Relations conflictuelles entre la Kabale et la Tradition
vues à travers la liturgie et les coutumes ashkénazes
Daniel Warschawski


Dans la paracha [portion hebdomadaire de la Torah] כי תצא (Deutéronome 22:6-7) il est écrit : "Si tu rencontres en ton chemin un nid d'oiseaux sur quelque arbre ou à terre, de jeunes oiseaux ou des œufs sur lesquels soit posée la mère, tu ne prendras pas la mère avec sa cuvée. Tu es tenu de laisser envoler la mère avant de à t'emparer des petits" (traduction de la Bible du rabbinat). La Torah nous parle du cas où la personne "rencontre sur son chemin" (יקרא). Le Talmud de Babylone (T.B. Houlîn 139) dit qu'il n'existe aucune obligation d'activement chercher un nid dans le but d'accomplir l'ordre de renvoyer la mère. Le Zohar (Livre des Splendeurs) sur Ruth pense, au contraire, que la personne est obligée de chercher un nid pour renvoyer la mère. Pour l'auteur du Zohar (voir infra) : "Quand on prend les œufs, la mère pleure, ce qui réveille la miséricorde de Dieu sur son peuple car Il se souvient que le peuple est éloigné de Lui alors qu'Il languit son peuple".

Par-delà l'explication de la mitzva [l'obligation religieuse] proposée par le Zohar, le problème que soulève ce texte est celui du rapport entre le Talmud et la Kabale. En cas de conflit entre les deux textes, doit-on aller selon la Kabale ou selon le Talmud ? A priori la réponse est simple : la loi est fixée selon l'avis du Talmud (voir Shoul'han Aroukh 121; Michna Beroura). La raison de cette décision est que Rabbi Simon Bar Yohaï (si l'on accepte la théorie disant qu'il est l'auteur du Zohar) reste minoritaire face aux autres Tanaïm (rédacteurs de la Michna) et que la loi est fixée selon l'avis de la majorité (voir Exode 23:2 ; T.B. Shabath 60b). Même l'intervention de Dieu en faveur de la minorité ne peut pas changer la loi. Voir la célèbre dispute entre Rabbi Eliezer et les Hakhamim [les Sages, rédacteurs du Talmud] connue comme "la dispute du four d'Aknaï", où même l'intervention de Dieu en faveur de Rabbi Eliezer n'a pas été acceptée car la majorité était contre l'avis de Rabbi Eliezer "car la Torah n'est pas au ciel" (T.B. Baba Metzia 49b).

Pourtant, comme pour toute règle générale, il existe des exceptions. Nous essayerons d'analyser l'approche des maîtres du judaïsme ashkénaze qui repoussent ces exceptions. Pour comprendre l'opposition des érudits ashkénazes,nous avons choisi deux exemples: le premier exemple est en rapport avec la liturgie (נוסח אשכנז - rite ashkénaze), et le second a trait aux "us et coutumes" (מנהג אשכנז - coutume ashkénaze).

Berikh Shemei

Sortie de la Torah dans la synagogue de Bischheim (1959). On reconnaît (de g. à dr.) : le G.R. A. Deutsch, le R. Charles Friedemann, le R.Max Warschawski,
le Dr. Joseph Weill - © Thiennot Klein
La prière récitée dans la plupart des communautés lors de la sortie de la Torah connue sous le nom de "Berikh Shemei" ("Béni soit le nom du Maître du monde") non seulement n'a jamais été incluse dans le livre de prières ashkénaze mais est l'objet de vives critiques de la part des maîtres du judaïsme ashkénaze.

