Mauvais juif, mauvais chrétien
par Paul KLEIN (alias Moché CATANE)
Revue de la pensée juive, avril 1951


Marie Caroline de Bourbon-Sicile (1798-1870), duchesse de Berry par Sir Thomas Lawrence (1825)

Loin de Paris, la Revue de la Pensée Juive de janvier 1950 est venue me toucher, et elle m'a enrichi de bien des idées. J'ai été pourtant surpris d'y trouver à la page 121 (Considérations sur l'antisémitisme), la phrase suivante :

"Sans doute vous rappelez-vous que la duchesse de Berry, venue soulever la Vendée contre Louis-Philippe, fut livrée aux autorités par un certain Deutsch chez qui elle s'était réfugiée."
Non, nul ne peut se rappeler les choses ainsi. Car le personnage en question ne s'appelait pas Deutsch mais Deutz ; ce n'était pas "un certain" Deutz, mais le fils du grand rabbin de France ; et ce n'est pas du tout chez lui que la duchesse de Berry était venue se réfugier. Détails ? Certes, Mais cet événement historique comporte tant d'aspects dramatiques - par rapport surtout au destin du judaïsme français -qu'on peut sincèrement regretter que même à un universitaire .de la culture de M. Jean Ullmo les particularités de cette affaire aient échappé. Funeste sort de l'histoire juive ! Et surtout de l'histoire juive sincère, impartiale, car le scandale Deutz a dû sans doute se couvrir plus rapidement d'oubli grâce aux bons soins de nos grands-pères, qui ne tenaient pas (on le comprend) à ce qu'il subsiste dans les mémoires.

Et je profite de ce que la question est ouverte par autrui pour exposer un drame troublant, que plusieurs rédacteurs en chef m'ont conseillé de ne pas traiter, car enfin... Mais je lui trouve tant de valeur d'enseignement que je crois qu'ici comme partout le calcul de celui qui cache la vérité est un faux calcul, dont les conséquences sont toujours pires que celles de la franchise. Valeur d'enseignement, oui, car ce n'est pas la raison qui nous donne les points de repère indispensables au choix d'un chemin de vie. La raison ne peut que critiquer, justifier. Elle ne procure pas. C'est l'expérience - et surtout cette longue expérience du passé qu'est l'histoire - qui, nous contraignant à éprouver nos idées dans un monde qui souvent refuse de s'y prêter, nous ouvre de nouvelles portes sur le vrai et nous invite à de nouvelles entreprises spirituelles.

David Drach

Pour raconter l'histoire de Deutz, il faut commencer par raconter celle  de Drach, son beau-frère. Car la figure du premier, aventurier falot et sans scrupules, tourne autour de la figure du second, personnalité d'une valeur exceptionnelle, dont la destinée fut symbolique,

David Drach naquit à Strasbourg le 6 mars 1791.
Il appartenait à une famille  pauvre et pieuse, comme l'étaient toutes les familles juives, sauf quelques cas tout à fait exceptionnels. Ainsi, né l'année même de l'émancipation légale des Juifs, il se trouve confronté, dès sa jeunesse, avec les nouveaux problèmes que pose aux Israélites leur entrée dans la société moderne. Son frère aîné entra à l'Ecole Centrale (c'était la. première ébauche des Lycées) de Strasbourg pour le dessin et; s'il fut en butte aux taquineries de ses camarades chrétiens, n'en devint pas moins "un bon miniaturiste". Mais son père, qui avait le titre de haver (talmudiste digne d'éloges), voulut voir s'accomplir en le cadet brillamment doué le rêve de tout chef de famille d'alors, en faire un rabbin réputé.

David Drach étudia donc exclusivement les matières juives : Bible, Talmud et leurs commentaires, auprès d'un maître d'école de la communauté. A dix ans, il est déjà réputé pour son érudition ; des voyageurs viennent le questionner; ils citent un verset, et le petit Drach immédiatement en désigne l'emplacement dans l'Ecriture, le numéro du chapitre, et les commentaires dont il est l'objet. Aussi l'envoie-t-on, en 1803, au Bet-ha-midrach d'Ettendorf, et l'année suivante à Bischheim, à l'école de David Joseph Sinzheim, le beau-frère de Cerf berr, qui deviendra le premier  grand rabbin de France. En dix-huit mois, il a parcouru le cycle des  2e et 3e sections. On l'envoie alors à Westhoffen, chez le grand rabbin Isaac Lundeschuetz. La dissertation talmudique en hébreu sur le traité Betsa qu'il lui présente mérite tous ses éloges. Il se rend ensuite à Phalsbourg, chez le fameux Baruch Gugenheim, futur grand rabbin de Nancy. Il ne connaît guère de vacances si ce n'est pour profiter des enseignements d'autres maîtres.

