MAPPOTH D'ALSACE
par Robert Weyl et Martine Weyl
SAISONS D'ALSACE N° 55-56 1975


Le Sépher-Torah ou livre de la Torah contient les cinq livres de Moïse. Il doit être écrit à la main, au moyen d'une plume d'oie, sur un parchemin provenant d'un animal pur. Le scribe, ou sopher, doit être un homme consciencieux, instruit et initié à l'art du scribe et à ses prescriptions. L'écriture doit être lisible et agréable et suit de nombreuses règles transmises par la Massora (tradition). Lorsque le scribe a achevé d'écrire, il réunit les feuilles de parchemin en un rouleau, en les cousant à l'aide de boyaux de mouton. Les extrémités du rouleau sont soutenues par deux barres de bois, qui en facilitent la manipulation, appelées "ets ‘hayim" ou "arbre de vie" (Proverbes 3:18).

Rouleau de la Torah sur une mappa

Le Sépher-Torah est entouré de vénération. On le revêt d'un manteau richement brodé, on le couronne d'argent, on l'orne d'une plaque d'argent rappelant le pectoral du grand-prêtre, qui, comme le vêtement du grand-prêtre, porte des clochettes, et d'une main de lecture, le yad, permettant de suivre le texte sans toucher le parchemin.

Il semble qu'au moyen âge, les rouleaux de la Torah aient été enroulés sur un seul bois, et que ce ne soit qu'à partir du 16ème siècle qu'on en utilisa deux. Ainsi, à Worms, vers 1640, un rouleau datant du 14ème siècle fut monté sur deux bois, et pourvu de nouveaux rimonim (grenades ornementales). La mappa, telle qu'elle est utilisée actuellement ne daterait-elle que de cette époque ?

Mappa, XVIIe siècle.

On appelle mappa, au pluriel mappoth, une bande de tissu enroulée autour des Sifré-Torah pour les maintenir fermés. L'obligation de tenir les rouleaux de la Torah fermés en dehors de la lecture se trouve déjà dans le Talmud de Jérusalem, Megilla 1,71a et Eroubim 10,26, mais la manière de le faire n'est pas la même suivant l'époque et les contrées.

Quant au mot mappa, il apparaît tardivement dans la littérature hébraïque. En plus des deux passages déjà cités, on le rencontre mais avec le sens d'étendard dans le Midrash Rabba : chaque prince avait un étendard (mappa) de couleur différente (Bamidbar R.) et dans Berakhoth 8,3a où il a le sens de serviette. Par contre, les auteurs latins l'utilisent très couramment, dans le sens de nappe de table, de serviette, de mouchoir, et même d'étoffe que l'on agitait dans l'arène devant les fauves pour les exciter. Quintilien (I, 5, 57) lui donne une origine punique, ce que Gesenius conteste.

Cette diversité d'emploi a amené une certaine confusion entre les mots mappa et mantele (Isid. XIX, 26,6 ; Martial XII, 29,12). Encore aujourd'hui, les Allemands appellent Thora-Wimpel la bande de tissu enroulée autour des Sifré-Torah , et mappa ou Mäntelchen, le fourreau de velours ou de soie dans lequel on glisse le séfer ( Synagoga, Catalogue de l'exposition de Recklinghausen, 1960).
Quant à nous, nous demeurons fidèles à l'usage qui a prévalu en Alsace, et continuons à appeler Mantele, ou mieux Mäntele, le fourreau de velours, et mappa, la bande de toile enroulée autour du Séfer-Torah.