Le texte du Berikh Shemei est tiré du Zohar, qui est un commentaire ésotérique de la Torah. En effet nous trouvons dans le Zohar section Vayakhel le texte suivant : "Rabbi Simon bar Yohaï dit: lors de la sortie du rouleau de la Torah les portes de la pitié du ciel s'ouvrent et on doit réciter la prière de Berikh Shemei qui dit :
"Béni soit le nom du Seigneur maître du monde. Louée ta couronne et ta demeure. Reçois avec bienveillance éternellement Israël ton peuple. Montre-lui ta toute puissance dans ton saint temple. Fait rejaillir sur nous la pureté de ta lumière et accueille nos prières avec miséricorde. Veille Seigneur à prolonger notre vie et la combler de tes bienfaits, et que je sois moi-même compté au nombre des justes. Accorde-moi ta pitié et protège-moi, les miens et tout ton peuple Israël. Tu nourris et fait subsister le monde, tu es le maître de toutes choses, les rois sont sous ta domination, et la souveraineté t'appartient.
Je suis le serviteur du Saint Béni Soit-Il, je me prosterne devant Lui et devant sa précieuse Torah. Je ne fais pas confiance à l'homme, ni au Fils de Dieu. C'est au créateur du ciel, à lui qui est vraiment Dieu, dont la loi est vraie, dont les prophètes sont vrais, c'est à lui seul que je me confie.
C'est à son nom saint et adoré que j'adresse mes louanges. Qu'il te plaise d'initier mon cœur à ta loi et d'accomplir mes désirs et ceux de tout ton peuple Israël, pour le bien, la vie et la paix."

Pour quelles raisons les rabbins ashkénazes ont-ils refusé d'insérer cette prière dans le cadre de la liturgie ?

  1. Raisons liées à l'approche des rabbins ashkénazes sur la prière
    La prière de "Berikh Shemei" ne figure pas dans les livres de prières classiques - Sidour Rachi ; Mahzor Vitri ; Sidour Harokeah ; les Gueonimb ; Maïmonide ; Le Tour ; le Rosh ; le Maharil. C'est dans le Shoul'han Aroukh du Ari za"l que cette prière apparaît pour la première fois.
    Les érudits ashkénazes ont toujours repoussé tout changement dans la liturgie (voir notre article sur les traditions alsaciennes).

  2. Raisons liées à l'approche des rabbins ashkénazes sur la Kabale
    Le Talmud et l'étude de la Kabale : selon les Maximes des Pères (chapitre 5 michna 21) on n'a pas le droit d'étudier la Kabale avant d'avoir atteint l'âge de quarante ans et d'être marié. Pour l'auteur du Hayé Adam (Abraham Danziger Pologne 1748-1820), celui qui veut commencer l'étude de la Kabale doit avoir étudié les deux Talmud (celui de Babylone et celui de Jérusalem) ainsi que les décisionnaires. Au-delà de la connaissance des textes,et en plus des conditions d'âge et du statut, le prétendant doit avoir les qualités normalement exigées de tout érudit. Dans le Talmud (T.B. Hagiga 14b) il est dit qu'il est interdit d'enseigner l'acte du Commencement "מעשה בראשית" (la physique selon Maïmonide) à deux élèves, ou l'histoire du Char céleste décrite par le prophète Ezéchiel, "מעשה מרבבה" (la métaphysique selon Maïmonide) à un seul élève. La Guemara nous rapporte l'histoire de quatre rabbins (Ben Azaï, Ben Zoma, Elisha ben Abouya et Rabbi Akiba) qui sont entrés dans le PARDES : Ben Azaï en est mort, Ben Zoma est devenu fou, Elisha ben Abouya devint renégat, seul Rabbi Akiba sorti indemne du PARDES.
    Sans entrer dans les différentes explications (pour les personnes intéressées à approfondir le sujet, voir les différentes explications des Tossaphistes dans T.B. Hagiga 14), nous nous bornerons dans cette étude à l'explication proche du texte (Pshath) selon laquelle la recherche des voies secrètes menant à s'approcher de Dieu entraîne chez les rabbins les plus érudits la mort, la folie ou l'abandon de la religion. A plus forte raison quand il s'agit d'une personne n'ayant pas les connaissances et les qualités exigées.