Sur David Drach, voir aussi l'article de Philippe-E. LANDAU :
David, Paul-Louis-Bernard DRACH
Rabbin converti

Nous avons pu constater certaines différences de date et d'orthographe des nom entre les deux auteurs, mais nous ne les avons pas rectifiées, faute de pouvoir accéder à leurs sources (n.d.l.r.)

A cette époque, il n'y avait pas à proprement parler d'Ecole rabbinique, et la pénurie de pasteurs était inconnue. Aussi les jeunes gradués étaient obligés, en attendant la vacance d'un poste où ils seraient appelés, à assumer des besognes moins prestigieuses. Ils recevaient surtout, au début du siècle, les fonctions de précepteur auprès des enfants d'un juif aisé. Ainsi, David Drach, de 1807 à 1810, éduqua les enfants de Mayer Sée, à Ribeauvillé ; puis de 1810 à 1812, ceux d'Abraham Javal aîné, beau-frère du précédent, à Colmar. Après la paix de Tilsitt, il rédige à la gloire de l'Empereur une ode en hébreu et en français, qui est récitée en grande pompe à la Synagogue de Ribeauvillé ; elle fut même publiée par la "Feuille hebdomadaire de la préfecture de Colmar". Sa science était si vaste que le grand rabbin de Wintzenheim, de passage à Ribeauvillé, lui accorde le titre de haver, réservé en général aux hommes mariés. S'étant exercé à contrefaire la myopie, il évita le service militaire. C'était chose courante à l'époque : chacun se souvient des récits d'Erckmann-Chatrian. Jusqu'à présent, sa vie s'est déroulée comme celle de tous les apprentis rabbins d'Europe occidentale, comme se déroulera celle de son compatriote, Alexandre Weill, comme celle de milliers d'autres jeunes gens juifs.

Mais, en 1813, il décide de se rendre à Paris. Son père tâche en vain de l'en dissuader. Sur les jeunes israélites enfin sortis du ghetto devant qui s'ouvre la vie nationale de la France, Paris exerce une trop forte attirance. Drach obtient un emploi de secrétaire auprès du Consistoire Central, et en même temps, le préceptorat des enfants de Baruch Weil (1). Le jeune rabbin n'est pas seulement versé dans les  sciences juives mais, ayant appris tout seul en Alsace le latin et le grec et ayant obtenu par la suite un diplôme de la Faculté des Lettres de Paris et de l'Ecole normale de cette ville, il enseigne les langues classiques à l'Institut des langues étrangères. Aussi des horizons brillants s'ouvrent devant lui : il est l'avenir de ce rabbinat français, encore inorganisé, qui cherche à gagner sa place dans la vie publique de la France.

Le grand rabbin adjoint de France, Emmanuel Deutz lui donne en mariage, en 1817, sa fille Sara. Le 23 avril 1819, il est; choisi pour diriger l'Ecole Consistoriale israélite de Paris avec un traitement de 1500 francs par an, et cet établissement, où régnait jusqu'alors le désordre, se perfectionne à vue d'œil sous son égide, tant du point de vue de la discipline que de la pédagogie. Si le Consistoire lui refuse, faute d'argent, en janvier 1823, de publier un abrégé d'histoire juive qu'il a composé, il s'est néanmoins fait connaître, et fait connaître en haut lieu, par d'autres ouvrages.

Père de trois enfants, deux filles de quatre et trois ans, et un garçon de seize mois, il est promis au prochain poste vacant de grand rabbin.

Comme un coup de tonnerre, éclate le jeudi saint de l'année 1823, la nouvelle de sa conversion au catholicisme, que le Consistoire apprend par sa lettre de démission. La veille, son dernier-né a été baptisé à Saint-Jean-Saint-François. Le jour même, il a solennellement abjuré le judaïsme entre les mains de l'archevêque de Paris Mgr. de Quelen, Le samedi suivant, il est porté lui-même sur les fonts baptismaux, avec ses deux filles, selon un cérémonial approuvé par le doyen de la Faculté de Théologie, l'abbé Fontanel.

