Elie SHEID - HISTOIRE DES JUIFS DE HAGUENAU II.3
II. Pendant la période française


III. Dommages de guerre à Haguenau


L'histoire des Juifs de Haguenau et de ses environs pendant la période que nous venons de parcourir n'avait pas tenu tout entière dans ces changements de législation et d'impositions ; les guerres qui désolèrent l'Alsace pendant ces nombreuses années n'avaient pas été sans créer des incidents le plus souvent tristes pour eux.

En 1674, Turenne prenait ses quartiers d'hiver en Alsace et il avait délégué le marquis de Vauban au commandement de Haguenau. Les Juifs des villages, suivant leur coutume, vinrent se réfugier dans la ville, Leurs coreligionnaires les accueillirent chez eux et, comme ils prévoyaient un long siège, achetèrent une certaine quantité de grain nécessaire à leur entretien et à celui de leurs hôtes. Aussitôt les habitants de la ville crièrent à  l'accaparement et voulurent les forcer à revendre leurs provisions. Les Juifs eurent l'heureuse inspiration de s'adresser à Turenne qui envoya au marquis de Vauban la lettre suivante :

Je fais ce mot au commandement de trouppes du roy, à Haguenau, pour luy dire, que le service du roy requiert qu'il fasse tout le bon traitement qu'il se pourra aux Juifs qui y sont établis, pour qu'il tienne exactement la main, à ce que l'on ne touche pas a leurs franchises, immunités, surtout à ce qu'ils deviennent exemptés de toutes sortes de logements de gens de guerre, qu'ils puissent faire leur commerce et traffic en toute sûreté et liberté, et que les commis des vivres ne les inquiètent point sur le subjet des grains, dont je désire qu'on leur laisse suffisamment les provisions dont ils ont besoing pour la subsistance de leurs familles, et de celle des Juifs des campagnes réfugiés chez eux, et enfin qu'il les traite de manière qu'ils n'ayent aucun subjet de se plaindre.
Fait au camp, ce 19 novembre 1674.
TURENNE (106).
C'est un exemple de haute tolérance que donnait le grand capitaine avant le 18ème siècle, et c'est un honneur pour les Juifs de Haguenau d'avoir eu un instant pour protecteur un homme comme Turenne.

Mais après la mort si imprévue du grand capitaine, le général des Impériaux, Montécuculli, arriva devant les murs de la ville, Haguenau fut impitoyablement bombardée. Heureusement Condé ne tarda pas à venir au secours de la cite assiégée et Montécuculli jugea prudent de se replier sur Strasbourg.

Bientôt la ville ne put plus servir de refuge aux Juifs des environs, car, par ordre du gouvernèrent français, elle fut démantelée. La municipalité les renvoya en leur délivrant des passeports ; comme la guerre continuait en Alsace, au lieu de retourner dans leurs villages, ils se dirigèrent vers le Rhin pour chercher un asile dans quelque ville d'Allemagne, mais il leur fut interdit de passer le fleuve et force leur fut de revenir implorer la pitié des magistrats de Haguenau. Le conseil se réunit (le 17 janvier 1661) pour statuer sur leur demande et discuta longuement. Un membre de la réunion fut d'avis de leur permettre, de demeurer provisoirement à Haguenau, parce que, dit-il, ils seront pour nous une bonne source de revenus. Un autre, nommé Roth  Jacob, ne voulait pas émettre son opinion, parce que c'était dimanche. Cette délibération curieuse se termina par un arrêté favorable à la requête des fugitifs (107).

Ceux-ci n'eurent pas à se réjouir de cette faveur, car ils assistèrent bientôt à un spectacle lamentable. Le 9 février au soir, le capitaine La Brosse vint avertir à l'improviste les habitants que le lendemain il mettrait le feu aux principales maisons de la ville. Le lendemain, en effet, avant le jour, des soldats sous ses ordres se répandirent dans la cité et incendièrent les rues du Sel, des Juifs, des Cordeliers, du Bouc, de 1'Ecurie et de l'Anneau, puis ils se rendirent dans la Grande-Rue et brûlèrent tout jusqu'à la Burgmühl. Ils ruinèrent cent cinquante maisons. Les Juifs furent moins navrés de la destruction de plusieurs de leurs maisons que de celle du temple qu'ils avaient inauguré douze ans seulement auparavant et qui leur avait coûté tant  de peines (108).