En Alsace, comme d'ailleurs en Allemagne et en Europe Centrale, on utilise le lange qui a servi au moment de la circoncision du jeune enfant. Le lange est découpé en quatre morceaux qui, cousus bout à bout, forment une bande de tissu de 12 à 20 centimètres de large, et de 2 à 3 mètres de long. Cette bande de tissu, généralement de la toile de lin, est soigneusement ourlée et, dans la majorité des cas, remise entre les mains d'un scribe qui tracera, dans une belle écriture hébraïque carrée, une phrase comprenant le nom de l'enfant, celui de son père, sa date de naissance, et le souhait de voir l'enfant grandir pour l'étude de la Torah, pour le mariage et les bonnes actions. En plus du texte traditionnel, qui n'a pratiquement pas varié au cours des trois siècles faisant l'objet de cette étude, le scribe ajoutera de nombreux éléments décoratifs. Puis, c'est au sein de la famille que la mappa sera brodée, on devine avec quelle joie, par la mère et les sœurs aînées.

A une date qu'il est fort difficile de préciser, apparaît la mappa peinte entièrement de la main du scribe à l'aide de couleurs à l'eau. Les musées de Nuremberg et de Munich en possèdent datées de 1750. Ginsburger en signale une provenant de Durmenach et datée de 1794. Les deux procédés devaient être utilisés parallèlement, et si, dans la deuxième moitié du 19ème siècle la mappa brodée est devenue plus rare, nous en avons encore trouvé du début du 20ème siècle.

Sépher-Torah (Rouleau de la Torah) enroulé dans sa mappa. 1762
Le Minhagbuch, le livre des coutumes de Yuspa Shammes, qui naquit à Fulda en 1604 et qui passa toute sa vie à Worms où il mourut en 1678, nous fait connaître un certain nombre d'usages. Durant les quatre semaines qui suivent la naissance, la mère ne quitte pas sa maison. Sa première sortie est pour la synagogue, où elle se rend le premier samedi suivant cette réclusion, en grande pompe, accompagnée de la femme du rabbin et des femmes les plus distinguées, pour lui faire honneur. Elle a revêtu ses plus beaux vêtements, sur lesquels elle porte le sargeness, le vêtement que les Juifs portent dans la mort, et que de leur vivant, ils mettaient pour des occasions solennelles, fêtes du nouvel an, Kippour, et aussi le jour de leur mariage. Le mari est appelé à la Torah , et pendant qu'il est encore sur la tribune, l'almemor, sa femme lui fait apporter la mappa brodée au nom de l'enfant. Le père dépose la mappa sur la Table de lecture, en don de l'enfant.

Selon Yuspa Shammes, la mappa aurait donc été brodée au cours des trois semaines séparant le jour de la circoncision et de la première visite de la mère à la synagogue.

Par contre, dans les Jüdische Merkwürdigkeiten, publiées par Schudt en 1715, nous lisons que l'enfant apporte sa mappa à la synagogue dès qu'il atteint l'âge d'un an. Les mappoth sont laissées en permanence sur l'almemor, pour en changer le plus souvent possible. Selon Schudt, la famille avait une année pour broder la mappa.

Actuellement, la mappa doit être achevée pour le premier samedi qui suit le troisième anniversaire de l'enfant. Ce jour-là, l'enfant enroule lui-même sa mappa autour du Sépher-Torah.

Même la manière d'enrouler la mappa autour du Sépher-Torah n'est pas exactement la même qu'il y a deux siècles. Une mappa de Rosheim de 1672 montre le Sépher-Torah littéralement emmailloté de bas en haut (fig. 1). Le parchemin est ainsi parfaitement protégé. On est beaucoup moins exigeant aujourd'hui.