Lui-même a essayé par la suite de prouver dans ses œuvres autobiographiques que de nombreux moments de sa vie avaient dû faire présager une telle issue. Il aurait fait connaissance avec le christianisme dès sa première jeunesse, dans la maison de ses parents, grâce à un domestique catholique lorrain, qui était au service du propriétaire, Ses études latines et grecques, entreprises contre le gré de son père, auraient été commandées par son intérêt pour les choses chrétiennes. En 1803 à Ribeauvillé, le maire lui avait prêté un Catéchisme, et lui avait même ménagé une entrevue avec le curé. D'autre part, ses recherches scientifiques, principalement sur la Version des Septante, lui avaient fait croire que le texte traditionnel du Pentateuque était falsifié, et il avait reconstitué une version "authentique" en retraduisant en hébreu la traduction araméenne d'Onkelos qui, comme on sait, présente quelques variantes exégétiques d'avec l'original. Ce travail, approuvé par le grand orientaliste Antoine-Isaac-Sylvestre de Sacy et présenté par lui à Corbière, ministre de l'Intérieur (Sancti Pentateuche textus hebraicus quem Alexandrinae versionis LXX auctores secuti sunt) lui valut de vifs reproches du premier grand rabbin de France, le  "chevalier" (entendez : de la Légion d'honneur) Abraham de Cologna, qui lui enjoignit "en hébreu, en italien et en français" d'abandonner ces thèses hérétiques.

Enfin, à l'époque où il était employé chez Baruch Weil, il était entré en relations avec des voisins de celui-ci, Louis Mertian, sa femme, née Adèle Gossellin, et son frère Bernard, et il avait même donné des leçons aux enfants de cette famille. Ce sont eux qui furent les intermédiaires entre le jeune rabbin et les autorités catholiques pour préparer la conversion, Il s'était ouvert à eux dès janvier 1823 et, au moment de son baptême, il remplaça son prénom de David par ceux de Paul-Louis-Bernard, les deux derniers en l'honneur de ses parrains, le premier sans doute pour marquer la parenté de sa vocation avec celle de l'apôtre des Gentils.

Il est difficile de se replacer à la période de la Restauration pour juger sereinement cette sensationnelle apostasie, d'autant plus que, si Drach allègue une inspiration spirituelle de caractère divin, les Juifs contemporains (et nombre de Chrétiens) n'ont pu voir dans son acte que le signe d'une cupidité sordide ou au moins d'une effrénée ambition. La Morgenstunde de Tubingue, en avril, publiait qu'il avait reçu 80.000 francs pour se convertir. On invoquait la promesse de postes grassement rétribués, comme professeur d'hébreu ou comme bibliothécaire (2).

En fait, les actions des hommes sont rarement; toutes blanches ou toutes noires ; et si l'étude du personnage de David Drach nous le montre d'assez mauvais caractère, l'intelligence et une certaine hauteur de vues ne peuvent lui être contestées. Dans le rapprochement de deux dates, je verrais un net témoignage en faveur de l'explication que j'entends proposer : c'est en janvier 1823 que le Consistoire refuse d'imprimer, faute de fonds, son Manuel d'histoire ; c'est le même mois qu'il annonce à ses amis Mertian son intention d'abjurer la foi juive. Non qu'une rebuffade de ce genre ait pu par elle-même l'amener à changer de camp, mais il a pu y voir le signe d'une étroitesse de vues correspondant à la pauvreté des moyens.

