Samuel CAHEN
Éducateur et premier traducteur juif de la Bible en français
1796 - 1862
par Francine KAUFMANN
Chapitre extrait du volume collectif publié par les Presses de l’université Bar-Ilan, sous la direction d’Erik Cohen :
Tsarfat : Mutations de l'identité juive à l'époque moderne et contemporaine, 2014, pp.77-117
Bar-Ilan University Press,



Premier traducteur juif de l'intégralité de la Bible hébraïque en français (18 volumes in-4°, 1831-1851), fondateur des Archives israélites de France (1840) (1), Samuel Cahen (1796-1862) mériterait une place d'honneur dans les livres d'histoire et les encyclopédies. Pourtant l'Encyclopaedia Judaïca ne mentionne que son fils (2), le philosophe et journaliste Isidore Cahen (3). En 1902, la Jewish Encyclopaedia (édition électronique 2002) lui consacrait pourtant une courte Notice (4), tout comme The Universal Jewish Encyclopedia (5). On peut trouver aussi de brèves analyses et de maigres données biographiques dans des ouvrages sur les traductions françaises de la Bible (Bogaert 1991 : 206 ; Delforge 1991 : 231-232) et glaner quelques références parsemées dans les livres d'histoire du judaïsme français (par ex. : Berkovitz 2004 : voir Index à : Cahen). Ce qu'on sait de lui s'avère néanmoins fragmentaire et parfois contradictoire.

La source la plus étendue et la plus fiable reste la notice biographique parue dans les Archives israélites à la mort de Samuel Cahen, survenue le "mercredi 8 janvier 1862 à dix heures du matin" (6) que l'on peut compléter par des digressions personnelles disséminées par Cahen lui-même dans les avant-propos et les annexes des volumes de sa Bible. On dispose enfin aujourd'hui de deux articles universitaires, les chercheurs commençant à peine d'étudier spécifiquement son oeuvre (Nahon 2002 ; Schwarzbach 2003) (7).

Pour beaucoup, Samuel Cahen appartient essentiellement à l'histoire des idées, comme acteur de la ‘Régénération' de la société ‘israélite'. On le place à la charnière des idéaux émancipateurs et patriotiques de la Révolution de 1789 et des aspirations juives des Lumières hébraïques, d'une Haskala à la mode française. On voit en lui un précurseur d'un courant de réforme du culte et de l'enseignement juifs qui devait s'imposer par la suite en France sous la forme du judaïsme ‘libéral' (réformé). On le considère enfin comme un annonciateur des Sciences du judaïsme. Mais on cite trop rarement sa traduction du Tanakh (l'Ancien Testament des chrétiens) comme grand oeuvre de la culture judéo-française de la première moitié du 19ème siècle, malgré l'influence certaine qu'elle exerça parmi les Juifs et les non-Juifs. Sait-on d'ailleurs à quel point cet homme eut à lutter pratiquement seul, jusqu'à l'épuisement, pour réaliser son rêve : proposer en français l'équivalent de la révolution culturelle introduite en Allemagne par Moïse Mendelssohn ? Cahen le considérait comme son modèle et l'appelait : "le vertueux philosophe de Berlin", vantant sa "traduction du Pentateuque dont l'influence a été immense et d'où date la régénération des israélites d'origine allemande" (8).

C'est un portrait de l'homme Samuel Cahen et de son milieu que nous voudrions présenter dans cet article. Nous nous efforcerons d'éclairer le contexte dans lequel il évoluait et les circonstances dans lesquelles il a rédigé ses manuels d'enseignement juif puis sa traduction bilingue et annotée de la Bible hébraïque.

Éléments biographiques

Samuel Cahen est né le 4 août 1796, au coeur du quartier juif populeux de Metz. La ville est à l'époque un centre vital du judaïsme d'Occident, au carrefour des cultures française et allemande, juive et occidentale. Sur les 40 000 âmes que compte en 1789 la population juive de France, 7500 résident à Metz et en Lorraine (25 000 en Alsace, 500 seulement à Paris ; Schwarzfuchs 1975 : 205). Outre des synagogues, des écoles, un éphémère journal yiddish (Zeitung, 1789-1790), des librairies et des imprimeries hébraïques (9), elle compte une prestigieuse yechiva qui s'illustra notamment sous la direction, entre 1765 et 1785, d'Arye Loeb ben Acher, dit le Cha'agath Arye. (Cette yechiva deviendra, en 1829, l'École Centrale rabbinique et c'est là que seront formés les rabbins français jusqu'au transfert de l'École à Paris, en 1859, date où elle prendra le nom de Séminaire israélite de France). Fondée en 1705, la yechiva s'élève près des bords de la Moselle, rue de l'Arsenal (anciennement rue des Juifs), la rue même où naît Samuel Cahen, à deux pas de la synagogue (10). Le judaïsme de Metz est patriotique tout en restant très attaché à ses traditions religieuses et à l'érudition talmudique. Malgré un petit noyau de riches marchands et une élite intellectuelle de maskilim qui, avant même la Révolution, développent une pensée juive originale, dans l'esprit de la modernité, la masse est pauvre (voire miséreuse, comme la famille de Samuel Cahen) et bénéficie d'une instruction lacunaire, acquise au Talmud Torah. Ces Juifs ashkénazes parlent le yiddish ou le dialecte local et maîtrisent mal les langues de l'Europe des Lumières.

L'éducation de Samuel Cahen à l'école juive de Metz dut ressembler à celle que reçut dix ans plus tôt son futur ami, Gerson-Lévy (1784-1864), à l'école centrale de la Moselle :
Tenus tout le jour dans une chambre sans air et sans lumière, courbés sur quelques pages de Talmud, ces enfants écoutaient sans la comprendre une explication verbale donnée du texte hébreu faite par un maître peu lettré et qui n'avait souvent que la férule pour réveiller leur attention endormie. Quant à la lecture et à l'écriture, soit en français soit en allemand, les deux idiomes plus ou moins mal parlés dans leurs familles, ils n'y étaient instruits que plus tard, et lorsqu'ils approchaient de leur treizième année (11)...

Les adolescents curieux des changements introduits en Occident par les Lumières et l'Émancipation étaient attirés par l'Allemagne toute proche, où la communauté juive était plus riche et plus cultivée, à la fois dans les matières juives et profanes, et où se trouvaient des maîtres prestigieux et les maskilim de l'École de Berlin. D'autant plus que les armées de la Révolution avaient acquis à la France (et aux principes d'égalité civique) certaines villes du Rhin, comme Mayence, conquise en 1792, perdue un temps puis rattachée à la France en 1797 par le traité de Campoformio et devenue chef-lieu du département du Mont-Tonnerre. C'est à Mayence que Samuel Cahen part pour étudier sous la férule du rabbin Hirtz Scheuer qui, comme le rappelle Perrine Simon-Nahum, "forma également les futurs grands rabbins Deutz et Marchand Ennery" (S-M 2004 : 30).

Il a douze ans selon certains (12), ou peut-être quatorze, selon le témoignage de son fils Isidore :
Il se destinait alors au rabbinat ; il étudia comme bachour, ayant à peine de quoi manger ; mais déjà il se livrait aussi aux études profanes, interdites par l'excessive orthodoxie d'alors ; dans cette vie aventureuse, le courage ne l'abandonna jamais ; n'ayant pas de quoi se nourrir, il mangeait tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, suivant la pieuse coutume encore en partie observée à l'égard de nos étudiants en théologie ; n'ayant ni feu pour se chauffer, ni lumière pour s'éclairer, il lui arrivait bien souvent de lire, de dévorer nos classiques dans son lit, à la clarté de la lune.
Il eut à Mayence pour camarades ou pour maîtres plusieurs des hommes distingués du judaïsme, Gerson-Lévy, Terquem, Creiznach etc. (13)

En somme, comme beaucoup d'enfants de familles pauvres, Cahen espérait rehausser sa position sociale en choisissant la carrière rabbinique. Mais son intérêt pour les études profanes, pour les langues et la philologie, l'éloignait de la stricte orthodoxie. Les années passées à Mayence seront formatrices.
Il s'y fait des amis dont certains deviendront de futurs collaborateurs de sa revue, comme Orly Terquem (Metz 1782 - Paris 1862) et Gerson-Lévy (Metz 1784-1864). Cahen est sans doute encore à Mayence quand reparaît en 1815 la traduction allemande du Pentateuque de Mendelssohn, transcrite cette fois en caractères gothiques, ce qui la rend accessible à l'ensemble des germanistes, non plus seulement aux Juifs (14). On a vu plus haut que cette traduction enthousiasme Cahen. Mais le destin des armes rend Mayence à l'Allemagne et la rattache, en 1815 au grand-duché de Hesse-Darmstadt. Samuel Cahen repart vers l'ouest, selon le témoignage de son fils :
Chassé de cette ville par l'invasion des alliés, il trouva une place de précepteur particulier dans la riche et bienfaisante maison de feu David Daniel à Verdun (Meuse) ; il s'y fit estimer de tous les membres de cette famille et trouva le temps de s'y préparer à l'examen du baccalauréat es lettres qu'il subit avec un succès des plus remarquables à une époque où l'instruction de cette nature était ce qu'il y avait de plus rare parmi les israélites français si récemment émancipés.