Les mappoth étaient des documents d'état civil que l'on conserva précieusement durant des siècles. A l'époque de la Terreur, les synagogues furent pillées et désaffectées, les livres brûlés, le mobilier vendu. La tourmente passée, les chefs des communautés essayèrent de récupérer ce qui pouvait l'être. Et c'est en qualité de document d'état civil, et non d'objet de culte que, le 18 Messidor de l'An III (1794), Isaac David de Westhoffen réclama :

"des bandages sur lesquels sont inscrits les noms et âges des Juifs de cette commune, enlevés à la synagogue 18 mois auparavant par le commissaire du district, en même temps que tous les ornements et meubles des édifices religieux. Restitution est faite au pétitionnaire ès qualités de ces linges, sans valeur intrinsèque, mais de conséquence pour les Israélites, puisqu'ils servent à constater l'âge de leurs enfants ainsi que leur légitimité."
Costume
Notre étude porte sur un ensemble d'environ soixante mappoth, faisant partie, soit de notre collection personnelle, soit de celle de la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine. Cette collection fut constituée au début de ce siècle par le Rabbin Ginsburger, et elle nous fut remise par le Conservateur du Musée Alsacien, Monsieur Georges Klein. De ces mappoth, quatre datent du 17ème siècle, 28 du 18ème siècle, 23 du 19ème siècle, quelques-unes ne peuvent être datées. En particulier, deux mappoth ne portant pas la moindre inscription, pas le moindre décor.

La qualité des mappoth est très variable. En général la mappa est dessinée par un scribe avant d'être brodée par la famille, et certaines de ces pièces sont d'authentiques chefs-d'œuvres. Dans d'autres cas, la mappa n'a même pas été dessinée au préalable, la broderie en est malhabile, presqu'enfantine. A ces différences de qualité devaient correspondre des situations sociales différentes. Pour quelques familles aisées et même fortunées, il y avait en Alsace des centaines de petites gens menant une existence misérable, mal nourris, mal vêtus, mal portants, vivant généralement de colportage, proposant leur marchandise de village en village à des gens aussi pauvres qu'eux.

Notre collection de mappoth reflète assez bien cet aspect de la société juive en Alsace au 17ème, 18ème et au début du 19ème siècle.


Sonneur de Shofar, 1819.

Deux mappoth proviennent de Rosheim, et elles comptent parmi les plus belles de la collection, deux autres de Muttersholtz. Pour toutes les autres, nous devons nous contenter des indications générales laissées par Ginsburger. Elles proviendraient de Westhouse, de Niedernai, de Zillisheim, de Soultz, de Bischheim...

Elles sont toutes en toile de lin plus ou moins fine, à une exception près, une mappa en coton datée de 1842.

Elles sont brodées de soie multicolore avec une préférence pour les jaunes, les ocres, les bleus et les verts. Quelques rares fois, on a ajouté du violet. Seule la mappa du fils du Rabbin Eliezer Wolff avait en plus des couleurs habituelles, des fils d'or et d'argent.

Les mappoth brodées ne comportent jamais de rouge, à une exception près : la mappa de coton de 1842 qui avait été brodée aux couleurs nationales, bleu, blanc, rouge.
Par contre, les mappoth peintes font très largement appel au rouge.

XVIe siècle.

En 1905, à Worms, Julius Goldschmidt découvrit dans le grenier de la synagogue 604 mappoth dont la plus ancienne était datée de 1570. La presque totalité de ces mappoth fut détruite dans l'incendie de la synagogue de 1938. A notre connaissance il n'existe aucune représentation photographique de la mappa de 1570, et ceci est infiniment regrettable, car aucune des pièces de nos collections n'est aussi ancienne.

XVIIe siècle.
Nous possédons quatre mappoth de cette époque, la plus ancienne étant datée de 1644. Elles comptent parmi les plus anciennes parvenues jusqu'à nous. La toile de lin dont elles sont faites est assez grossière, les lettres sont brodées de soie multicolore. L'écriture est très voisine de celle des manuscrits des 13ème et 14ème siècles. Les lettres, pleines de fantaisie, font appel au bestiaire : poissons, oiseaux, cerfs, lièvres, têtes de chats (?), à des éléments végétaux, feuilles, glands ; à des motifs géométriques, à des arabesques, etc. Par contre peu ou pas de décor extérieur aux lettres. Cette fidélité aux formes du Moyen Age, qui s'est maintenue jusqu'au 18ème siècle, nous l'avons rencontrée dans d'autres formes de l'art juif. Replié sur lui-même, anémié, le judaïsme alsacien éprouve une nostalgie certaine pour le moyen âge. Il se souvient de ses communautés florissantes massacrées et de ses belles synagogues détruites. Fermé aux formes de l'art qui l'environne, il ne connaît que le gothique. Le scribe dessine les mêmes lettres que son ancêtre trois siècles auparavant.