Le 18ème siècle s'ouvrit par un retour de la guerre en Alsace. Habituellement les hostilités avaient pour effet immédiat de faire fuir les Juifs de la campagne. Haguenau leur offrait un asile assure, moyennant le paiement dune contribution extraordinaire. La ville croyait avoir le droit d'accorder de sa propre autorité les permis de séjour. Ce droit lui fut cette fois contesté. Deux juifs, nommés Leiser de Surbourg et Zacharias de Soultz, s'étaient réfugiés à Haguenau sans autorisation spéciale du gouverneur del'Alsace, le marquis d'Huxelles; celui-ci écrivit la lettre suivante à la municipalité de Haguenau :

Strasbourg, le 13 juin 1701.
Aux magistrats de la ville de Haguenau. Vous ne manquerez pas, aussitôt ma lettre reçue, de signifier de ma part aux juifs Leser et Zacharie d'avoir à sortir de votre ville avec leurs femmes et enfants, dans le temps de quinze jours, à compter de ce jour d'huy, pour se retirer on bon leur semblera , ailleurs qu'en Alsace, à quoi vous tiendrez la main fort exactement, et ne souffrirez plus l'avenir qu'aucun Juif, soit étranger, soit autre, s'établisse dans votre ville, sans ma permission, vous déclarant que s'il s'y fait là-dessus quelque chose de contraire à ce que je vous marque, je m'en prendrais directement à vous, à moins que vous m'en ayez donné avis.
Je suis tout à vous.
HUXELLES (109).

La ville se soumit pour l'instant, elle fit sortir de la cite les réfugiés, toutefois en les laissant libres d'aller où bon leur semblerait, mais elle fit ses réserves pour l'avenir et se promit de revendiquer ses droits et privilèges. Pour montrer tout de suite au gouverneur de l'Alsace l'étendue de ses droits, la municipalité prit un arrêté à l'égard des Juifs ; elle décida qu'il leur était interdit dorénavant de tenir boutique les jours de foire, de vendre des marchandises neuves "de la main à la main", même sans les auner. Un d'eux, nommé Lyon Coublance (c'était le fils de Gerson, Welsch Gerstell) vendait des marchandises neuves, mais dans une chambre qui même n'avait pas de fenêtre sur la rue. Les commerçants de la ville l'ayant appris s'en plaignirent, et il dut cesser son négoce après avoir payé une amende de soixante florins et les dépens. Coublance réclama auprès de l'intendant d'Alsace, il plaida contre la ville de Haguenau, mais finalement, il fut condamné aux dépens, la ville ayant le droit en vertu de ses privilèges d'établir sur les Juifs les lois qui lui convenaient. Coublance, ne pouvant plus trouver à Haguenau les moyens d'y vivre, céda sa maison, vendit ses marchandises dans les villages voisins et alla s'établir à Lixheim (110).

IV La conversion du gendre d'Abraham Moch

En l'année 1731, un événement nouveau dans les annales de la communauté vint troubler les Israélites de Haguenau. Le préposé des Juifs, Abraham Moch, avait, en 1723, marié sa fille Kendel à Bernard Hirtz de Colmar, dont elle eut, en 1726, un fils nomme Iequel et, en 1729, une file, Beislé. Tout à coup, en 1731, Hirtz se convertit an catholicisme. Aussitôt sa femme, accompagnée de ses enfants, alla se refugier secrètement chez un de ses oncles demeurant à Bischheim. Hirtz alors, ayant demandé en vain à son beau-père de lui rendre sa femme et ses enfants, le cita devant le tribunal. Moch accepta la lutte et fit lire à l'audience, par un avocat de la vile, la défense que nous reproduisons intégralement :

Mariage juif à Rosheim représenté sur une mappa
datant de 1762 - reconstitution : Martine Weyl