A en croire ses proches, cette vie studieuse restait laborieuse : Cahen envoie régulièrement le fruit de son travail à ses parents qui luttent pour faire vivre leur famille nombreuse. En plus de ses charges de précepteur, de ses études de langues qu'il poursuit sans doute dans l'une des institutions de l'Académie de Metz ouvertes aux Juifs, où il obtient quelques diplômes (15), Samuel Cahen fait preuve, déjà, d'un talent pédagogique qui le fait remarquer par les membres du Consistoire français. En effet le Consistoire avait commandé à son traducteur officiel, Élie HaLévy (1760-1826) (16) - par ailleurs rédacteur en chef de L'Israélite français, un journal fondé en 1818, favorable au régime des Bourbons-un "catéchisme" qui paraît à Metz en 1820 à la librairie Gerson-Lévy : l'Instruction morale et religieuse à l'usage de la jeunesse israélite. Le manuel est adopté dans les écoles consistoriales. Bien accueilli, il est vite concurrencé par le manuel commandé parallèlement au jeune Samuel Cahen, qui s'impose la même année,
devient un classique et connaît vingt-huit rééditions (17) :

Le 5 octobre 1820 le Consistoire central stipule après délibération que l'ouvrage de Samuel Cahen, encore manuscrit, Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale pour les jeunes Français israélites, conforme aux articles 4 à 9 des décisions doctrinales du Grand Sanhédrin,
"est adopté comme livre élémentaire et classique à l'usage de toutes les écoles israélites du Royaume. Ce manuscrit sera imprimé aux frais du Consistoire central. Un nombre suffisant d'exemplaires sera distribué gratis, pour les élèves pauvres, aux différentes écoles israélites du Royaume, établies et à établir".
Dans sa préface, l'auteur souligne la nécessité d'un manuel qui soit à la fois livre de lecture et livre de morale ; il reconnaît que la parfaite connaissance de l'hébreu est indispensable mais fait observer que "les enfants du premier âge, ayant à peine la capacité d'en apprendre les premiers principes, il aurait été inconvenant et même absurde de publier cet ouvrage dans tout autre idiome que la langue nationale, la seule familière aux jeunes élèves" (18) (Nahon 2002 : 36-37).

D'autres manuels seront publiés par la suite, notamment - vingt ans plus tard - le Nouveau précis élémentaire d'instruction religieuse et morale à l'usage de la jeunesse française israélite de Michel Berr (1839, réédité et augmenté en 1842). En 1843, le rabbin Salomon Ullmann (19), auteur d'un Recueil d'instructions morales et religieuses à l'usage des jeunes israélites français, rédige un manuel pour l'enseignement secondaire, dont la page de garde précise que l'ouvrage est "adopté par le Consistoire central pour être enseigné à la suite du Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale" (celui de Cahen). Il atteste dans sa préface de l'influence persistante du manuel de Cahen durant près de vingt-cinq ans.
L'auteur de ce petit, mais estimable livre, et le corps éclairé qui en a prescrit l'introduction, ont eu la bonne idée de commencer la régénération de notre culte précisément là où il est juste, où il est naturel de la commencer, en mettant à la portée de la plus tendre jeunesse les vérités éternelles et les principes salutaires, auxquels le coeur humain ne saurait être trop tôt initié.
Le succès qu'a obtenu ce livre devenu classique dans toutes nos écoles primaires, est une preuve incontestable de son mérite ; le premier âge y puise tout ce qu'il doit savoir, tout ce qu'il peut comprendre. (Ulmann [sic] 1843 : X).

Les talents pédagogiques de Samuel Cahen sont patents. Convaincu de l'importance de l'instruction, jaloux de son héritage à la fois hébraïque et français, il s'installe à Paris. En 1822, il est nommé professeur d'allemand, d'hébreu et de français dans une institution de jeunes gens à Versailles (P. S-N 2004 : 36, note 52, et Nahon 2002 : 41), puis il travaille comme secrétaire pour l'écrivain légitimiste Alphonse Beauchamp (A.I. 1862, 2 : 78). À moins de vingt-six ans, sa promotion sociale semble assurée.

La conversion spectaculaire, à Notre-Dame, de l'instituteur principal de l'école consistoriale élémentaire de Paris va réorienter sa vie. En effet, le gendre du grand rabbin Emmanuel Deutz, le rabbin David Drach (1791-1865), éditeur et traducteur d'une Haggadah publiée à Metz en 1818 et d'un Sidour (rituel de prière, 1819), secrétaire du Consistoire central, brillant talmudiste qui maîtrise aussi bien le grec, le latin que l'hébreu, se met à douter de l'antériorité du texte hébraïque de la Bible après avoir comparé la Septante et le texte massorétique. Peut-être aussi veut-il s'assurer une ascension sociale. Il opte pour le catholicisme (20). Il faut le remplacer en cours d'année et le comité de l'école met au concours le poste d'instituteur de l'école de garçons. Après plusieurs entretiens et un "concours d'orthographe, d'arithmétique et d'hébreu" (Elmaleh 2006 : 59-60), le comité demande au Consistoire, le 24 avril 1823, de ratifier son choix en la personne de Samuel Cahen, "porteur de plusieurs certificats de capacité et du diplôme de l'académie de Metz" :
Nous avons dû choisir un homme dont la moralité religieuse fut généralement avouée et parfaitement connue ; le scandale produit récemment par l'ex-professeur nous faisait un devoir d'être bien circonspects dans notre choix, et l'instruction religieuse étant la chose fondamentale de notre établissement. (Nahon 2002 : 41).
On promet à Cahen 1200 francs par an. Il restera en poste durant treize ans, jusqu'en 1836. Durant cette période il se marie et donne naissance à une très nombreuse descendance. Son aîné, Isidore, naît en 1826. C'est à cette époque que Samuel rédige la plupart de ses manuels et qu'il entame, dès 1829, sa traduction annotée et commentée de la Bible hébraïque.

Samuel Cahen à l'École israélite de Paris (1823-1836)

Un récent article de Monique Nahon (2002) et une étude de Raphaël Elmaleh (2006) nous éclairent sur ce que représentait cette "École israélite" dont Cahen se vantait sur la page de garde de tous les volumes de sa Bible d'être (ou d'avoir été) le "directeur". L'oeuvre de Cahen ne peut s'expliquer sans prendre en compte le contexte dans lequel il évolue. Il faut rappeler que l'Émancipation avait ouvert l'instruction publique française aux ressortissants de tous les cultes, mais tant les protestants que les catholiques et les juifs préféraient continuer d'envoyer leurs enfants dans des écoles élémentaires tenues par eux. De fait, les classes riches faisaient le choix de précepteurs à domicile et seuls les pauvres fréquentaient ces établissements, financés par des sociétés de bienfaisance et des fonds propres à chacune des confessions.

Dès 1812, le Consistoire central s'adressait au ministère des Cultes avec un projet : ouvrir un réseau d'écoles primaires gratuites tenues par des rabbins, qui délivreraient à la fois des cours de religion et l'instruction générale : lecture et écriture en français, calcul etc.
Bien des résistances restaient à vaincre : politiques, financières, religieuses. Mais avec la restauration de la monarchie et l'avènement de Louis XVIII en 1814, la question de l'enseignement élémentaire devint prioritaire. En 1818, le Consistoire central encourageait les diverses provinces à créer des écoles "où la jeunesse puisse apprendre ce qu'elle doit à Dieu et à l'État et où elle soit instruite de la connaissance de ses devoirs religieux, moraux et civils" (cité par Nahon 2004 : 30). Il s'agissait d'enseignement élémentaire car l'un des membres du Comité consistorial, Michel Berr, s'opposait "en 1820 à l'ouverture d'une école secondaire afin d'éviter tout ce qui pourrait apparaître comme une ségrégation" (Elmaleh 2006 : 43).

La première école s'ouvre à Bordeaux, dès 1817, la seconde à Metz, en 1818, la troisième ouvre à Paris le 4 juillet 1819. On en dénombrera 62 en 1829, surtout en Alsace-Lorraine et dans le sud (21). Elmaleh les qualifie de premières écoles juives modernes en France (l'Allemagne en possédait déjà ; Elmaleh 2006 : 45-46). C'est l'école de garçons de Paris que dirigera Samuel Cahen (l'école de filles est ouverte le 6 mai 1822). On y pratique la méthode pédagogique la plus économique pour l'époque : l'enseignement mutuel.
Cette méthode avait été inventée en Angleterre par un pasteur anglican sous le nom de monitorial system.