XVIIIe siècle.

Pas moins de vingt-huit mappoth du 18ème siècle nous permettent de nous faire une idée de l'évolution de la mappa au cours de ce siècle. En 1722 déjà, elle a perdu sa rigueur gothique. L'écriture est élégante, sobre. Fleurs et feuillages la décorent avec discrétion. Mais c'est vers le milieu du siècle que l'art de la mappa atteint son plein épanouissement. Dans une explosion de joie, les lettres revêtent les formes les plus étranges, les plus audacieuses : Kouf poisson, lammed à têtes... C'est le triomphe du baroque. De nouveaux motifs font leur apparition, la cruche, symbole des lévites, le signe du zodiaque du mois de la naissance de l'enfant, la Torah , mais surtout la ‘houppa (le dais nuptial) sont prétexte à des scènes de genre. Mais elles constituent aussi des documents d'histoire locale. L'enfant Jacob, fils d'Isaac de Rosheim, est né en 1762. Sur sa mappa nous voyons une scène de mariage. Sous le dais, la ‘houppa, quatre personnages, les futurs époux accompagnés du père du marié et de la mère de la mariée. Les hommes portent l'habit des juifs de Metz, popularisé par une gravure célèbre. Culotte et bas, manteau descendant un peu au-dessous du genou. Comme coiffure, une sorte de béret à la Rembrandt. On trouve le même costume sur un verre émaillé de Prague de le même époque, ayant appartenu à la ‘hevra qadisha, une société de bienfaisance.


Betoula (jeune fille) 1762



Vase lévitique, 1729


Lettres enluminées,
1685

Mais c'est le vêtement des deux femmes qui constitue la grosse surprise, car il rappelle le costume alsacien : corselet très haut, étroitement lacé, se terminant en pointe, jupe large s'arrêtant à mi-mollet, et surtout ce tablier, inséparable du costume alsacien, en ville ou à la campagne. Le costume de la mariée se retrouve une seconde fois sur la même mappa. L'enfant étant né en Eloul, sous le signe astrologique de la Vierge, le dessinateur en prit prétexte pour représenter la Betoula, la Vierge, dans le vêtement de la jeune mariée sous le dais.

Pour la coiffe des deux femmes, les choses ne sont pas aussi simples. La jeune épouse porte une coiffe enveloppant la tête, couvrant les oreilles et ornée, semble-t-il, d'un petit nœud sur le front. Cette coiffe n'est pas inconnue en Alsace. Vers 1770, on signale dans le Kochersberg des coiffes semblables. Au début du 18ème siècle les femmes portaient une sorte de calotte souple, resserrée dans la nuque par un cordonnet. A cette coiffe, les femmes fixèrent deux rubans de soie, cousus dans la nuque. Les rubans, croisés, furent ramenés en avant, enserrant les bords de la coiffe, sur le haut du front, puis noués en un simple nœud. C'est ce nœud qui devait devenir de plus en plus important pour atteindre les dimensions qui l'ont rendu célèbre dans le monde entier. Mais il y a une autre coiffe qui n'est pas sans analogie avec la coiffe à petit nœud alsacienne, c'est la coiffe du sargeness, le vêtement que les Juifs portent dans la mort, et que de leur vivant ils mettaient pour des occasions solennelles, fêtes du nouvel an et de Kippour, et aussi le jour de leur mariage. On lit dans le Minhagbuch, le livre des coutumes, de Yuspa Schammes, né à Fulda en 1604, mort à Worms en 1678, que le fiancé et la fiancée portent au moment de la cérémonie de leur mariage, par-dessus leur vêtement somptueux le sargeness, avec capuchon pour l'homme et bonnet pour la femme. Mais si le dessinateur a représenté la jeune épouse avec la coiffe de son sargeness, pourquoi ne l'a-t-il pas fait pour le jeune marié ?