Et, il faut le dire en historien, la société juive de cette époque, jetée sur la scène française, comme un poussin encore barbouillé qui vient de briser sa coquille, n'était guère adaptée pour l'instant au rôle qu'on lui offrait. (…) Un jeune homme cultivé, de sentiments délicats, pouvait, à la suite de la décision négative des autorités juives, se reposer une foule de questions qui avaient déjà effleuré sa pensée, et décider que, tout bien considéré, ii n'y avait pas plus d'avenir moral que matériel, dans un judaïsme si recroquevillé. En face de cela, il voyait la religion d'Etat, dans l'honneur et dans la gloire, soutenue par le gouvernement et par les philosophes, sous cette dernière auréole que lui donna une Restauration qui croyait rétabli l'Ancien régime. Est-il possible de le condamner sans indulgence pour n'avoir pas senti qu'il vivait dans une crise de l'existence de son peuple, crise qui faisait saillir des faiblesses dues à des siècles de persécution et de réclusion, et qu'il est glorieux seulement dans de telles circonstances, d'œuvrer au sein de sa communauté natale pour l'aider à surmonter les difficultés du moment et à reprendre son rang parmi les civilisations fécondes ?

Faut-il voir aussi un motif possible de sa conversion dans la mort, en 1823, de Mme Deutz mère (avant ou après ?). Cette femme qui, d'après le fanatique Morel lui-même était
"la tendresse maternelle personnifiée" pouvait avoir amorti les contacts entre son gendre et son mari qui, paraît-il, craignait de voir dans le savant Drach un rival à sa dignité grand rabbinique.

Il est sans doute encore plus délicat de se faire une opinion sur les événements qui suivirent la conversion de Drach. En dehors de son propre témoignage, nous avons là-dessus d'autres .récits, mais: aucun d'eux n'offre la moindre garantie d'impartialité, au contraire : ce sont les brochures de Simon Deutz et d'Ignace-Xavier Morel, de son vrai nom Gumpel Moutsich (3).

Sa famille, ses parents "presque octogénaires", son beau-père, le grand rabbin Deutz, "qui l'aimait comme un fils", "son épouse chérie, tendrement attachée" sont abasourdis par cette catastrophe. Encore que les apostasies soient devenues nombreuses depuis le retour de la monarchie (4), la perte d'une personnalité de la valeur de David Drach, et le bruit qui est fait autour de cette conversion par une presse cléricale toute-puissante trop heureuse de cette aubaine, a de quoi frapper d'hébétude une communauté qui considère encore (rares sont ceux qui s'écartent de ce point de vue, ou bien c'est qu'ils sont déjà sur le seuil de l'Église) le christianisme comme une idolâtrie criminelle et tout chrétien comme un tueur de juifs. Quand Drach revint de 1'Eglise, il trouva chez lui, au 3 de la rue du Singe, raconte Morel, sa femme et son beau-père qui, tombant dans les bras l'un de l'autre, se mirent à fondre en larmes. Ce qui leur était le plus insupportable, c'est qu'il ait fait baptiser avec lui les trois enfants à qui il avait donné les noms de Clarisse, Rosine et Auguste : il est bien évident que, dans la France de ce temps, aucun recours n'était possible contre un père qui décidait de faire chrétiens ses rejetons. Il annonça à Sara sa résolution de confier leur éducation à une institution chrétienne. D'après ce qu'il en rapporte lui-même (Harmonie... p. 74-75), elle n'aurait manifesté aucune opposition à ce projet, mais demandé seulement, avant d'en être séparée, de passer quelques jours avec eux chez son père. N'en ayant plus de nouvelles, il va se renseigner chez son beau-père, et apprend que son épouse et ses enfants ont disparu. Toutes ses supplications, toutes ses menaces se heurtent au mutisme de sa belle-famille. "Un jour surtout, vaincu par la douleur de ne recevoir aucune réponse à la demande qu'il était allé renouveler avec insistance chez son beau-père si aucun de ses enfants n'avait eu à souffrir de quelque accident si commun dans les voyages précipités, il tomba dans un état difficile à décrire. Le vieux père de Sara le regarda avec le flegme de l'indifférence, étendu par terre et livré à de violentes convulsions (5).

Il porte plainte à la police (6). Le père Deutz, convoqué devant le juge d'instruction, montre une lettre qu'il a reçue de sa fille, datée de Berlin (7). Drach suppose en effet que Sara s'est, rendue dans son pays natal et pour, la retrouver va s'installer à Mayence où, pendant dix mois, il s'épuise à la rechercher. Par quel artifice espère-t-il l'attirer ? Il semble bien qu'il ait au moins laissé croire à sa rétractation, si le démenti de Morel peut être accepté quant à la pénitence publique à la Synagogue (8).