L'enseignement mutuel, importé en France en 1815, se fondait sur la démultiplication des tâches du maître assisté de moniteurs et s'était répandu essentiellement chez les protestants puis chez les juifs :
La méthode s'appuie sur l'usage systématique de planches murales et d'ardoises, d'où économie de livres, d'encre, de plumes et de papier, et sur le recours à des moniteurs choisis par le maître parmi les meilleurs élèves, d'où économie de personnel enseignant. Ainsi l'école de Borough Road accueille-t-elle, pour un seul maître, plus de 900 élèves [...] Entre 1815 et 1820, plus de mille écoles mutuelles s'édifient ainsi en France, pour environ cent cinquante mille élèves (contre 50 000 dans les écoles des Frères. (Nahon 2002 :33-34).

Le premier ‘instituteur' de l'école consistoriale de garçons de Paris, l'érudit David Drach, assisté d'un ‘moniteur général' rémunéré, de ‘moniteurs particuliers' et d'un ‘copiste' règne en 1819 sur 80 élèves. La première institutrice, Caroline Mayermax, assume à Paris en 1822 la responsabilité de 75 fillettes de six à quatorze ans (22). Chargés d'enseigner, de former les moniteurs et de faire respecter le programme d'études, on comprend que ces ‘instituteurs' sont en réalité les véritables directeurs de ces écoles.

Samuel Cahen est l'un de ces pionniers de la Régénération des Juifs de France. L'enseignement obsolète du ‘heder ou Talmud Torah est remplacé par un enseignement à la pointe du progrès pour l'époque, tant confessionnel que général. Les premiers rapports des inspecteurs sont enthousiastes. Malgré des conditions de départ défavorables (analphabétisme et ignorance, insubordination allant jusqu'à la violence, absences répétées des écoliers qui doivent aider leurs parents à gagner leur subsistance) (23), les progrès sont rapides et spectaculaires. Mais les difficultés de trésorerie sont permanentes. Le financement émanant uniquement des consistoires régionaux et des sociétés de bienfaisance, la survie des écoles est sans cesse remise en question. Cahen menace de démissionner parce que ni lui, ni son moniteur général Louis Hirsch, ni les gens de peine ne sont payés, et que "les élèves sont à la veille de ne pouvoir travailler, faute d'ardoises, de papiers et de plumes" (Elmaleh 2006 : 60).
La situation ne sera réglée que par la "communalisation", c'est à dire la prise en charge publique des écoles dans le cadre de la loi Guizot, votée en 1833. Par un arrêté du 20 janvier 1836, les deux "écoles primaires gratuites israélites" reçoivent le statut d'écoles communales et sont désormais subventionnées par la Ville de Paris. Elles restent néanmoins ‘confessionnelles' (l'école de garçons continue à fermer le Shabath) mais elles sont soumises à un contrôle plus strict de leur programme et le recrutement de leurs maîtres doit répondre aux règles fixées par les autorités (Nahon 2002 : 38, 42). Elles doivent notamment rester ouvertes neuf heures par jour et n'avoir qu'un seul maître. Samuel Cahen, qui à cette époque a déjà entrepris la traduction de sa Bible, ne peut respecter ces contraintes et cet emploi du temps. Il préfère démissionner. Salomon Trêves est nommé pour le remplacer (Elmaleh 2006 :66).

On comprend mieux la précarité de la situation matérielle dans laquelle se débat Samuel Cahen entre 1823 et 1836 en lisant la description de l'école de la rue de Paradis, brossée par le poète Eugène Manuel (1823-1901), "qui fut l'élève de madame Cahen avant de devenir celui de son mari" :
Ah, l'affreuse maison et les pauvres ressources ! la porte cochère ouvrait sur une cour étroite et obscure, me semblait un antre où venaient s'engouffrer des centaines d'enfants se bousculant et se battant dans le roide escalier de l'école. De propreté, d'hygiène, d'ordre, ni là ni ailleurs, il n'en était encore question à cette époque [...] Quant à Samuel Cahen, je le revois lui aussi donnant son coup d'oeil aux groupes d'enfants placés en demi-cercle pour l'enseignement mutuel. Sa petite taille, sa pétulance, ses regards qui étincelaient, son geste fréquent et rapide, sa voix aiguë, tout me revient à l'oreille. [...] Nous tremblions à son approche, et il m'a laissé l'idée d'un général passant devant le front de ses troupes (24).

C'est pourtant dans ces conditions que sont formés des jeunes juifs d'origine modeste, dont la promotion sociale sera fulgurante dans la seconde moitié du 19ème siècle. Cahen prend sous sa protection les plus
doués, leur offre des cours particuliers, leur cherche des appuis parmi les notables de la communauté parisienne. Parmi ces élèves de Samuel Cahen on note, outre le futur grand rabbin Lazare Wogue (1817-1897), l'écrivain Eugène Manuel, le libraire-éditeur parisien Michel Lévy, le futur directeur de l'Echo des Modes : Henri Picart (25), et Raphaël Félix, le frère d'Élisa Félix, plus connue sous son pseudonyme de comédienne : Rachel.

Voici ce qu'écrit, en 1862, Isidore Cahen : Il imprima à cette humble école une impulsion toute nouvelle ; par l'ardeur qui l'animait, par ses leçons gratuites données en dehors des classes aux élèves les plus méritants, il fit d'un certain nombre d'entre eux des hommes remarquables et de beaucoup des hommes de mérite. (A.I. 1862 : 78).Sans doute Isidore Cahen, né en 1826, a-t-il lui aussi suivi les cours de son père avant d'entrer au Lycée Charlemagne, établissement fréquenté par les enfants de la bourgeoisie parisienne et, vingt ans plus tôt, par Léon HaLévy (son frère Fromental ayant été inscrit au Conservatoire de musique de Paris dès 1809 par leur père Élie HaLévy ; voir supra note 16), ce qui scandalisa les bien-pensants de la communauté juive qui admettaient difficilement que leurs jeunes soient éduqués dans des institutions profanes (26).

Un enseignement juif en français

Si les écoles consistoriales contribuèrent à la promotion sociale des Juifs de France, leur programme d'étude conservait pourtant l'enseignement juif traditionnel et ses contenus aux côtés de l'instruction à la française. Cette double qualité se retrouve dans les moindres détails. Ainsi, les écoles fermaient le Shabath et les jours de fêtes juives pour permettre aux élèves d'aller ensemble à la synagogue et de revenir entendre dans les locaux de l'école une leçon de leur maître sur la section biblique lue ce jour-là, avant de réciter la prière pour le roi (les leçons sabbatiques de Samuel Cahen étaient très courues à Paris).

En semaine, les prières journalières étaient récitées alternativement en hébreu et en français, avec chaque soir une prière pour le roi et sa famille. Mais la seule langue parlée autorisée à l'école était le français (la plupart des enfants parlaient chez eux le judéo-alsacien). Outre la lecture et l'écriture, on étudiait des rudiments de calcul, de grammaire, d'histoire, de géographie et de dessin. Durant cet enseignement, les élèves restaient tête nue (ils se couvraient la tête pour l'étude des matières juives). Une reproduction du décalogue en hébreu et en français était placée dans un lieu apparent de l'école, tout comme un buste ou un portrait du roi. Les cours de lecture hébraïque et de traduction de la Bible occupaient une place centrale dans l'enseignement primaire. Tous les matins, les écoliers y consacraient trois-quarts d'heure et quarante minutes deux fois par semaine l'après-midi (Nahon 2002 : 36 ; Elmaleh 2006 : 62).

Pour ces cours de Bible, on utilisa dans un premier temps l'ouvrage d'un notable, l'avocat Michel Berr (1781-1843), fils du Nancéen Berr Isaac-Berr de Turique (1744-1828) (27), intitulé : l'Abrégé de la Bible et choix de morceaux de piété et de morale à l'usage des israélites de France par un Israélite Français, Membre de la société et du Conseil d'administration de la société pour l'instruction élémentaire fondée à Paris (1819, chez l'auteur). Rédigé en français, ce manuel figure sur la liste de quinze ouvrages approuvés par le comité des livres élémentaires de la Société pour l'instruction élémentaire à Paris. Il est adopté par les comités des écoles de Metz et de Nancy et par David Drach pour l'école de Paris (Nahon, 2002 : 36-7). Mais il est bientôt attaqué car Michel Berr prône déjà un judaïsme débarrassé des superstitions et des chicaneries talmudiques. Dès juillet 1820, le Consistoire central envoie une lettre officielle au ministre de l'Intérieur pour déplorer les insuffisances de l'ouvrage :
Par l'examen de cet ouvrage, nous avons acquis la pénible conviction que son travail ne peut obtenir notre suffrage sous le rapport de l'orthodoxie. Monsieur Berr, traçant son plan sous un point de vue trop borné, l'a tellement rétréci que son travail est incomplet et défectueux, de là ces lacunes et ces retranchements de plusieurs parties de l'histoire sainte et d'une quantité nombreuse de passages bibliques, dont la connaissance est du plus haut intérêt pour l'instruction religieuse de la jeunesse israélite.[...] Nous pensons que jusqu'à ce qu'il paraisse dans ce genre un ouvrage hébraïquement [sic] orthodoxe, il est évidemment préférable que les enfants israélites continuent de lire en hébreu, et de traduire, verset par verset, dans la langue du pays, le texte de la Bible. (Nahon 2002 : 39).