Abraham Moch, domicilié en la ville de Haguenau, répondant sur l'assignation à lui donnée et à la demande contre lui formée et signifiée le 22 du présent mois d'août, de la part de Bernard Hirtz, ci-devant juif, et actuellement nouveau catholique, habitant en ladite ville.
A comparaitre le lundi 27 du mois dit, par devant vous, messieurs les prêteur, stettmeister et magistrats de ladite ville de Haguenau.
Que Bernard Hirtz s'est sans doute imaginé qu'en considération de sa conversion, le défendeur ne trouverait aucun avocat ni procureur, qui voulussent occuper pour lui dans la cause soumise à votre décision. Mais outre que la justice ne doit être déniée à personne, de telle qualité et condition qu'elle puisse être, c'est que comme dans la cause présente, il s'agit de défendre l'autorité du roi, attaquée par la transgression que Bernard Hirtz voudrait faire aux ordonnances de Sa Majesté, et l'attentat qu'il voudrait donner à la coutume et police universelle du royaume, ce défendeur a trouvé et trouvera dans tous les tribunaux où la cause sera portée de zélés patrons et défenseurs qui sauront apprendre à Bernard Hirtz à respecter les lois, us et coutumes du royaume, et les ordonnances de nos roys.
A. Dieu ne plaise que le défendeur et Kendel sa fille murmurent du changement d'état et de religion de Bernard Hirtz, ci-devant leur époux et gendre, tout ce qu'ils désirent, c'est qu'il persiste et vive en bon chrétien dans sa nouvelle possession de foy.
Mais de quelque façon que Bernard Hirtz explique la demande obscure contenue en sa requête, elle ne peut se soutenir.
On lui demandé à quel dessein il veut parler à Kendel cy-devant son épouse.
Est-ce pour tâcher de l'engager à suivre son exemple? - On lui répond qu'il n'y réussira jamais. Elle s'en est expliquée en son absence, depuis qu'il l'a volée au vu et au sçu de toute la ville ; et qu'il a chassé leurs deux enfants, en sont garants.
Est-ce pour restituer à ladite Kendel ses apports et actions et conventions matrimoniales, portées en leur contrat de mariage, passé d'abord à la manière des juifs, confirmé  et ratifié  par devant maître Rumpler, notaire royal à Obernheim, le 29e décembre 1723 ?
Le défendeur, en sa qualité de tuteur naturel de sa fille et de sesdits enfants, est en état de recevoir lesdites sommes et d'en donner quittance.
Est-ce pour forcer ladite Kendel à vivre maritalement avec lui, quoiqu'elle persiste dans la religion judaïque ?
Il sçait ou doit sçavoir que la religion qu'il vient d'abandonner, et celle qu'il vient d'embrasser se défendent également, sous les peines les plus rigoureuses, et qu'en cassant et annulant leur mariage, l'une et l'autre loy les ont remis dans leur premier état de liberté, de sorte qu'ils ont été l'un et l'autre en pouvoir de contracter mariage, avec qui bon leur semblait, à l'instant même de son abjuration.
Ainsi, dès qu'il n'a plus ni droit, ni pouvoir, ni autorité sur ladite Kendel, comment peut-il demander à un sage magistrat qu'il la force de lui parler et de se présenter devant lui, surtout après lui avoir enlevé et à ses enfants et même à leurs domestiques tous leurs habits, sans exception, et les avoir réduits dans le même estat où se trouvèrent Adam et Eve, après avoir transgressé la loy de Dieu ?
Est-ce enfin pour forcer ladite Kendel à lui remettre et confier leurs dits enfants ?
Les ordonnances de nos roys et l'usage universel reçu et suivi dans ces sortes de cas, dans toutes les parties du royaume où les Juifs sont tolères, y sont formellement contraires. Et à  cette occasion, le défendeur somme et interpelle Bernard Hirtz de produire aucune ordonnance de nos roys et principalement de Louis Quinze, glorieusement régnant, qui l'autorise dans sa prétention chimérique.
Serait-ce, par hasard, l'article 42 de la lettre de monseigneur le Blanc, du 1er mars 1727, écrite a monseigneur le maréchal Du Bourg, à monseigneur Du Harlay, pour lors intendant d'Alsace, et a monsieur Neef, procureur général du conseil souverain de la même province ?
Ce sage ministre, à la  prudence et à la connaissance duquel rien n'échappait, en interprétant les volontés du roy, son maître, s'est bien donne de gardé de comprendre, ny nommer les Juifs dans tous le corps de la lettre, et notamment dans cet article, qui ne regarde uniquement que les calvinistes et les luthériens qui retournent au giron de 1'Eglise catholique, dont les enfants doivent être instruits et élevés dans la même religion, à moins que lors de la conversion de leurs pères ou de leurs mères, Ils n'eussent déjà assisté à la cène (ce sont les propres termes de cette lettre).
Ce grand ministre n'ignorait point les ordonnances du roy et l'usage constamment estably en pareilles occasions ; il était néant-moins (sic) parfaitement instruit de l'établissement des Juifs en Alsace, et,  même du nombre de leurs familles ; et cependant il n'a parlé dans tout le corps de in lettre que des protestants, des luthériens et de la cène, lorsqu'il s'est agi de conversion.
C'est que les roys ont toujours regardé les protestants et les luthériens comme relaps de la relligion de leurs pères et de leur souverain, tandis qu'ils considéraient les Juifs comme zélés observateurs de la loy de leur premier patriarche, sans avoir jamais abandonné la relligion de leurs pères.