Le secret est pourtant bien gardé, et ce n'est que par l'indiscrétion d'un personnage douteux qu'il apprend que Sara vit à Londres, 81 Leman Street, dans une chambre à un seul lit, sous le nom d'Elizabeth Goldsmith. Il part alors pour l'Angleterre, le 15 août 1824, et à Londres aussi, il se fait passer pour revenu au judaïsme. Il prend lui-même une chambre au rez-de-chaussée de la même maison et attend le moment propice. Enfin, le 7 novembre, après s'être entendu avec l'ambassade de France et avoir fait des prières avec le prince de Hohenlohe, connu comme thaumaturge, il accompagne ses enfants et leur bonne au Tower Hill en promenade. La princesse Mazzinghi, dans une chaise de poste, les attend. Les deux petites filles et le garçonnet sont enlevés et conduits, avec leur père, à la côte, où un bateau va lever l'ancre. Clarisse et Rosine sont confiées à Notre-Dame de la Charité du Bon Pasteur d'Angers : après quelque résistance, elles se feront si bien à leur nouvelle vie qu'elles prendront l'une et l'autre le voile, tandis que leur frère Paul-Auguste deviendra un ecclésiastique et un excellent exégète (9).

Pourquoi Drach passa-t-il un an et demi à récupérer ses enfants ? Le sentiment paternel est-il suffisant pour expliquer cet acharnement ? Je ne le pense pas. L'apostat voulait manifester au monde la sincérité de sa conversion - ou peut-être exigeait-on de lui qu'il la manifestât ainsi ? Lui seul converti, c'est un accident. Son rameau subsiste sur l'arbre d'Israël. Une famille entière arrachée au judaïsme, c'est un événement d'une autre portée, surtout quand cette famille apparaît à la fois particulièrement douée et plantée en plein cœur de la communauté israélite. Quelles promesses ne devaient-elles pas se faire les autorités ecclésiastiques d'un exemple comme celui-là, et il est très croyable que leurs fonds de propagande aidèrent Drach à réaliser ses plans.

L'épisode de Londres est assez difficile à débrouiller. Quelles furent les relations des époux Drach ? Niant l'accusation de Simon Deutz selon laquelle il aurait abandonné Sara enceinte, David Drach semble vouloir insinuer qu'il ne s'est pas conduit en mari vis-à-vis d'elle. Les affaires d'argent sont encore plus compliquées : le mari affirme que, même de Mayence, il avait envoyé deux cents francs à sa femme, dont il ignorait l'adresse, par l'intermédiaire du grand rabbin Deutz. Au contraire, le frère de Sara affirme que c'est lui qui entretenait la famille Drach, faisant étudier les enfants "dans l'une des premières institutions de Londres". Cela semble pure vantardise, surtout qu'on ne connaît à Simon Deutz à cette époque aucune source claire de revenus. Drach, selon son apologiste Morel, achète pour sa femme du mobilier, renouvelle sa garde-robe, lui apporte même une chaîne d'or avec fermoir garni de diamants. Ses adversaires prétendent qu'au moment de l'enlèvement il est parti avec l'argent du ménage et les bijoux de Sara. Non, répond le partisan de Drach, il avait laissé une somme pour sa femme, mais elle devait lui être versée contre remise des vêtements et des papiers de David ; et elle refusa de les rendre.

Il paraît ressortir de tout cela que si Sara peut avoir été mesquine - une fille d'Israël de ce temps ne recevait pas d'éducation, ou peu s'en faut (10) - son mari a dû jouer avec elle un jeu qui n'était pas franc. Il s'agissait de la faire tomber dans un filet dont elle était infiniment trop simple pour distinguer les mailles. Si son entêtement de femme juive résista à toutes les manœuvres (désirait-on tellement qu'elle suivît son mari et l'encombrât dans sa nouvelle ère ?), les enfants ne pouvaient y échapper.