La coiffe de la mère de la mariée est encore plus difficile à interpréter. Elle a toutes les apparences de la coiffe alsacienne à grand nœud, et ceci à une époque où le nœud n'avait pas encore atteint ces dimensions.
Des gravures satiriques de l'époque montrent des femmes de Strasbourg portant des sortes de cornettes aux dimensions impressionnantes. Les chroniqueurs racontent qu'à l'église elles gardaient leur coiffure sur les genoux pour ne pas éborgner leurs voisines. Or, on sait que la mode des villes était suivie avec un certain retard à la campagne. Sommes-nous en présence d'une de ces coiffures? Car, s'il y a une chose absolument certaine, c'est la date de cette mappa. Elle a dû être achevée pour le mois de septembre 1765, au plus tard.

Son origine aussi est certaine. Elle fut offerte en 1909 par M. Blum, Président de la Communauté Israélite de Rosheim, à la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine (Strass. Isr. Wochenschr. 6. 1. 1910).
La mappa fut faite pour l'enfant Jacob, né le 27 Eloul 5522 (15 septembre 1762), fils d'Isaac Netter, petit-fils de Lippmann Netter, Parness ou Préposé de la Communauté Israélite de Rosheim, et arrière petit-fils de Itzig Netter, qui fonda la nouvelle communauté de Rosheim en 1687. Cette mappa constitue aussi pour les auteurs de cette étude un document de famille, puisqu'ils comptent parmi leurs ancêtres Itzig, Lippmann et Isaac Netter. La scène de la ‘houppa revêt pour eux un aspect de fête de famille.
Le caractère typiquement alsacien de cette mappa est encore accentué par certains détails, cigogne, renard volant une oie (Fuchs, du hast die Gans gestohlen...), écureuil, etc.

Nous possédons une deuxième mappa, faite par le même scribe. Bien que mutilée, nous pensons pouvoir l'attribuer à l'enfant Moyse, fils de Meyer Netter, petit-fils de Lehmann Netter, une autre branche de la même famille. Comme la précédente, elle est datée de 1762. Nous ne connaissons pas l'auteur de ces mappoth, de qualité exceptionnelle, mais nous savons que les Netter faisaient venir, et de fort loin, des maîtres d'école pour leur communauté. Déjà en 1698, la Municipalité de Rosheim se plaignait auprès de l'intendant d'Alsace de ce que Itzig Netter avait fait venir dix-huit familles, y compris "Nachmann, juif polonais, et Jacob, juif de Berlin, précepteurs". Dans ces conditions, le titre de ‘haver que l'on donne sur les mappoth au père de l'enfant, doit être considéré comme une marque de grande déférence à l'égard du Président de la Communauté.

...que l'Eternel fasse grandir l'enfant pour la Torah , la ‘Houppa et pour les bonnes actions.

Nous venons de voir avec quelle richesse le thème de la ‘houppa a été illustré. Le thème de la Torah est plus difficile à mettre en image. Le Rouleau est généralement représenté largement ouvert, montrant un verset tel que : "Ki hi ‘hayiékha ve-orékh yamékha", "car c'est elle ta vie et la prolongation de tes jours" ; ou bien "Torah tsiva lanou Moshé, Ets ‘hayim hi lama'haziqim bo", "la Torah nous a été donnée par Moïse, c'est un arbre de vie pour ceux qui s'y attachent". Curieusement, à Rosheim les rouleaux sont représentés fermés, enroulés dans leur mappa.