    Approche des érudits ashkénazes : pour les maîtres du judaïsme ashkénaze les faux messies (Sabataï Tzvi ou encore Jacob Frank) sont la continuation logique de la Kabale du Ari za”l qui elle-même est la suite du livre du Zohar. Le fait d'enseigner la Kabale à n'importe qui ne peut qu'entraîner une catastrophe (voir les livres de Guerchon Sholem sur Sabataï Tzvi et de Benjamin Hamburger sur les faux messies).
    Le Haham Tzvi part de l'idée que le Zohar est une "בת קול" (une manière de faire passer un message divin) alors que la loi est par définition humaine. Par conséquent le Zohar ne peut en aucun cas servir de fondement à la loi. Fonder la loi sur le Zohar, que chacun peut interpréter à sa manière, amène à l'anarchie.
    Son fils, Rabbi Jacob Emden (le Yabetz), résume la position des savants ashkénazes par rapport au Zohar : "Le Zohar n'a pas pour but de fixer la loi mais d'expliquer les idées sur la base du SOD [du secret] alors que le Talmud a pour but de fixer la loi qui est transmise de génération en génération jusqu'à Rabina et Rav Achi, ce qui n'est pas le cas de la Kabale". Pour certains de nos sages, le Zohar n'a pas été rédigé par Simon Bar Yohaï et son attribution à celui-ci n'est qu'un stratagème utilisé par l'auteur véritable (Moïse de Léon) pour pouvoir faire passer son propre message (voir la conférence donnée par le rabbin Berl Weinn sur YouTube "Le minhag ashkénaze").

  3. Raisons liées au texte du Berikh Shemei
    Le texte du Berikh Shemei pose des problèmes théologiques:
    3.1 "Je me prosterne devant ta sainte Torah" : le juif ne se prosterne qu'au temple de Jérusalem, qu'une fois par an, devant Dieu. Toute autre prosternation est en désaccord avec les dix paroles (Assereth Hadibroth).
    3.2 "Je suis le serviteur de Dieu" : la seule personne qualifiée "serviteur de Dieu" est Moïse (Deutéronome 34:5).
    3.3 "Je ne fais pas confiance à l'homme, ni au Fils de Dieu" : pour les maîtres du judaïsme ashkénaze nous somment en présence d'un véritable blasphème, ni plus ni moins. Plus grave est le fait que les missionnaires chrétiens et les partisans de Sabataï Tzvi ont déduit de l'expression "fils de Dieu" (citée dans le livre de Daniel) que Jésus et/ou Sabataï Tzvi sont des "fils de Dieu" et donc, des messies. Il existe un malentendu entre l'expression "fils de Dieu" et son "usage". Dans le livre de Daniel il est écrit que Hanania Michael et Azaria ont été jetés dans la fournaise. Nabuchonozor (qui voit quatre personnes et non plus trois) dit : "Je vois quatre personnes qui marchent dans les flammes sans qu'il ne leur arrive quoique se soit, et que le quatrième ressemble au fils de Dieu" (Daniel 3:25) Le Talmud de Jérusalem pense que cette réflexion est pour le moins déplacée. Un ange serait intervenu (selon le Talmud de Jérusalem) et aurait dit à Nabuchonozore "reviens sur ton affirmation Dieu a-t-il un fils ?" (T.Y Traité Chabat 86/1) . Rabbi Shimon Bar Yohaï lui-même dit au sujet des "fils de Dieu" (Genèse 6:2) "maudit soit celui qui utilise cette expression". (Midrash Rabba Genèse). Comment l'auteur du Zohar utilise une expression que lui-même condamne? Pour le Rav Baruh Epstein (Torah Temima) cela prouve que Rabbi Shimon Bar Yohaï n'est pas le rédacteur de cette prière. Cette remarque du Rav Epstein pose le problème de l'authenticité du Zohar lui-même dilemme que les sages ashkénazes ont résolu sans équivoque en repoussant toute tentative d'incorporer un texte du Zohar dans leur livre de prières.

Prier avec ou sans tefilîn à "Hol hamoed" (jours semi-fériés).

Les tefilîn [phylactères]
La question des tefilîn [phylactères] aux demi-fêtes ('Hol hamoed Pessah et 'Hol hamoed Soukoth) a fait couler beaucoup d'encre et elle est restée la pierre d'achoppement entre les partisans de la Kabbale et ses adversaires (voir le livre de Rav Hamburger Chorech minhag ashkénaze tome 5 ou encore l'étude du professeur Jacob Katz dans le livre La loi et la Kabale).

