Charles FRIEDEMANN
(1929-1970)
Par Joë Friedemann


Charles Friedemann en chaire à Bischheim -
© E. Klein



les Rabbins Friedemann et Warschawski au cours d'une procession dans la synagogue de Bischheim restaurée, 1959 - © E. Klein
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Charles et Yvette Friedemann - © E. Klein
Si un jour, de passage à Kfar Hassidim en Israël, vous visitez le cimetière du Kfar Hanoar Hadati, ce village d'enfants situé face aux douces collines du Carmel, non loin de Haifa, vous remarquerez, au bord d'une de ses allées, non loin de l'entrée, une tombe, celle où repose Charles Friedemann za"l.

Jeune rabbin à l'attachante et brillante personnalité, il avait quitté Strasbourg et l'Alsace pour venir s'établir en août 1969, au Kfar Hanoar, avec sa femme Yvette et ses cinq fils. Il était convaincu, après dix-huit années au service de la communauté juive de France, qu'Israël était le pays où lui, le rabbin à la "carrière"  diasporique si prometteuse, devait vivre pour y poursuivre la mission qu'il s'était assignée : assurer l'avenir du peuple juif par son enseignement, mais cette fois, dans le cadre d'une histoire et des structures spécifiquement nationales.

La vie, malheureusement, allait en décider autrement. Quelques mois après son alyah, le 14 mai 1970, vingt-deuxième anniversaire exactement, en date civile, de la création de L'Etat d'Israël, il tomba brusquement, terrassé par une crise cardiaque. Il avait quarante ans…

Charles Friedemann est né le 10 septembre 1929 à Merzig, en Sarre, aîné d'une famille dont le père, Siegmund Friedemann, exerçait, dans la communauté, les fonctions de ministre-officiant et professeur d'instruction religieuse. Après un passage à Sarrebrück, et le plébiscite de 1935 statuant sur le rattachement de la Sarre à l'Allemagne, ses parents se résoudront à émigrer en France. Elève doué, il devait acquérir une maturité précoce durant les années noires. Comme tous les jeunes de cette époque, il sera profondément marqué par les événements : la déclaration de guerre, l'exode, la traversée clandestine de la ligne de démarcation, les privations, la déportation d'êtres chers, la recherche d'un asile dans les montagnes devant un péril de plus en plus menaçant, autant de situations où, soutien moral et physique de ses parents et de ses frères, l'adolescent qu'il était fit preuve d'un esprit d'initiative et d'un sang-froid remarquables.

La paix revenue, Charles Friedemann allait retrouver une vie "normale", à l'instar de la plupart de ceux qui avaient réussi à échapper à la tourmente. Après des études secondaires à Sarrebourg, puis à Belfort, achevées brillamment en 1948, il "monte"  à Paris, décidé à embrasser la carrière rabbinique. Le séminaire de la rue Vauquelin, était dirigé à l'époque par le Grand-Rabbin Maurice Liber, homme de vaste culture et d'intelligence. Charles Friedemann y eut également comme maîtres, le Rabbin Ernest Gugenheim ainsi que le Professeur Wajda dont l'esprit cartésien exercera sur lui une grande influence. Parmi ses camarades de promotion, il aura la chance de compter, entre autres, les futurs rabbins et grands rabbins Sirat, Chouchena, Goldmann, Kling, Madar… qui tous, et à des degrés divers, devaient remplir un rôle de premier plan dans la reconstruction de la communauté juive d'après-guerre. Ces années de séminaire furent pour le jeune étudiant des années d'épanouissement religieux et intellectuel : enrichissement qui allait être sanctionné, en outre et dans le domaine profane, par une inscription en Sorbonne et un diplôme de bachelier en Droit de la Faculté de Droit de Paris.

En 1951, il épouse Yvette Frank, originaire de Mulhouse, l'une des dirigeantes régionales, à l'époque, du mouvement Bné Akiba de France. Elle deviendra pour lui, dès ce moment, une collaboratrice aimante et efficace qui le secondera dans tous les domaines de la vie professionnelle et communautaire. Quelques mois après son mariage, bien que n'ayant pas encore terminé son cursus, Charles Friedemann accepte un poste à la Communauté de Dijon. Deux ans plus tard, frais émoulu et diplômé du séminaire, il est contacté par la Communauté de Strasbourg qui lui propose la direction de son Talmud Torah et le rabbinat de Bischheim, fonctions occupées jusque là, par le Rabbin Max Warschawski. Il demeurera dans la cité alsacienne, jusqu'à son départ en Israël, en juillet 1969.

Période strasbourgeoise faste pour le jeune rabbin, et riche en expériences et en occupations de toutes sortes. Il y atteindra sa plénitude comme dirigeant spirituel de communauté, directeur d'un organisme éducatif, mais aussi comme enseignant : il avait accepté avec enthousiasme un "plein temps"  à l'école Akiba, le lycée juif de Strasbourg, où pendant une bonne quinzaine d'années, il donnera la mesure de ses dons pédagogiques. Homme d'engagement sans doute, mais aussi intellectuel authentique, Charles Friedemann était passionné par toutes les choses touchant à l'esprit. Une chaire d'Hébreu venait d'être créée à l'Université par le Professeur André Neher. Il s'y inscrivit et termina une licence puis une maîtrise, qu'il couronna par un mémoire -- réminiscence de ses études de droit – sur La Loi dans la pensée d'Isaac Breuer (1883-1946), dont un large extrait sera publié par la Revue des Etudes Juives ainsi que, traduit plus tard en hébreu, dans la revue Hama'ayan. Cette étude devait poser les jalons d'un doctorat qu'il espérait mettre en chantier à l'avenir.

