qui pouvaient être tentés, de plus en plus nombreux, de fuir la foi de leurs ancêtres. C’est là un aspect des choses que nous espérons évoquer par la suite quand nous ferons le bilan de nos recherches sur la vie privée, intellectuelle et religieuse des Israélites du Bas-Rhin sous Napoléon Ier. Dès maintenant, toutefois, nous pouvons le dire aucun pays n’a comme la France supprimé les discriminations fondées sur l’appartenance confessionnelle; aucun pays n’a poussé au même point que la France l’assimilation de ses éléments juifs. Mais il serait abusif de reprocher en quelque sorte au peuple français d’avoir donné à Israël un baiser de mort. Celui-ci doit lui être reconnaissant pour son baiser, et c’est des Juifs seuls qu’il dépend qu’il soit de mort ou de vie. C’est à eux qu’il appartient de choisir, aujourd’hui encore, entre le suicide dans les flots d’une civilisation attirante, et l’enrichissement du patrimoine ancestral par le contact avec autrui, dans le cadre d’une nation pluraliste.

NOTES

  1. Néanmoins, je ne sache pas qu’on leur ait jamais reproché dans les villages de mener une vie dissolue. Au contraire. Les documents les plus malveillants expliquent la fécondité des foyers juifs par leur moralité exemplaire. Et c’est à tort que l’historien Anchel signale qu’à Rigendorf un avis défavorable fut exprimé sur un Juif «parce qu’il avait trompé sa femme». Dans le rapport du commissaire chargé par le sous-préfet d’enquêter sur les griefs des paysans à l’égard des Juifs, on lit qu’un certain Salomon Hirtzel, appelé à témoigner, «pour se justifier de la plainte portée contre lui par Joseph Luman de Lixhausen, a amené ce dernier avec lui pour révoquer sa plainte, mais ledit Luman a persisté à dire que ledit Hirtzel avait trompé sa femme». Il est bien clair qu’il n’est pas question, ici, d’une infidélité commise par Hirtzel à l’égard de sa propre femme, mais d’une tromperie dont le Juif se serait rendu coupable, aux dires de son adversaire, vis-à-vis de l’épouse de celui-ci. Interrogé par les enquêteurs, le paysan raconta l’histoire par le menu le Juif s’était rendu chez lui pendant la journée, alors qu’il travaillait aux champs, et avait persuadé la femme du plaignant de conclure une affaire que son mari jugea frauduleuse. Retour au texte

  2. Le mot «conversion » est pris ici au sens de réforme morale. Le mot « puisque » est superflu, à moins qu’un membre de la phrase ait été omis. Retour au texte

  3. En ce qui concerne l’attitude des maires, il est intéressant de rapporter la protestation du percepteur de Dambach. Celui-ci, Martin Xavier Gottekien, se plaint, dans une lettre au sous-préfet, du 27 octobre 1808, qu’un Juif, père de nombreux enfants et aïeul d’une foule de petits-enfants, ait choisi comme nom de famille son propre patronyme. Selon le plaignant, c’est le maire de l’endroit qui l’y aurait poussé afin de tourner en ridicule un vieux serviteur de l’Etat (et vraisemblablement un adversaire politique) : «Monsieur le Maire de cette commune, jeune homme de l’âge de la réquisition, qui au retour de son émigration a su se procurer un congé de réforme pour cause d’infirmités qu’il n’a pas... en suggérant lui-même les noms aux Juifs, n’a eu en vue qu’une mauvaise plaisanterie pour tourner l’exposant, un homme de près de soixante-dix ans, en ridicule aux yeux du public, ce qui fait une mauvaise impression dans l’esprit des contribuables — dont plusieurs sont déjà assez récalcitrants à payer leurs contributions, notamment les Juifs... On vient de dire à l’exposant que, par affectation, on a changé sur la liste le nom de Gottekien en celui de Gollekien. »Cette plainte lui ayant été transmise, le maire répondit au sous-préfet (7 novembre 1808), qu’il ne s’agissait pas d’une farce, mais d’une coïncidence et que, du reste, un autre Juif avait pris son nom a lui, et un troisième celui de l’officier de santé. En fin de compte, ce fut le Ministre de l’Intérieur qui trancha (24 novembre 1808), en renvoyant tous les protestataires à la juridiction des tribunaux. Cela revenait à dire qu’il n’existait pas de problème particulier pour les Juifs, tout ce qui les touchait relevant du droit commun. Si quelqu’un avait intentionnellement porté dommage à autrui, la justice devait normalement le sanctionner, mais sous ce rapport il n’y avait pas plusieurs catégories de citoyens. Retour au texte

  4. L’esprit pré-révolutionnaire se manifeste encore dans un pamphlet comme Les Pourquoi du Peuple à ses représentants, à leur retour de l’Assemblée Nationale (S.l.n.d.) (1791), où l’on trouve à la page 19 : « Pourquoi avez-vous admis à cette qualité de citoyen actif les Juifs, cette race usurière et dévorante ?... », et à la page 21 : «Pourquoi avez-vous cherché à étouffer les répugnances salutaires, qui naissent de la piété, de la nature, de la raison, de l’honneur, en accordant aux Juifs, aux Mahométans, aux idolâtres, aux comédiens, aux bourreaux, le pouvoir de devenir juges et législateurs ? » Et ces derniers sursauts apparaissent justement à l’époque de la Terreur, où le conseil général de la commune de Sélestat arrête « que les Juifs sont et demeurent déclarés suspects et dangereux et qu’en conséquence, ils seront chassés de la commune toutes les fois qu’ils se présenteront ; en cas de récidive, ils seront arrêtés. » (19 août 1793). D’après E. Werner, L’Approvisionnement en pain de la population du Bas-Rhin, et de l’Armée pendant la Révolution. Retour au texte


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