Cette lettre montre à la fois la permanence de l'enseignement traditionnel (lecture de l'hébreu et traduction orale) mais aussi la nécessité exprimée d'une traduction écrite "autorisée" de la Bible en français, susceptible de recueillir un large consensus. Déjà trente ans plus tôt, en 1791, Berr Isaac Berr appelait à une traduction juive de la Bible en français dans sa "Lettre d'un citoyen de la ci-devant communauté des Juifs de Lorraine" :
Il me semble que s'il nous était possible de faire enseigner à nos enfants la Bible sainte par une traduction française [...] aussi fidèle que celle de l'immortel Mendelssohn, il en résulterait un grand et un inappréciable avantage (28).
Son fils Michel avait donc réalisé un "abrégé" de la Bible, en français, mais peut-être avait-il supprimé les passages contraires à la raison ou aux bonnes moeurs. Son abrégé ne constituait pas encore, en tous cas, une traduction juive du texte biblique.

La réaction du Consistoire, l'importance des cours de traduction biblique dans le réseau scolaire israélite et l'insuffisance des manuels existants ont pu inciter Samuel Cahen à nourrir le projet de produire l'équivalent de la Bible juive bilingue, traduite en allemand, annotée et commentée (en hébreu) par Mendelssohn, mais en offrant d'entrée de jeu des commentaires et des annexes en français.

Cahen pédagogue judéo-français

Avant de décrire l'entreprise de traduction de la Bible par Samuel Cahen, il est bon d'évoquer le contexte dans lequel cet effort s'inscrit. Outre la Bible, c'est l'ensemble de l'érudition rabbinique et du rituel que le Consistoire et les pédagogues veulent mettre à la portée d'un public qui maîtrise encore mal le français (même à Paris, la plupart des Juifs parlent le yiddish ou le dialecte judéo-alsacien). Or grâce à l'Emancipation, les Juifs commencent d'avoir accès à des fonctions dans la société civile et veulent s'y intégrer. Depuis les débuts de la Haskala française (dès les années 1780) et durant tout le 19ème siècle, on assiste à un essor sans précédent de l'édition religieuse juive (voir Berkovitz 2004, chap. 7).

Une partie de ces efforts concerne le culte synagogal avec la production de rituels bilingues de prière (après une révision scrupuleuse du texte hébreu d'après les meilleurs manuscrits), des Agadoth bilingues pour la soirée rituelle de la Pâque, des éditions bilingues du Livre d'Esther pour la fête de Pourim. Dans le domaine pédagogique, des manuels de lecture et de grammaire hébraïque se multiplient, des lexiques et dictionnaires d'hébreu, des manuels d'instruction religieuse, des livres d'histoire juive depuis l'antiquité jusqu'à l'époque contemporaine. Tous sont rédigés en français. Pour les adultes, des journaux et des revues juives en français apparaissent, qui reflètent l'entrée de la communauté juive dans la société générale, politique et scientifique. On édite et l'on traduit en français des essais publiés par les Juifs allemands mais aussi des extraits de la littérature juive classique (depuis les poètes du moyen-âge jusqu'à des choix de textes du Talmud, du Midrash et de la Kabbale). Dans tous ces domaines, Samuel Cahen est l'un des pionniers, largement reconnu et soutenu dans ses efforts par les institutions communautaires qui apprécient sa maîtrise des langues, son sentiment religieux, son dévouement et son sens pédagogique.

Il faut préciser qu'un contrôle très strict s'exerce de la part du Consistoire en matière de manuels scolaires. Monique Nahon rappelle qu'en 1820, un arrêté est adressé aux sept consistoires départementaux, qui stipule que : "Aucun livre d'instruction religieuse et morale ne pourra être adopté à l'usage des écoles primaires israélites du Royaume s'il n'a été approuvé par le Consistoire Central".Et elle explique : Le choix des manuels scolaires était particulièrement important à une époque où les livres spécialisés dans l'instruction des écoliers étaient peu nombreux. Ces livres étaient en quelque sorte polyvalents puisqu'ils servaient à la fois à l'apprentissage de la lecture et comme guides de religion, de morale et de civisme. Leur choix, qui exprimait les options idéologiques des notables gestionnaires de l'institution, était fondamental. (Nahon 2002 : 39).

Samuel Cahen s'applique à produire les manuels dont ses élèves manquent cruellement. Outre son classique Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale (1820), sans cesse réimprimé et distribué aux frais du Consistoire, il donne dès 1824 un Cours de Lecture Hébraïque, Suivi de Plusieurs Prières, avec Traduction Interlinéaire, et d'un Petit Vocabulaire hébreu-français (édité à Metz). L'ouvrage est lui aussi adopté par le Consistoire (SC 1840 : 40). Il remplace avantageusement le Traité complet de lecture hébraïque publié par l'érudit Moïse Bing en 1816 à Metz en hébreu sous le titre de Em lamikra (voir supra note 18). Cahen donne une seconde version de son manuel en 1832 (réimprimée en 1843) sous le titre Miqra qodesh ou, cours de lecture hébraïque ou, méthode facile pour apprendre seul à lire l'hébreu, et il explique : "C'est une méthode facile pour apprendre seul à lire et même à expliquer l'hébreu ; la prononciation y est figurée en caractères français. Cet opuscule a été adopté par le Consistoire central et par l'université" (SC 1840 : 40).

En 1831, date de la parution de sa traduction annotée de la Genèse, il publie parallèlement sa traduction de la Aggadah de Pâque (1831-1832), devenue très populaire et publiée cette fois à Paris (29), et il prépare un Annuaire israélite de l'année 5591 (1831-1832). C'est un calendrier, avec des indications concernant les pratiques liturgiques propres à chaque jour de l'année. Mais il n'obtient ni le succès ni le financement escomptés et il le remplacera les années suivantes par un simple loua'h, un Almanach hébreu (voir SC 1840 : 46, SC Lévitique 1832 : 171 et Schwarzbach 2003 : 182). Son intérêt pour le calendrier est, une fois encore, pédagogique. Il veut que ses coreligionnaires puissent célébrer en toute connaissance de cause les temps forts de l'année juive. Il inclut d'ailleurs, dans deux volumes de sa Bible, des articles consacrés au calendrier, s'inquiétant de l'ignorance des jeunes Juifs de sa génération : Il n'y a pas longtemps qu'un jeune israélite de bonne maison, très bien élevé, instruit et de bonne conduite, me soutenait que le kippour se célébrait après la fête des cabanes (soukoth). Il me fallut avoir recours à un louach pour le convaincre de son erreur. Ce fait caractérise l'époque. Nos rabbins ouvriront les yeux trop tard, ils adopteront la réforme quand il n'y aura plus de quoi (30).

La réforme dont il parle est une modernisation des méthodes de l'enseignement traditionaliste dans le sens d'une plus grande rigueur scientifique et d'un souci de faire comprendre au lieu de faire ânonner et apprendre par coeur. Elle a pour objet d'encourager la pratique religieuse (tout en la rendant plus "européenne", moins "orientale"), non de la remettre en cause. D'ailleurs, dans la même note, il cite deux opuscules rabbiniques permettant de calculer les nouvelles lunes ou moledoth [sic], pour fixer le calendrier et "faire un almanach". (Le premier - Sefer Imre Bina - avait été publié en 1821 par le grand rabbin de Metz, Nathanel Wittersheim, le père de celui qui deviendra l'imprimeur parisien de sa Bible à partir de 1840, voir infra et SC 1840 : 49). Il conclut par cette réflexion désabusée : "Les deux ensemble donnent les moledoth de 5532 à 5741, ou de 1771 à 1980. Au train dont nous voyons aller le monde, il est fort douteux qu'on s'occupe encore de moledoth en 1980". On peut relever ici son véritable souci d'assurer la survie du judaïsme, de sa pratique et de sa culture, ce dont témoignent d'ailleurs tous ses manuels.

Ce souci peut sembler aujourd'hui en contradiction avec la conviction qu'il exprime dans le premier numéro des Archives : les Juifs en tant qu'individus sont appelés à s'assimiler en tant que citoyens. Parallèlement, le judaïsme et l'hébraïsme devront être préservés et cultivés par des rabbins, instruits dans les sources juives mais aussi dans les sciences profanes, et soucieux de préserver un lien avec les communautés du monde entier : Plus les Juifs se fondront par leurs moeurs et leurs usages avec le reste des Français, et plus les traces d'une littérature juive deviendront rares : les Juifs ne sont plus et ne doivent plus être en France que des Français, ayant une même histoire, une même littérature, et les mêmes moeurs que les autres Français. Il n'en est pas ainsi de la littérature rabbinique, où, comme nous l'avons dit, il reste beaucoup à faire aux rabbins instruits. Pour ce qui est de l'hébreu, il doit être cultivé par eux sous le point de vue scientifique et liturgique ; mais cette étude ne doit plus être exclusive ; il serait utile d'y joindre l'étude de l'arabe, les philologues israélites doivent avoir les yeux fixés vers nos possessions africaines, où se trouvent de nombreuses populations juives, et où semblent se préparer de nouvelles destinées (A.I. 1840 : 52). On notera le patriotisme de Cahen qui nomme les colonies françaises : "nos possessions africaines", à une époque où le colonialisme est de bon ton.