D'ailleurs, les roys de France, oyns de l'onction de Dieu, no sçavent-ils pas de mesme que leurs ministres, que presque toutes les conversions des Juifs ne sont point sincères,  et que de cent, quatre-vingt-dix au moins retournent et meurent dans leur première foy ?
Si, à ce qui vient d'être dit sur cet article, le défendeur est en état de justifier par une ordonnance du roy régnant, et par un acte authentique auquel a assisté, par ordre de monseigneur l'évêque de Metz, et monsieur Legros, prestre, et son aumônier, ledit acte reçu par deux notaires royaux, en la même ville, scellé et controllé controlle royal estably à la suite du parlement, comment Bernard Hirtz et son conseil pourront-ils justifier sa fausse démarche et son injuste prétention ?
Le défendeur produit une transaction du 7° août 1743, déposée chez deux notaires royaux, le même jour et controllé, le lendemain, par laquelle Claude Marie Eliézer, juif converty, demeurant à Thionville, assisté dudit monsieur Legros, cédé et permis a sa femme et au père et mère d'elle, l'enfant provenu de leur mariage, fait selon la loy de Moyse ;
Cet acte suffit pour faire connaître que l'usage qui s'observe à Metz et dans toute l'étendue de la généralité et du parlement de Metz est de laisser au père ou à la mère qui persistent dans la loy de Moyse, les enfants qu'ils ont eus de leur mariage avant la  con­version de l'un d'eux. Car il ne peut venir dans le bon sens, que sans cet usage un évêque eut envoye un député pour consentir une telle transaction. D'ailleurs, le parlement de Metz et monsieur le procureur général ne l'eussent pas toléré, et si cet usage n'était constant et bien estably, aucun notaire n'aurait osé, recevoir le dépost, et cet acte n'aurait jamais passé au controlle, et les Juifs d'Alsace jouissent et doivent jouir des mêmes privilèges et prérogatives que ceux de la généralité de Metz,
Il y a une infinité d'ordonnances quoy en fait foi.
Le défendeur se contente d'en produire une de Monsieur de la Grange, intendant d'Alsace, du deuxième mars 1674, qui justifie son dire. Il produit, en outre, une ordonnance du roy, du 15° juillet 1728, par laquelle Sa Majesté, en conséquence de ces lettres patentes, portantes établissement de la nation juive dans la ville de Bordeaux, sur la conversion d'Alexandre Meyer, juif, dont les trois filles étaient volontairement entrées dans le convent des Ursulines de la même ville, et d'où leur mère s'était efforcée de les retirer par une voye de surprise. Sa Majesté a fait très expresses inhibitions et deffenses (sic) à tous supérieurs et supérieures, religieux et religieuses, couvents et communautés, de recevoir, à l'avenir, dans leurs maisons, les enfants des Juifs, sous prétexte de relligion avant l'âge de douze ans, enjoint Sa Majesté au sieur intendant de Party, en sa généralité de Bordeaux, de tenir régulièrement la main à l'exécution de ladite ordonnance, qu'elle veut être publiée et affichée, partout où besoin sera, et qui l'a été sur les ordres dudit sieur intendant.
Cette ordonnance décide deux cas qui se rencontrent dans la cause dont est question.
Le premier, que l'on ne peut recevoir ny donner azile (sic) aux enfants des juifs ou juives convertis ou non convertis, au-dessous de l'âge de douze ans, pour se retirer volontairement ailleurs à l'effet de se convertir aux mesmes.
Et le second, que Sa Majesté veut et entend qu'aucun juif, sans doute pour les considérations ci-dessus dites, ne puisse se convertir à la relligion (sic) catholique qu'après avoir atteint l'âge de raison.
Dans ces circonstances, de quel fond, Bernard Hirtz peut-il prétendre et espérer la représentation et le gouvernement de Kendel ci­devant sa femme et de leurs enfants ?
Du reste, si cette représentation pouvait avoir lieu, par quelle loy ou ordonnance le défendeur en serait-il tenu ?
Sa fille n'est-elle pas sortie de sa puissance paternelle, lorsqu'elle a contracté mariage avec ledit Hirtz, et les enfants nés de ce mariage n'étaient-ils pas sous la domination et la puissance de leur père et mère ?
On pourrait s'étendre davantage sur cet article, mais le défendeur s'en rapporte à la lumière de ses juges.
C'est donc mal à propos et sans aucun fondement que Bernard Hirtz a fait assigner le défendeur pour se voir condamner à les représenter les uns et les autres.
Par ces raisons et autres à suppléer de droit et d'équité, le suppliant espère de votre justice, qu'il vous plaira, Messieurs, renvoyer de la demande et assignation de Bernard Hirtz, du 22e du présent mois d'aoust, se réservant le défendeur, en sa qualité de tuteur naturel de Kendel, sa fille et de ses deux enfants, son action contre ledit Bernard Hirtz, tant pour raisons des apport, actions et conventions matrimoniales, portées en leur contrat de mariage du 29e décembre 1723, que pour raison du vol et enlèvement fait dans la maison et en l'absence de ladite Kendel, de tous ses effets, meubles, habits et argent monayé, et encor pour tous les autres enlèvements et prétentions à former contre ledit Hitz. C'est à quoi le défendeur persiste, aux dépens.
Signé : ABRAHAM MOCH.
Signiffié à M. Gehl procureur adverse, le 29e jour du mois d'aoust 1731 (111).