  1. Sources Talmudiques :
    Dans le Talmud de Babylone (Erouvim 91; Yoma 36) est posée la question de savoir quand il n'y a pas obligation de prier avec les phylactères. Le Talmud nous présente deux opinions :
    Selon Rabbi Yossi Haglili, se fondant sur le verset (Exode 13:10) "Tu observeras cette ordonnance en son temps d'année en années": "ימים ימיצה" - tu mettras les phylactères les jours et non les nuits, "מימים" - excepté le Shabath et les fêtes de pèlerinage.
    Rabbi Aquiba arrive à la même conclusion en se fondant sur le Deutéronome 6:8 "Tu les attacheras comme symbole sur ton bras". Les jours où il y a un "symbole" (Shabath et les jours de fêtes) on ne met pas les phylactères.
    Les Tossaphistes posent la question des jours semi fériés ('Hol hamoed) : s'agit-il de jours symboliques ou non? Si on considère la souka et l'interdiction de manger le levain comme des symboles des fêtes de pèlerinages on peut affirmer que la même loi (ne pas mettre les phylactères) s'applique aussi à 'Hol hamoed. Les Tossaphistes (se fondant sur le Talmud de Jérusalem Moed Katan 12b qui dit que l'on est en droit d'écrire les phylactères aux jours de demi fête, ce qui est un travail interdit pendant la fête elle-même) en concluent que l'on doit poser les phylactères les jours de demi fêtes (voir aussi T.B. Moed Katan 19b). Et ils concluent : "וכן עמא דר" ("c'est la coutume qui nous oblige").
    Les maîtres du judaïsme ashkénaze (Rachi ; Rabbi Joseph Bonfils / Yosef Tov Elem ; Yehuda Sir Leon ou encore Rabbi Eliakim (contemporain de Rachi) ont tous mis les phylactères à 'Hol hamoed, comme en témoigne l'Or Zaroua (au nom de Rabénou Tam) : " Après être arrivés à la conclusion que la Torah autorise les travaux à HolHamoed, comment peut-il monter à l'esprit de qui que ce fut de l'exempter des phylactères qui est une obligation de la Torah"?

  2. Le Zohar et son influence
    2.1 Dans les Responsa de Rabbi Isaac Caro (oncle de Rabbi Joseph Caro), l'auteur, pour la première fois parle de l'interdiction de poser les phylactères les jours de demi-fêtes. Le rabbin Isaac Caro fonde sa décision sur le Zohar qui explique comme suit le verset (Cantique des cantiques 1:3) "Tes parfums sont suaves à respirer." : "RavAmnouna Saba dit: qu'il s'agit des jours appelés bons qui sont ceux où l'Eternel pose les phylactères de la tête. C'est la raison pour laquelle ils sont qualifiés de bons car ils illuminent la "tête" de Dieu. Les phylactères que Dieu porte sont La sainteté même. Aux demi-fêtes (qui ne sont pas nommées fêtes) Dieu porte les phylactères des bras, et pour cette raison (Dieu qui porte les phylactères) on n'a pas le droit de porter les phylactères". Pour Rabbi Isaac Caro, dès lors que le Talmud n'a pas tranché sur la question, le Zohar prend force de loi. Pour les partisans du Zohar celui qui transgresse l'ordre de ne pas mettre les phylactères aux jours de demi-fêtes sont passibles de la peine de mort : "עבד קלנא בחותמו של מלכה הוא בר קטולא".

    2.2 La réaction des maîtres ashkénazes : selon les Livres des coutumes de Joseph Ometz, à Frankfort, on mettait les phylactères aux jours semi-fériés car "nous ne faisons pas d'affaires avec les choses cachées". Le Maharchal (Rabbi Salomon Louria, seizième siècle) répond à l'un de ses élèves : "Sache que tous nos érudits et pères se sont comportés comme l'exigent le Talmud et les décisionnaires et si rabbi Simon bar Yohaï se présentait devant nous et ordonnerait de changer nos anciennes coutumes nous ne l'écouterons pas. Lui-même (Le Zohar) a écrit que celui qui met les phylactères aux jours semi-fériés est passible de la peine de mort et malgré cela nous mettons les phylactères et bénissons sur eux. En foi de quoi ne suis pas cet enseignement (celui du Zohar) et n'ais pas de rapport aves les mystères".
A notre époque où l'on essaie de vulgariser la mystique, que l'irrationnel prend le pas sur le rationnel et qu'il est de bon ton de rechercher "la face cachée" de Dieu, il est nécessaire de cogiter cet enseignement du Maharchal et de se rappeler que la recherche du côté caché de la loi est subordonnée à son application.


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