Quoi qu'il en soit, on constate des thèmes récurrents et des liens étroits - des passerelles qu'il établit lui-même - entre ses activités pédagogiques, ses manuels pour l'enseignement primaire, ses publications communautaires et "scientifiques" et les articles et notes de sa Bible. On y décèle une "double allégeance" sans états d'âme, un amour réel tant du patrimoine juif que des valeurs françaises, la conviction que par l'instruction les Juifs mériteront l'égalité civile tout en approfondissant la connaissance et la pratique de leur héritage. Son enthousiasme pour le progrès s'exprime à l'époque dans l'ouvrage de culture générale qu'il publie en 1836 à la Librairie encyclopédique de Rozet, un Manuel d'histoire universelle. Résumé raisonné des faits et événements les plus importants, des inventions les plus utiles et des hommes les plus remarquables depuis le commencement du monde jusqu'en 1836 (voir S-N
2004 : 33, note 35).

Cette même année, il amorce un tournant important dans sa vie. Comme l'écrit son fils, "la multiplicité de ses occupations, la nécessité de subvenir à une très nombreuse famille, enfin le légitime sentiment de sa valeur, amenèrent S. Cahen à quitter en 1836 ses fonctions d'enseignement" (A.I. 1862 : 78-79). Il veut se consacrer désormais entièrement à sa Bible (31), puis à la revue mensuelle qu'il crée en 1840 et dirige durant vingt ans (jusqu'en 1860) : les Archives israélites de France (32).

Son fils résumera ainsi la période féconde de l'École israélite et les années qui suivirent : Quoique occupé du matin au soir par ses pénibles fonctions, il trouva le temps de produire divers ouvrages d'éducation et de philologie, de collaborer à l'Encyclopédie des Gens du monde, de coopérer à plusieurs institutions philanthropiques, et enfin d'entreprendre cette traduction de la Bible qui perpétuera son nom ; cet ouvrage commencé en 1829, dédié au duc d'Orléans, peu de temps avant qu'il devînt le roi Louis-Philippe 1er, roi des Français (33), a coûté 25 ans de travail, forme 20 volumes, et grâce à la fidélité de la traduction, aux vastes commentaires où se résume toute l'érudition rabbinique du moyen âge, toute la science allemande moderne, grâce enfin aux beaux travaux dont l'ont enrichie MM. Terquem, Munk, Gerson-Lévy, Zunz etc., cette oeuvre constitue une véritable encyclopédie française de l'Ancien Testament. (A.I. 1862 : 78-79).

La Bible de Samuel Cahen

La description donnée par Isidore Cahen de l'ouvrage encyclopédique de son père résume bien l'ampleur du projet. Nous avons vu que dès la fin du 19ème siècle, Berr Isaac Berr déplorait l'absence d'une bible juive en français, parallèle à celle de Mendelssohn, que le Consistoire renonçait, en 1820, à utiliser l'abrégé français de la Bible produit par Michel Berr, préférant attendre un ouvrage plus "orthodoxe".

L'initiative de Samuel Cahen vient combler un manque et dès 1832, le grand rabbin Marchand Ennery fait un rapport positif au Consistoire de la Seine qui acquiert plusieurs exemplaires de l'ouvrage tandis que le Conseil royal de l'Instruction publique et des Cultes décide (le 3 avril 1832) "d'encourager la Traduction de la Bible de M. Cahen", et proclame par un arrêté du 10 août 1832 que "chaque faculté de théologie catholique et protestante du Royaume devra souscrire pour un exemplaire des livraisons déjà publiées". Le même Conseil avait pris un arrêté analogue le 31 juillet concernant la seconde édition du Cours de lecture hébraïque de Cahen (34).

Est-ce la consécration d'un projet annoncé dès 1829 dans un prospectus (dont nous n'avons pas retrouvé la trace) énonçant les principes présidant à cette traduction commentée de la Bible ? Non point. Les attaques ne faisaient que commencer : attaques concernant les choix stylistiques ou les partis-pris théologiques ou scientifiques. Mais les limites de cet article (dans lequel nous voulons surtout découvrir la personnalité et les motivations de l'auteur de la première bible juive française ainsi que les circonstances dans lesquelles il a réalisé son oeuvre) ne nous permettent pas d'entrer dans le détail des polémiques concernant le fond de l'ouvrage ni d'analyser la traduction en tant que telle, en la replaçant dans le contexte des traductions bibliques existant à l'époque.
Nous nous proposons de consacrer une autre étude à ces aspects. Nous nous contenterons ici de retracer les étapes de l'entreprise et les obstacles surmontés par l'auteur.

Notons cependant que la traduction de Cahen frappe ses contemporains par son aspect concret et rocailleux et par une transcription de l'hébreu en français des noms propres (patronymes et toponymes), même de ceux entrés dans la langue sous une forme francisée : Abrame puis Avraham, Sarâ, Iits'hak et Rivka (Isaac, Rébécca), Iiâcov et Ra'hel (Jacob, Rachel), Lavane (Laban), Iiosseph (Joseph), Mosché (Moïse), Par'au (Pharaon). Mais aussi : "Garde le mois d'aviv (des épis), et fais le pessa'h (pâque) à l'Eternel ton Dieu ; car dans le mois d'aviv l'Eternel ton Dieu t'a fait sortir d'Egypte, pendant la nuit" (Deutéronome 16 :1).
Pour souligner un jeu de mots, Cahen n'hésite pas à reproduire l'hébreu avec une glose : "Je vois un bâton en bois d'amandier (makel chaked) [...] C'est que je m'applique à ma parole (choked) pour l'exécuter" (Jérémie, 1 :11-12).
Et il donne bien sûr une traduction littérale de versets interprétés par l'Église de manière traditionnellement dogmatique : "Voici, la jeune fille [alma] deviendra enceinte et enfantera un fils, et le nommera Immanouel (Dieu avec nous)" (Isaïe 7 :14). On sait que l'hébreu ‘alma a été traduit par virgo dans la Vulgate et que ce verset a été interprété comme annonçant l'immaculée conception de la Vierge ; or, en hébreu biblique, vierge se dit : betoula.

Le projet de Cahen ne s'adresse qu'indirectement à ses élèves du primaire qui ont besoin tout au plus d'un texte hébreu et de sa traduction française. Il est plutôt destiné à ceux de leurs enseignants ou aux élèves rabbins qui n'ont pas accès aux ouvrages des sciences profanes, voire aux ouvrages exégétiques de leurs collègues juifs germanophones. Mais le seul fait de choisir d'entrée de jeu (contrairement à Mendelssohn et à la plupart des traducteurs juifs de la Bible à travers l'histoire) d'écrire son commentaire dans la langue véhiculaire (le français), et d'imprimer sa traduction en caractères latins proclame clairement son intention. Pourtant, faut-il croire Cahen lorsqu'il présente son travail comme destiné aux non spécialistes, malgré l'imposant appareil de notes érudites où abondent les citations en hébreu et en araméen, voire des étymologies grecques ou arabes ? : "Nous n'avons pas la prétention - écrit-il - d'apprendre rien de nouveau aux savans [sic] de profession. Nous nous adressons aux hommes instruits de tous les états qui n'ont pas le loisir de faire de la Bible l'objet spécial de leurs méditations". Il s'engage néanmoins à introduire toutes les corrections qu'on lui proposera, si elles sont fondées : "Nous accueillerons d'ailleurs avec reconnaissance les observations de la critique et les signalemens [sic] d'erreurs que nous aurions pu commettre malgré notre attention à les éviter"(35).

Dans les faits, l'ouvrage réalisé s'adresse bien autant aux juifs qu'aux non-juifs : aux juifs croyants et rationalistes, aux théologiens, aux orientalistes, biblistes et autres savants qui n'ont pas d'accès direct à la littérature rabbinique ni aux publications des théologiens juifs germanophones (36). D'ailleurs la Bible de Cahen ouvre une voie nouvelle et constitue bien plus qu'une simple traduction annotée. Cahen s'y propose d'abord de fournir une nouvelle édition du texte hébreu de l'ensemble du Tanakh - l'Ancien Testament des chrétiens - (un Pentateuque hébraïque ayant été imprimé à Metz à la fin du 18ème siècle par Moïse May).