L'affaire fut jugée séance tenante. Moch mit huit jours pour présenter sa fille et ses petits-enfants à Hirtz. Cependant les magistrats adressèrent le lendemain, 30 août, la lettre suivante à Colmar :

A Monsieur Neel, conseiller du roy, son procureur général au conseil souverain d'Alsace, à Colmar.

Nous avons l'honneur de vous rendre compte au sujet de la conversion du sieur Bernard Hirtz, cy-devant juif, qui a fait abjuration de sa religion, le 25 de ce mois. Comme il se trouve des difficultés touchant deux enfants qu'il y a, pour sçavoir s'ils luy doivent être remis, comme il le demande, l'un n'ayant que cinq ans, l'autre deux ; d'ailleurs, lesdits enfants ayant été distraits avec leur mère depuis que ledit Bernard Hirtz, appelé aujourd'hui Louis-Estienne Bernard, s'est déclaré vouloir entrer dans notre religion.
Ledit Louis nous a présenté une requête le 21 de ce mois, par laquelle il implore notre secours à ce que lesdits enfants avec leur mère luy soient représentés, le décret au bas d'ycelle dudit jour ordonnant à Abraham Moch, son beau-père, qui les a fait évader et enlever, de les représenter à la première audience du magistrat.
Lorsque les parties sont comparues devant nous, maître Channeur comme assistant dudit Abraham Moch, et maître Böhm, son procureur, nous ont produit une ordonnance du roy, du 15 juillet 1728, par laquelle Sa Majesté déffend à tous supérieurs des couvents, religieux et religieuses de recevoir des enfants juifs qui s'évadent de leur père et mère pour se faire catholiques avant l'âge de douze ans.
Une transaction passée entre un nommé Eliézer, juif qui s'est converti à Thionville assisté de monsieur Le Gros, aumônier de monseigneur l'Evêque de Metz, d'une part, et d'Isaac Salomon, sa femme, avec Jacob de Morange, son oncle, d'autre part.
Copie d'une lettre de feu monseigneur Le Blanc à monseigneur le maréchal Du Bourg le 4er mars 1727.
Une ordonnance de feu monsieur de La Grange du 2 mars 1674.
La réponse d'Abraham Moch sur la requête a lui signiffiée le 22 du présent mois.
Une seconde requête à nous présentée par ledit Louis Estienne Bernard.
Et la sentence du magistrat rendue en conséquence le 29 du courant.
Par toutes ces pièces vous pouvez voir, Monsieur, que le fait dont il s'agit aujourd'hui n'a nulle relation a ce qui a été pratiqué ny à Bordeaux, ni dans le diocèse de Metz.
Et ladite ordonnance du 45 juillet 1728, déffend seulement à ce que les supérieurs des communautés ne puissent point recevoir des enfants juifs, pour faits de religion avant qu'ils aient atteint L'âge de douze ans.
Mais aujourd'hui c'est un père qui demande ses enfants qui sont en bas âge, pour leur donner l'éducation qu'il juge convenable, et qui désire sçavoir en même temps ce qu'est devenue sa femme et qui ne demande autre chose que de pouvoir lui parler.
Par notre dite sentence, nous avons ordonné que la mère et les enfants soient représentés le mercredi 5e du mois prochain pour tout délai, trois jours plus tard que ledit Abraham Moch nous a fait espérer de pouvoir les représenter.
Comme nous n'avons nulle connaissance, s'il y a quelque ordonnance de Sa Majesté qui porte règlement que les enfants en bas âge des Juifs convertys doivent suivre la religion de leurs père et mère, nous avons l'honneur de vous demander, monsieur, ce que nous pouvons ou devons faire à ce sujet. Il nous parait que la lettre de monseigneur Le Blanc, du ler mars 1727, qui porte règlement au sujet, des enfants luthériens, doit aussi tenir lieu pour les enfants des juifs, dont les père ou mère se convertissent.
Nous vous prions aussi de nous faire sçavoir que si en cas où. ledit Abraham Moch ne nous représente pas sa fille et les enfants, nous ne devons point, dans ce cas, traiter cet enlèvement comme un rapt, et le faire arrêter.
Nous avons l'honneur d'être, etc.