Dans un seul cas, le scribe, nous allions dire l'artiste, a réussi à traiter le thème d'une manière pittoresque. Il a saisi le moment de la hagbaha : la personne appelée à la Torah se saisit des bois du séfer et l'élève, largement ouvert, au-dessus de l'assistance. Le personnage porte la redingote boutonnée par-devant et s'arrêtant au-dessous du genou, laissant voir les bas. Il est coiffé de cette sorte de béret à la Rembrandt. Sur le rouleau on peut lire : "Torath Moshé Eméth", "la Torah de Moïse est vérité". Au-dessus, le Kétér Torah, la couronne de la Torah.

Les signes du zodiaque.


Sagittaire


Capricorne

Le signe du zodiaque symbolise le mois de la naissance de l'enfant. Absent sur les mappoth alsaciennes du 17ème siècle, il apparaît au 18ème siècle et se maintient au 19ème siècle. Dans une étude sur les sceaux juifs alsaciens, nous avons essayé de comprendre ce que signifiait pour un Juif de cette époque son signe zodiacal. Il n'était probablement rien d'autre qu'un prétexte à illustration, sinon, comment un rabbin aurait-il pu tolérer sur la mappa de son fils des motifs hétérodoxes, ou des produits de la superstition populaire?

L'admirable mappa de l'enfant Nephtali dit Hirsch, fils du Rabbin Eliézer Wolf a dû coûter des dizaines d'heures de travail. La toile de lin est brodée de soie jaune et bleue et de fils d'or et d'argent. Il faut se rapporter au livre de la Genèse 49:21 pour comprendre pourquoi l'enfant Nephtali a reçu le prénom usuel de Hirsch : "Nephtali ayala shelou'ha", "Nephtali est une biche (ou un cerf) qui s'élance ". Et sous le nom Hirsch, l'artiste a représenté un magnifique cerf mâchant une feuille. A côté du cerf, un loup suggère le nom de famille qui n'est pas inscrit, Wolf.
L'enfant étant né en Adar, l'artiste a représenté le mazel dagim, le signe des poissons.

L'art de la mappa est un art juif, original, ne subissant que très peu l'influence du monde extérieur, exercé par des lettrés juifs, maîtres d'école, chantres ou rabbins. L'art funéraire juif s'est laissé contaminer au cours des 18ème et 19ème siècles par un apport étranger (cœurs, svasticas courbes, fleurs, sabliers, etc.). L'art des mappoth est resté juif. On chercherait en vain des cœurs, des coqs, motifs chrétiens abondants sur les lettres de baptême, les Goettelbrief.

A une exception près. Une mappa datée de 1734 montre trois poissons placés en triangle, motif fréquent en Alsace. On ne compte pas les plats de Soufflenheim qui en sont décorés. Il symboliserait la Trinité (?). L'enfant étant né en Eloul, sous le signe de la Betoula, la Vierge, qui est d'ailleurs représentée, la présence de ces poissons ne se justifie pas. Surprenant aussi, un motif floral cruciforme, placé en tant que signe d'abréviation sur un . Cette accumulation de bévues est pour le moins étrange. L'auteur n'y aura probablement pas vu malice, reproduisant sous une forme nouvelle et séduisante pour lui le vieux symbole de la fécondité, le poisson :
"veyidegou larov", "qu'ils se multiplient (comme les poissons) considérablement", Genèse 48:16.
On peut se demander si pour le potier de Soufflenheim, le motif aux trois poissons avait vraiment un sens symbolique, ou s'il s'agissait simplement pour lui d'un motif plaisant, facile à inscrire dans un cercle. Nous l'avons déjà trouvé dans une Haggada du 14ème siècle, où il figurait le mois d'Adar.

XIXe siècle.