Cette édition tient compte des dernières recherches en matière de révision scientifique du texte massorétique et des traditions juives des tikkouney soferim, notamment pour l'établissement des points-voyelles et des téamey ha-mikra ou signes de cantilation, qui garantissent l'exactitude du découpage de la phrase, et qu'il nomme sur chaque page de garde : "accents toniques (neguinoth)".
La traduction est en regard et suit d'assez près la syntaxe de l'hébreu qu'elle accompagne en miroir, ce qui convient à l'usage rituel de la lecture synagogale et à l'usage pédagogique de l'étude verset par verset : lecture de l'original et traduction ‘littérale’ (mais lorsque le génie de la langue française s'y oppose, c'est la traduction littérale qui est renvoyée en note) (37). Les livres s'ouvrent d'ailleurs du côté hébraïque (le titre étant inscrit sur ce qui constitue généralement le dos d'un livre français, la pagination allant de droite à gauche).

Ce faisant, Cahen propose essentiellement une nouvelle Bible hébraïque, accompagnée pour la première fois d'une traduction française, plutôt qu'une nouvelle Bible en français. La pagination du texte hébreu (à droite) est notée en hébreu (lettres servant de nombres) et celle de la traduction (à gauche) en chiffres arabes consécutifs. Les notes sont placées en bas de page, tant à droite qu'à gauche, le numéro renvoyant au verset expliqué. Elles développent l'interprétation retenue dans la traduction mais elles peuvent aussi proposer d'autres lectures contradictoires du même verset, en s'appuyant sur les progrès récents de l'archéologie et de la géographie, de la philologie, des études sémitiques, de la critique biblique - juive et non juive - et de la critique des textes (comparaison de manuscrits - dont la Bible des Samaritains et la Septante, comparaison aussi avec les littératures sémitiques ou orientales anciennes). Et si la traduction comme les notes reflètent les exégèses rabbiniques traditionnelles (les targoumim, Sa'adia Gaon, Rachi, David Kim'hi, les Tossafistes, Abraham Ibn Ezra, etc.), elles n'hésitent pas à les battre en brèche lorsqu'elles sont contredites par la Raison ou par les découvertes scientifiques, ni à faire référence aux interprétations des théologiens chrétiens, pour les intégrer ou pour en débattre (38).

En matière d'exégèse, la méthode suivie est importée d'Allemagne. C'est "la méthode critique ou rationnelle", par opposition à la "méthode dogmatique", qu'elle soit ‘religieuse’, ‘philosophique’ ou ‘politique’. Cahen prône donc un examen du texte sans a priori (nous parlerions aujourd'hui de lecture scientifique et non ‘idéologique’) ainsi qu'il l'explique dans l'Avant-propos de la Genèse (1831, repris dans l'édition révisée de 1845) et dans le n°1 des Archives (1840) (39). Enfin les volumes sont complétés par des études liminaires, des traductions de textes classiques inaccessibles en français (dont des extraits du Moré Nevoukhim de Maïmonide, traduits de l'arabe par Salomon Munk, dans Lévitique et Nombres), des prières bilingues (dont les bénédictions nuptiales) ou composées en français (Deutéronome, voir notre annexe 2), et de nombreux articles encyclopédiques, liés ou non au volume concerné, et commandés à des collaborateurs renommés.

Cahen engage aussi, dans les pages de sa Bible - généralement dans les avant-propos - de fougueuses polémiques contre ses détracteurs des volumes précédents, citant largement des articles (positifs ou négatifs à son égard) parus dans les revues scientifiques, la presse ou dans des pamphlets. La plupart des volumes comportent des "errata", des "notes supplémentaires" et des "observations", qui reflètent la prise en compte de ces critiques mais aussi la difficulté du processus d'édition, de traduction et de recherche, consistant à produire près d'un volume, bon an mal an, promis aux souscripteurs. Or la pression financière est considérable et les progrès de l'entreprise dépendent largement du nombre et de la fidélité des souscripteurs.

Des listes alphabétiques de nouveaux souscripteurs paraissent d'ailleurs dans plusieurs volumes : elles comprennent des dignitaires du Royaume (ainsi dans l'Exode, 1832 : LL MM le Roi et la Reine des Français (40), S.A.R. Mgr le duc d'Orléans et Mgr. le Duc de Nemours, S.A.R. Madame la Princesse Adélaïde, M. Le garde des Sceaux et M. le Préfet de la Seine, le duc de Choiseul...), des notables de l'université, des consistoires et de l'école rabbinique, des églises catholiques et protestantes, quelques grands noms de la littérature, des arts et des sciences, aux côtés de libraires qui s'engagent à prendre des exemplaires en dépôt : 150 exemplaires pour Barrois (150 aussi en 1833), 38 pour Treuttel et Würtz (13 en 1833), 23 pour Mendez à Bayonne, 5 pour Cherbulier ; on y trouve aussi des professeurs de langues et de simples amateurs (un agriculteur, un instituteur).

Dans le journal Le Temps, du 26 mai 1832, l'écrivain Charles Nodier, rendant compte de la parution des deux premiers volumes de la Bible de Cahen, se dit impressionné par le fait ... qu'une entreprise pareille à celle de M. Cahen, qui exige des frais énormes de composition typographique et de correction, sans compter le sacrifice entier d'une vie de dévouement, ait trouvé assez d'encouragements pour s'établir, ou on espère assez pour s'achever [...] Ce que je crois savoir, c'est que M. Cahen exerce dans l'instruction primaire de ses coreligionnaires un tout petit emploi qui absorbe entièrement ses jours, et que c'est à ses laborieuses veilles que nous sommes redevables de la traduction de la Bible, qui sera un monument (41).

Il faut reconnaître que Samuel Cahen, dans toutes ses entreprises (enseignement, rédaction de manuels, traduction de la Bible) n'a jamais aspiré à s'enrichir et qu'il a vécu presque toute sa vie dans un quasi dénuement dont témoigne son fils. En examinant les pages liminaires des divers volumes de la Bible (dont les stocks sont déposés chez l'auteur et chez quelques libraires), on prend également conscience des bouleversements matériels qui ralentissent les progrès du traducteur : déménagements successifs, changements d'imprimeur et de libraires, voire soubresauts politiques qui agitent la France, sans compter les difficultés inhérentes au texte abordé, qui le poussent à repousser à plus tard la traduction d'un volume difficile. (Il publie dans l'ordre les volumes I à IX, puis le vol. XVIII, puis X à XII, puis XVII, XIII, XIV, XVI et XV ; voir infra bibliographie).

Ses changements d'adresse attestent qu'il reste fidèle jusqu'au bout au quartier juif de Paris, même s'il aspire à une reconnaissance sociale en dehors de la communauté. En 1831, Cahen habite 5, rue des Singes (42). Son imprimeur est Marchand de Breuil, 90, rue de la Harpe, à Paris. Dès 1832, il se dit "Membre de plusieurs sociétés savantes" (43) et devient au cours de la même année "Membre de l'Académie royale de Metz". En 1833, il a déménagé "Vieille rue du Temple n° 78 [sic]". Malgré, ou peut-être à cause de l'invention de la linotype, en 1833, procédé qui accélère l'impression des livres, il connaît des problèmes d'imprimeur puisqu'il en change deux fois : en 1834 (Imprimerie de Migneret, 20, rue du Dragon) et en 1835 (Imprimerie de Cosson, 9, rue Saint-Germain-des-Prés). L'année suivante (1836), il quitte l'enseignement. En 1839, il déménage pour peu de temps au 21, rue des Francs-Bourgeois, dans le quartier du Marais. Le 11 février 1840, il diffuse une lettre proposant une souscription à une nouvelle "publication dont l'objet est de répandre et de perfectionner les connaissances qui se rattachent à l'Israélitisme, et de faciliter l'étude des antiquités judaïques". La lettre est encore domiciliée rue des Francs-Bourgeois.

Le premier exemplaire des Archives israélites de France, "revue mensuelle, historique, biographique, bibliographique et littéraire sous la direction de S. Cahen, traducteur de la Bible" porte déjà l'adresse : "Paris, 1, rue Pavée - Marais", tout comme le Tome X de sa Bible, Jérémie, (1840, chez l'auteur, 1, rue Pavée). Le Tome XI, Ezéchiel (1841), est d'ailleurs mis en retard par suite du lancement des Archives et S. Cahen s'en excuse dans l'Avant-propos : "A quoi nous servirait d'invoquer l'indulgence du lecteur pour l'intervalle beaucoup plus long qu'à l'ordinaire entre ce volume et le dernier publié ? [...]
Nous allons désormais poursuivre avec une nouvelle ardeur la Traduction de la Bible" (p. VII et VIII).
Dans le premier numéro des Archives, il signe un article sur la littérature hébraïque dans lequel il parle en ces termes de sa propre traduction : Le volume X et le XVIIIe volume viennent de paraître. On s'aperçoit que le traducteur fait de plus en plus usage des travaux de ses devanciers, et qu'il a tenu compte des conseils de la critique. Il était presque totalement dénué de ce secours en commençant son ouvrage ; circonstances dont ne seront nullement surpris ceux qui savent combien il est difficile à Paris de se procurer les ouvrages de théologie et de philosophie qui paraissent à l'étranger.