Les magistrats de Haguenau (112).


L'église Saint-Georges de Haguenau.
Construite à partir de 1143, elle ne sera achevée qu'au 17ème siècle.
La réponse de Neff abonda dans le sens des autorités de la ville de Haguenau.
Moch dut rendre, le 19 septembre, à Bernard Hirtz, ses deux enfants, tandis que la mère avait quinze jours pour dire si elle voulait suivre son mari ou non. Durant ce temps, Hirtz avait la faculté de la voir, tous les jours, sans obstacles. Enfin, le 3 octobre, Kendel renonça à vivre avec son époux et se retira de nouveau chez ses parents.
Quant à Bernard, il se fit avoué, à Haguenau, mais les juifs le fuyaient et les chrétiens n'avaient pas confiance en lui. Il fit donc de mauvaises affaires et s'enruit en 1737. Après deux ans d'absence Il revint exercer les fonctions d'huissier. Il ne fut pas plus heureux qu'auparavant. Il resta encore quelque temps à Haguenau, puis partit pour Einsisheim avec ses deux enfants.

Si les conversions au christianisme étaient rares, ce n'était pas que les Israélites de la ville n'y fussent excités. On les alléchait par l'offre de primes de toutes sortes. Une somme de  300 livres en espèces et des vêtements étaient promis au néophyte, quand c'était un homme. Pour les femmes, la somme n'était pas fixée. En 1711, une jeune fille juive ayant consenti à embrasser le christianisme pour épouser un jeune catholique de la  ville, l'hôpital l'hébergea gratuitement jusqu'au jour du mariage, elle reçut un cadeau de noces de 50 florins, et la municipalité l'exempta, elle et son mari, pour une période de trois ans, et des droits de bourgeoisie et de coux de marzahl (113).

Par contre, il n'était pas bon pour les jeunes filles juives de s'être laissé aller à mal, fût-ce en compagnie d'un chrétien. Elles étaient tenues de se rendre à l'hospice civil pour y attendre leur délivrance, leur enfant était baptisé, et, pour rentrer dans leurs foyers, elles devaient payer une amende de plusieurs florins (114).

Si la municipalité tenait au respect des bonnes moeurs, l'Eglise, ne tenait pas moins à celui des solennités religieuses, et, en 1737, un Juif à  son mariage ayant fait danser au son des violons le mercredi des Cendres, elle adressa aux autorités de la ville la réclamation suivante :

A Monsieur le prêteur royal Stettmeister de Haguenau.

Ayant appris par des personnes surs que le nomme Schmoulen, juif de la ville de Haguenau, à qui nous avons accordé, mercredi des cendres, pour la cérémonie, d'une noce, les violons depuis la synagogue jusqu'à la maison seulement, suivant la coutume des juifs, à l'exclusion de la danse dans sa maison.
Lequel ayant abusé de notre permission, et fait faire la danse chez lui, avec les bruits ordinaires d'un festin publique (sic), malgré notre inhibition, ce qui a causé  du scandale.
Et comme ledit juif, pour justifier sa conduite, ne peut alléguer qu'un  (sic) permission prétendue de notre part, par une exposition fausse, nous vous supplions très humblement d'avoir égard à nos remontrances, et de condamner ce même juif à une amende au profit de l'Eglise, et pour qu'à l'avenir de tels abus, si contraires à l'esprit de 1'Eglise soient arrêtés, d'ordonner aux symphonistes de la ville, de ne se plus trouver aux cérémonies des Juifs, sans une permission expresse de notre part.

Signé : M. HOFFMANN, recteur de la paroisse de Saint-Georges, à Haguenau, ce 19 mars 1737.

Le Juif Schmoulén fut condamné à une amende de cinq florins.


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