Ses activités furent aussi multiples que variées. Constamment sollicité, il ne se passait guère de semaines, voire de jours, où, hormis ses charges régulières, il ne se consacrait pas à une tâche nouvelle, communautaire, inter-communautaire, sociale, pédagogique… Il collabora à la radio, milita dans les Amitiés judéo-chrétiennes, dirigea des camps de jeunes, fit des conférences. Et puis aussi, il écrivit : le Bulletin de nos communautés et plus tard Tribune Juive, dirigé par son ami Jacquot Grunewald, lui prêtèrent leurs colonnes, donnant ainsi matière à ce qui pourrait constituer une chronique d'une certaine idée du judaïsme français des années cinquante et soixante.

Survint la guerre des six jours qui fut pour Charles Friedemann et son épouse, comme pour d'autres, le catalyseur d'un choix fondamental  : celui de l'alyah, mise en mouvement sans détour possible de la réponse à une question essentielle qui ne pouvait pas ne pas se poser existentiellement à toute conscience juive, au lendemain de la création de l'Etat d'Israël … Après une première prise de contact sur place, en 1968, la décision définitive de "monter"  l'année suivante fut prise. Avec sa famille, Charles Friedemann quitta l'Alsace et s'établit, par delà les mers, à la campagne, non loin de Haïfa, au  Kfar  Hanoar Hadati, afin de s'y vouer à l'enseignement et à la formation de jeunes immigrés, venus des quatre coins du globe. Il s'agissait pour le jeune rabbin de continuer, avec un regain de dynamisme, la tâche amorcée dans les communautés de l'Exil … C'était le souhait, consécration d'une vie, dont la réalisation, hélas, allait être interrompue au bout de quelques mois !

Un rabbin dans son siècle

Plus de trente ans après sa disparition, la mémoire de Charles Friedemann, cette âme d'élite toute en ouverture d'esprit et en qualités de cœur, ne nous quitte pas … Durant sa trop brève existence, il s'efforça de donner du judaïsme une image avenante, authentique, non dogmatique, inspirée de l'admiration qu'il nourrissait, en particulier, pour la pensée du Rav Shimshon Raphaël Hirsch. La sévérité doctrinale, l'austérité n'étaient guère son fait. Lutter pour la survie religieuse juive hors de toute coercition – jamais pourtant aux dépens, en ce qui le concernait, de l'étude et de l'observation des mitzvoth - prendre en compte l'intérêt à la fois idéologique et pragmatique de la communauté, œuvrer à sa reconstruction dans les années de l'après-Shoah, telle fut la voie qu'il avait choisie.

Charles Friedemann a vécu en prise directe avec son époque… Il n'était pas l'homme d'une doctrine repliée sur elle-même, mais d'une Torah allant au devant de sa communauté. Non pas un fonctionnaire ou une statue vivante, mais un guide spirituel conscient de ses devoirs, un éducateur, pensant et agissant dans le respect de ceux dont, de par sa charge, il avait assumé la responsabilité. Il fut un homme de dialogue, de culture, de courage et d'initiative avec au centre de ses préoccupations l'action et la recherche inlassable du bien et de la vérité.

Son sourire lumineux était le reflet d'une personnalité pétrie d'intelligence, de profondeur et d'aménité. D'une aménité naturelle, mais sans rapport avec une quelconque faiblesse. Car s'il était indulgent à l'égard d'autrui, il n'y avait en lui aucun esprit courtisan. Ennemi de toute malhonnêteté intellectuelle, il n'avait que peu de compréhension pour la boursouflure et l'autosatisfaction. De là, cet abord qu'il avait facile, parce que fondé sur une qualité reconnue de tous : la droiture.

Son écriture, comme sa parole, Charles Friedemann l'a mise au service du judaïsme et de la communauté : "Aucun de ses papiers, dira Jacquot Grunewald, n'était banal ou stérile. Il n'a jamais écrit pour rendre compte sèchement, mais pour expliquer, comparer, enseigner. Lui qui voua toute son existence à l'enseignement, savait qu'écrire participait de la même vocation"…

A relire certains des éditoriaux ou articles publiés entre 1954 et 1969, on perçoit à la fois la plume de "l'honnête homme", et celle du polémiste, pris dans son acception la plus positive. Doté d'un style riche, précis, parfois acéré, Charles Friedemann ne dédaignait pas l'humour, voire l'ironie, quand il s'agissait de défendre ses convictions. On sentait chez lui le besoin, par-dessus tout, de donner aux idées et aux mots leur véritable signification, libérée des faux-semblants et du conformisme. Ses rubriques "Télévision", -- média, "reflet moderne, selon ses dires, du meilleur et du pire", dont il avait dès le début discerné l'impact en matière d'éducation -- n'auraient certes pas fait rougir, de par leur finesse d'analyse et leur justesse de ton, le plus doué… et le plus honnête des critiques de l'époque.

Ses écrits mériteraient d'être commentés dans le détail : justice, devoir, effort, aspiration à l'harmonie, primauté de la spiritualité et de l'éducation, engagement du juif dans la cité, hors de toute confusion des valeurs, authenticité de la vie juive soutenue par les impératifs catégoriques de la Torah, lucidité par rapport à soi et au monde environnant, ouverture au monde non juif et à ses manifestations de "bonne volonté"  ; mais parallèlement aussi, un certain scepticisme à l'égard de la "real Politik"  des nations … autant de thèmes étayés d'une forte culture juive et profane, et qui reviennent sans jamais lasser, et toujours de manière originale, dans les articles, qu'il publiera durant cette période.

Quelques uns de ses textes, choisis presqu'au hasard, donneront peut-être, et pas moins qu'une savante exégèse, une image de l'homme que fut le rabbin Friedemann … Ils nous permettront de conclure ces quelques pages, trop courtes, que nous avons consacrées à sa mémoire.


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