Cahen a conscience de faire oeuvre de pionnier. Il se veut le passeur des ouvrages qui se publient en Allemagne, auxquels les théologiens et les orientalistes français, mais aussi les juifs, ne prêtent pas suffisamment attention (44). Il reconnaît volontiers que ses volumes contiennent des coquilles et des erreurs qu'il s'efforce de corriger (il a traduit matsa - pain azyme - par pain levé !) mais ceux qui viendront après lui pourront reprendre et améliorer son travail, tant en hébreu qu'en français. En 1840, il semble trouver un imprimeur satisfaisant (et sans doute mieux à même de gérer la typographie hébraïque) en la personne du propre fils de l'ancien grand rabbin de Metz, Nathanel Wittersheim. C'est l'imprimerie de Wittersheim, 8, rue Montmorency, qui publiera tous les volumes suivants de sa Bible, y compris la Deuxième édition revue, corrigée et augmentée de la Genèse en 1845, qui tient compte des critiques qui lui ont été faites jusqu'alors.

Pourtant, les difficultés continuent, même avec ce dernier imprimeur, comme en témoigne l'avant-propos du Tome XVII, publié en 1843, Daniel, Ezra, Ne'hemia, (avant-propos rejeté à la fin du volume, côté "français") : Cette fois il nous a été donné de laisser un moindre intervalle entre le volume précédent (le tome XII) et celui que nous publions aujourd'hui.
Si pourtant il y a eu retard, il provient du fait de notre imprimeur, et l'on en dépend toujours plus ou moins quand il s'agit d'un ouvrage du genre de celui-ci. Nous avons à coeur de compléter notre travail le plus tôt possible, et autant que le permettent les difficultés de l'ouvrage, d'une part, et d'une autre, le soin de notre publication périodique qui prend tous les jours plus d'extension. Nous avons redoublé d'efforts et d'assiduité pour concilier ces divers travaux sans que l'un nuisît à l'autre (p. VII).

Il est vrai qu'entre 1840 et 1851, il doit publier de front sa revue mensuelle et les livraisons quasi annuelles de sa Bible. Il trouve pourtant le temps de veiller à la double réédition, en 1845, du premier tome de sa Bible (Genèse) et des prières de Rosh Hashana et Yom Kippour, traduites à la fin du 18ème siècle par Mardochée Venture (stockées et diffusées au bureau des Archives), puis de rédiger et publier en 1847 un recueil qui lui tient à coeur, Emek Habakha : Prières qu'on récite au cimetière, près des malades, des mourants et des morts (voir Schwarzbach 2003 : 182). Il réalise ainsi partiellement un voeu qu'il avait exprimé en 1834, à la fin du volume V de sa Bible (Deutéronome, p. 57), où il déplorait que nombre de prières qu'il y reproduisait ne soient plus adaptées "aux idées du siècle". Nous nous proposons de publier un essai de prières à l'usage des Israélites de tout âge et de toute condition. Nous en donnons plus bas pour spécimen deux que nous avons composées d'après l'invitation qui nous en a été faite par quelques pères de famille (45).

Le dernier volume de la Bible de Cahen qui soit dédié à S.M. Louis-Philippe Ier , Roi des Français, est son tome XIV (Les Proverbes). En 1848 la Révolution de février provoque l'abdication de Louis-Philippe et la proclamation de la République. Louis-Napoléon Bonaparte est nommé premier président de la République, fonction qu'il occupe entre 1848 et 1852 avant de devenir Napoléon III. Cahen se présente dans le volume suivant comme "membre de l'Académie nationale de Metz" (souligné par nous). En 1849, il sera fait chevalier de la légion d'honneur par le Prince-Président (à l'époque, il est très malade).

En 1851 Cahen s'installe 16, rue des Quatre-Fils où il résidera jusqu'à sa mort. C'est là qu'il publie le dernier volume de sa Bible complète, le vol. XV (Job).
Voici de larges extraits des premières pages de l'Avant-propos qui constituent un véritable bilan de l'entreprise, où se mêlent considérations personnelles et générales (imprimé au bout du livre, côté français) : Par la publication de ce volume, contenant Job, je termine la traduction de ce qu'on appelle l'Ancien-Testament et qui, pour les israélites, forme la totalité de la Bible : תורה la Loi, נביאים les Prophètes et כתובים, les HAGIOGRAPHES [sic].
Le retard qu'a éprouvé la publication de ce volume tient d'abord aux graves événements dont notre patrie est depuis trois ans le théâtre, aux douloureuses préoccupations auxquelles nul ne peut se soustraire, mais il a principalement sa source dans une circonstance toute personnelle : Pendant l'année 1849 j'ai été atteint d'une grave maladie à la suite de laquelle tout travail m'a été impossible pendant près d'un an. Si à ces puissants motifs de retard l'on ajoute les nombreuses difficultés que présente la traduction et l'interprétation de Job, j'ose espérer que l'indulgence des lecteurs ne me fera pas défaut ; jamais je n'ai plus éprouvé le besoin de l'évoquer.
Quoi qu'il arrive, je rends grâces à Dieu de m'avoir permis de remplir mes engagements envers le public qui, depuis le commencement de cette publication, lui a accordé sa sympathie (p. VII) [...] Aux encouragements donnés par le public en général et par les particuliers, sont venues se joindre les honorables marques de sympathie accordées à l'auteur par les gouvernements qui se sont succédés en France, depuis vingt ans.
Le dernier roi, dont les Français garderont le souvenir pour sa haute intelligence et son patriotisme éprouvé, avait accepté la dédicace de cette traduction de la Bible. Monsieur le Président de la République a accordé à l'ouvrage une haute marque de distinction qui sera pour l'ouvrage au moins une présomption favorable.
Cette traduction de la Bible, dont personne plus que moi ne voit les imperfections, a pourtant cela de particulier qu'elle a toujours visé à la plus grande fidélité et qu'avec un cadre, naturellement restreint, l'on trouve dans les notes qui l'accompagnent la quintessence des travaux exégétiques des anciens et des modernes (p. VIII).
En mettant à contribution les commentaires rabbiniques, nous croyons surtout avoir rendu quelques services. Ces commentaires sont inaccessibles à quiconque n'y a pas consacré une grande partie de sa vie. On a beau comprendre plus ou moins le texte biblique, cela seul ne suffit pas pour comprendre ces commentaires. Les rabbins sont encore ceux qui ont le mieux compris la Bible, et l'on ne devrait charger de l'enseignement public de l'hébreu que celui qui serait versé dans les commentaires rabbiniques (46).
Si l'on songe que le tout a été exécuté par un seul homme, forcé de lutter, en se livrant à ce travail, contre les difficultés de sa position, dans des circonstances si peu favorables aux entreprises littéraires, et obligé même en quelque sorte de former son public peu préparé en général à la méthode que nous avons adoptée ici, la critique sera moins exigeante, et aujourd'hui que le tout est publié, ceux qui n'en ont pas encore retiré toutes les parties s'empresseront de compléter leurs exemplaires (1) (p. IX).

Ce cri du coeur résume bien l'ampleur de la tâche accomplie par un homme seul (même s'il s'adjoint des collaborateurs pour les articles encyclopédiques et sans doute pour les notes), tenu d'assurer parallèlement la publication et la diffusion de ses volumes et de tenir compte des critiques de fond qui lui sont adressées.
Dans la note 1, il se plaint de ce que des souscripteurs n'aient pas tenu parole en venant chercher et payer les exemplaires pour lesquels ils s'étaient engagés ; il répugne à les poursuivre en justice (la loi étant d'ailleurs souvent inefficace) mais ils les dit "moralement" indélicats. Malgré ces difficultés financières il ne se décourage pourtant pas : En terminant la traduction de l'Ancien-Testament je ne crois pas encore avoir complété ma tâche : si mes forces (p. IX) ne trahissent pas ma bonne volonté et mon ardeur, j'espère doter mon pays d'un autre ouvrage qui lui manque encore : c'est une introduction à l'Ancien-Testament, ou l'histoire de la Bible, de ses différentes traductions, anciennes et modernes, etc. (p. X, souligné par nous).

On notera la fierté de ce Juif français convaincu d'offrir à sa patrie un trésor que lui seul peut lui découvrir : suit un projet détaillé avec appel à souscripteurs (car sans souscripteurs il ne peut concrétiser son initiative...) : "Si ce nouvel appel est entendu, je publierai ensuite les Apocryphes, et peut-être même la traduction des principaux travaux publiés en Allemagne sur le Nouveau Testament". Mais ces projets ne verront jamais le jour (47). Ses dernières années, bien remplies par la charge mensuelle des Archives, lui offrent, sinon l'aisance, du moins quelques honneurs et la reconnaissance des instances juives : Il fut appelé successivement au Comité consistorial de bienfaisance (48), au Comité d'administration du séminaire, à l'inspection gratuite des écoles israélites ; il fut l'un des créateurs de la société des Bons-Livres (49).
Lors de la dernière élection du grand rabbin du Consistoire central, la circonscription de la Meurthe choisit S. Cahen pour l'un de ses deux délégués.