Deux éléments nouveaux apparaissent au 19ème siècle, la mappa peinte et le thème patriotique. Le scribe ne se contente plus de dessiner la mappa, qui sera brodée par la famille, il la peindra à l'aide de couleurs à l'eau. On aurait tort de considérer cette évolution comme un appauvrissement de l'art de la mappa. Malheureusement, si une mappa brodée, déchirée et souillée, peut être lavée et réparée, il n'en va pas de même pour une mappa peinte. Laver une mappa peinte à la gouache, c'est souvent la perdre. Aussi, lorsqu'au début du siècle, le rabbin Ginsburger fit prospecter les greniers des synagogues pour y recueillir les mappoth, on en retira surtout les mappoth brodées, les mappoth peintes étant souvent trop sales pour pouvoir être récupérées. Ceci explique la pauvreté de notre collection en mappoth peintes, une technique permettant de restituer la fraîcheur primitive à ces mappoth restant encore à découvrir.

C'est vers 1830 qu'apparaît le thème patriotique. Une amélioration certaine du niveau de vie des Juifs d'Alsace, suivit la chute de l'Empire et la non-reconduction du "décret infâme". Les Juifs d'Alsace se sentent profondément français, et ils le montrent, naïvement. Le bleu, blanc, rouge du drapeau national figure désormais presque systématiquement sur les mappoth alsaciennes. Fleurs tricolores, lettres tricolores, drapeau tricolore figurent en six endroits sur une mappa peinte de 1832. La ‘houppah (dais de mariage), est généralement ornée aux quatre angles de drapeaux français. Une mappa de 1840 est brodée de soie bleue, blanc et rouge. L'attachement à la patrie perdue se manifeste encore durant l'annexion. En janvier 1874, dans cette Alsace annexée à l'Empire germanique, l'enfant Baroukh Bloch, né le 14 janvier 1871, enroula sa mappa autour du Séfer-Torah, mappa sur laquelle on pouvait lire les lettres "mazel tov" en bleu, blanc, rouge, hommage discret à la patrie perdue.

Mais la mappa patriotique la plus extraordinaire nous vient, elle aussi, de Rosheim. Elle est datée de 1881, et représente un combat au sabre entre un soldat français et un Prussien, coiffé du casque à pointe. La haste des deux lammed du mot eloul sert de support à ce combat singulier, et à ces combattants aux allures de marionnettes. Mais pour que l'on n'ignore pas à qui vont les préférences du sopher qui dessina la mappa, il l'acheva sur l'image d'un magnifique officier français, au garde-à-vous, portant le drapeau bleu-blanc-rouge. Ailleurs, un autre soldat français décharge son fusil sur un ennemi invisible. Une cigogne sur une cheminée, une scène de mariage très fin de siècle, avec marié en gibus et rabbin prêchant, complètent cette mappa si pittoresque.

L'art de la mappa n'est pas un art populaire. Il tient à la fois de la calligraphie et de l'enluminure. Ceux qui l'exercent sont des lettrés, rabbins, chantres, maîtres d'école. Les brodeuses qui les assistent peuvent magnifier leur travail ou le détruire, mais l'initiative ne leur appartient pas.
Ignoré ou tenu pour mineur, on ne consacra jamais d'étude à cet art. Si notre travail avait été fait au début de ce siècle, alors que les greniers de nos synagogues regorgeaient de mappoth, il eut été plus fructueux, il aurait peut-être permis d'autres découvertes aussi importantes que la scène de la ‘houppah de Rosheim. Mais l'intérêt anecdotique de la mappa de Rosheim ne doit pas éclipser celui de beaucoup d'autres mappoth, qui, par leur richesse ou leur naïveté, méritent d'être connues du public.

Le vingtième siècle n'a pas révolutionné l'art de la mappa. On se plaît à rêver à des mappoth dessinées par Chagall ou par Krol. Mais il faut quelqu'abnégation pour créer une œuvre d'art, que pratiquement personne ne verra, uniquement lashém shamayim, pour la gloire de Dieu.

BIBLIOGRAPHIE

Traditions Judaisme alsacien
© A . S . I . J . A .