Vers la fin de 1860, le déclin de plus en plus marqué de sa santé l'obligea à se retirer de la vie active, et la direction des Archives israélites passa à son fils aîné, M. Isidore Cahen ; à dater de ce moment, la vie se retira peu à peu de ce corps énergique qu'elle avait si puissamment animé, et depuis trois semaines, S. Cahen n'est plus (A.I. 1862, 2 : 79).

Cahen venait juste d'être nommé membre du Comité Central de la jeune Alliance Israélite Universelle, au titre de "traducteur de la Bible", son fils Isidore figurant en 1860 parmi les six signataires de l'Appel de l'Alliance, qui aboutit à la création de l'A.I.U.

A la mort, de Samuel Cahen, ses livres lui survivent : On continuera à trouver, chez madame veuve S. Cahen, 16, rue des Quatre-Fils, les livres qui se vendaient chez feu M. S. Cahen. [...] LA BIBLE : Ouvrage terminé : 122 fr ; pour les abonnés aux Archives israélites : 100 fr ; Le PENTATEUQUE complet, cinq volumes, 20 francs ; pour les abonnés aux Archives israélites : 17 fr. 50 c. (A.I. 1862, 2 : 121).

Salomon Munk, qui propose de faire placer un buste du défunt devant l'école consistoriale, lui rend ainsi hommage : Je pense que feu M. Cahen, comme écrivain, n'a pas besoin d'un monument ; sa traduction de la Bible est elle-même un monument impérissable ; et quel que soit le jugement qu'on porte de ce vaste ouvrage, on conviendra qu'il a été le premier à introduire la méthode des rationalistes allemands et qu'il a puissamment contribué à propager les études bibliques. [...] Son ami depuis trente ans, j'ai été témoin de sa vie laborieuse ; son sincère amour du bien, sa franchise et son zèle constant pour tout ce qui est noble et généreux me l'ont toujours rendu cher (50).

La réception de la Bible de Cahen

Il faudrait un nouvel article pour parler de la réception de la Bible de Cahen et nous nous contenterons ici de quelques trop brèves indications. L'entreprise de Cahen suscita de nombreux hommages mais aussi de nombreuses polémiques, tant au sein de la communauté scientifique que dans la grande presse et parmi les théologiens et les rabbins. Elle occupa rapidement une place prépondérante et s'imposa au point que Flaubert, préparant en 1857 l'écriture de Salambô, raconte avoir passé quinze jours à "avaler les dix-huit volumes de la Bible de Cahen ! avec les notes et en prenant des notes" (51). Il est vrai que le même jour, il confie à son neveu Ernest Feydeau, qui lui avait fait découvrir Cahen, que même à la relecture, il préfère la version "autorisée" et familière de la Vulgate à cette édition sans aucun doute plus authentique mais dont le style lui semble bien pauvre : Je viens de relire d'un bout à l'autre le livre de Cahen. Je sais bien que c'est très fidèle, très bon, très savant : n'importe ! Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du latin ! Comme ça ronfle, à côté de ce pauvre petit français malingre et pulmonique ! Je te montrerai même deux ou trois contresens (ou enjolivements) de ladite Vulgate qui sont beaucoup plus beaux que le sens vrai (52).

Confiance quant au message, restrictions quant au style, difficulté d'abandonner d'anciennes traditions de lecture : c'est la réaction du grand public, de ces usagers auxquels Cahen destinait sa traduction (non des savants et des théologiens). Leur opinion se résume assez bien dans ce jugement de Pierre Larousse qui, vers 1866, évalue ainsi la Bible de Cahen dans Le Grand Dictionnaire universel, à l'article "Bible" : La traduction, à force de littéralité, est souvent bizarre et quelquefois burlesque ; en plus d'un passage, surtout lorsque la phrase hébraïque s'éloigne beaucoup du génie de nos langues occidentales, il est impossible à l'esprit de saisir le sens [...] On doit cependant reconnaître que le nouveau traducteur a rendu infiniment mieux que ses devanciers une multitude de passages (53).

On croirait lire une recension de la Bible contemporaine d'André Chouraqui. C'est que le goût français est resté proche (jusqu'aujourd'hui) de celui de l'époque où l'on prônait des traductions qui soient de ‘Belles infidèles’, débarrassées des oripeaux barbares de l'original et adaptées aux règles du bon goût et des bienséances à la française. Sans compter les a priori de la théologie chrétienne qui voient dans toute traduction juive un culte de la lettre au détriment de l'esprit, une transcription servile et littérale des formes hébraïques violant les règles de la langue d'arrivée.

Dans le milieu juif, les critiques sont tout autres et les attaques du grand rabbin Lazare Wogue (54) contre son ancien professeur de l'école élémentaire finissent par miner le capital de confiance que le Consistoire avait largement accordé à l'ancien directeur de l'école israélite. Il est probable néanmoins que sans le désir de faire mieux que Cahen et de révéler ainsi les insuffisances de son oeuvre, Lazare Wogue n'aurait pas entrepris et mené à bien sa propre traduction commentée du Pentateuque (55) - traduction reproduite presque littéralement dans la Bible du Rabbinat. Contentons-nous ici de dire que la désaffection puis l'oubli qui ont frappé la Bible de Cahen tiennent sans doute pour beaucoup à un désaveu progressif de l'establishment juif, convaincu par les arguments de Wogue, savamment distillés dans l'Univers israélite, la revue qu'il dirigeait. Nous en voulons pour preuve cette remarque de Robert Sommer, l'un des maîtres d'oeuvre de la réédition de la Bible du Rabbinat en livre de poche (Colbo, 1966), qui écrivait dans un communiqué de presse, en novembre 1966 : Au début du règne de Louis-Philippe [paraît la bible de Samuel Cahen]. Comme tous les lecteurs de Wogue, je suis depuis longtemps prévenu contre Cahen et j'ai appris à me gausser de ses bévues. Avant d'écrire ces lignes, j'ai cependant tenu à reprendre en mains l'un - au hasard - des tomes de Cahen, franchement c'est illisible (56).

Or ce n'est pas la réédition récente et lacunaire de la Bible de Cahen en un seul volume (1994) - privée des notes et de l'original hébreu, des avant-propos et des articles encyclopédiques, et où l'éditeur choisit de remplacer Iehovah par Adonaï - qui pourra permettre au lecteur contemporain d'apprécier l'audace et le caractère pionnier de cette Bible (57).

Pour clore cet article - qui appelle une suite -, nous ne pouvons résister au plaisir de citer longuement un passage d'un conte (satirique) de l'écrivain alsacien Daniel Stauben, publié vers 1857 dans la Revue des deux mondes. On y appréciera le scandale que causait alors, dans les villages d'Alsace, la parution à Paris d'une traduction juive de la Bible en français, ainsi d'ailleurs que de tous les autres manuels et rituels bilingues. Il est vrai que Lazare, le narrateur, est un colporteur de livres hébraïques qui voit son fonds de commerce concurrencé par les nouvelles publications mises en circulation dans la capitale. On mesurera néanmoins l'ampleur des résistances à surmonter et le changement de mentalité provoqué (notamment) par les initiatives de Samuel Cahen, qui prépara ainsi la voie à ses successeurs : Ne m'en parlez pas ! Vous dirai-je que tout ce qui sort des imprimeriesde Roedelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment plus ? Autrefois, à l'approche de Pâque, je vendais des Haggodas en masse. Aux environs du Roschhaschonoh (nouvel an) et du Kippour (jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes fêtes. La fabrique, dont j'avais la confiance, me les passait à un prix fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer, en plus, était pour moi ; Mais depuis quelques temps il leur est venu en idée à Paris de traduire en français Bible, Rituel, Haggada et prière pour les grandes fêtes de l'année, tout enfin : c'est une abomination. Est-ce que Dieu peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos ancêtres de la Palestine ? C'est dans la grande Bofel (Babel) qu'on imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et moi ! Mais que voulez-vous ? C'est la mode à présent, à ce qu'il paraît [...] tout cela ne peut nous amener que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu Iérouschalaïm (Jérusalem) ? Les impies et les novateurs, n'est-ce pas ? Laissez faire ; les impies et les novateurs de Paris nous empêcheront d'y retourner et de la relever ; c'est moi qui vous le dis (58)...

S'étonnera-t-on, après cela, que Samuel Cahen soit encore considéré par certains comme l'un des précurseurs du judaïsme libéral (réformé) de France ? Certes il lutta pour une réforme du culte israélite et fut l'un des premiers à introduire en France la Science du Judaïsme, au moment où elle se développait en Allemagne. Mais, juif pratiquant, actif dans la vie communautaire, il incarna surtout, avec enthousiasme, les idéaux du judaïsme consistorial de son temps : oeuvrant pour aider ses coreligionnaires à devenir de bons Français et offrant à sa patrie, avec fierté et gratitude, les plus beaux fleurons de la civilisation juive, notamment cette Bible qu'il aimait tant et qu'il contribua à faire redécouvrir et apprécier.

Conscient de l'originalité de sa contribution, il remarqua : "Il est honorable pour notre patrie que la première traduction véritable de la Bible se publie en France" (59).

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