Comme nous l'avons vu, Drach obtient la suppléance d'une chaire d'hébreu, à la Faculté de Théologie, et s'occupe de la bibliothèque de la Faculté, avant d'être chargé de celle du futur Henri V. Il poursuit alors ses travaux exégétiques et dirige, en particulier, la publication en 27 volumes de la cinquième édition de la Bible de l'abbé Henri-François de Vence en ajoutant de nombreuses notes apologétiques. Le1er  juin 1832, il est nommé bibliothécaire de la Congrégation de la Propagande, à Rome. C'est bien le théâtre qui lui convient. Il a l'occasion de se perfectionner en théologie aux côtés du père Perrone, dont il corrige  et annote le traité de cette matière, La théologie de Billuart lui doit aussi quelque collaboration. D'autre part, il écrit constamment de petites pièces de vers hébraïques, en l'honneur du Saint Père ou des hauts dignitaires de l'Eglise qui sont imprimées avec traduction française, par les soins de la Congrégation.

Et surtout il poursuit une œuvre de propagande religieuse directement adressée à ses anciens coreligionnaires. Dans ces ouvrages, il se montre polémiste avisé, écrivain accompli mais, malgré les efforts qu'il fait pour manifester que la grâce catholique l'a fait toute bonté, il y apparaît fielleux et perfide. Il s'efforce de démontrer que les déclarations du grand Sanhédrin n'étaient pas sincères, car les Juifs n'entendent pas se fondre dans la nation et en accepter les progrès et les devoirs (11).

Ces progrès et ces devoirs, il les entend dans un seul sens, celui de la religion chrétienne. Il n'a que sarcasmes pour ces "Israélites" qui, cessant d'être juifs, ne sont pas devenus chrétiens. Si l'un d'entre eux a quelque indulgence pour le protestantisme, qui apparaît, alors comme le cadre d'une plus large liberté de pensée, c'est un esprit dangereusement subversif. Sa science juive lui permet de mettre en relief, selon la tradition ininterrompue des antisémites, les passages extravagants et parfois obscènes du Talmud. Mais ce n'est pas seulement sur la décadence de la pensée juive qu'il joue, et sur son incapacité à prendre position en face des problèmes .du traditionalisme. Les motifs les plus vils de la polémique anti-juive ne répugnent pas à sa plume (12).

En 1842, Drach donne sa démission et la Propagande l'accepte le 9 avril. Il va devenir le collaborateur du fameux vulgarisateur, l'abbé Jean-Paul Migne, pour tout ce qui touche aux études hébraïques. Il avait déjà donné une Méthode, le Plus Philohebracus ; il refond Gesenius sous forme du Catholicum lexicon hebraïcum et chaldaïcum auquel il ajoute une Brevis et perspicua institutio linguae chaldaïcae. Il publie le texte syriaque de deux lettres de saint Clément, un sermon de saint Alexandre (Patrologie grecque, I, XVIII), et les Hexaples d'Origène (Bible en six versions) d'après Montfaucon.

Notons également quelques ouvrages de polémique scientifique que Drach écrivit en diverses occasions :

  1. L'inscription hébraïque du titre de la Sainte Croix restituée, et l'heure du crucifiement de Notre Seigneur Jésus-Christ, déterminée. Deux dissertations en forme de lettres… Seconde édition - Rome, F. Bourlié, 1831, In-8°, 47 p., 1 pl.
  2. Du Divorce dans la Synagogue... -  Rome, impr. du Collège urbain, 1840, In-8°, XXIV - 248 p.
  3. Les six jours génésiaques. Discours pour la réunion du Cercle catholique du 13 juillet 1842... Paris, imp. de Bailly, 1842. in-4°, 12 p. (Extrait de l'Université catholique, Cahier de septembre 1842. La conférence ne fut pas prononcée à la suite de l'accident qui coûta, ce jour-là, la vie au duc d'Orléans).
  4. La Cabale des Hébreux vengée de la fausse imputation de panthéisme par le simple exposé de sa doctrine d'après les livres cabalistiques qui font autorité... Rome, impr. de la Propagande, 1864, In-8°, 72 p., pièces limin. (Dirigée surtout contre le philosophe Adolphe Frank, membre du Consistoire central.)
    Rééditée avec note bibliographique de Paul Vulliaud en 1933, à Paris, (Bibliothèque Chaconna).

En outre, il avait en manuscrit une traduction annotée du texte éthiopien du livre d'Hénoch ; un  Dictionnaire des paraboles comparées aux Midrachim aurait été brûlé dans l'incendie de Migne (d'après Vulliaud) et, en 1855, il avait commencé une Chrestomathie rabbinique (Cf., préface du Plus Philohebraeus). C'est à ce moment également qu'il condense ses Lettres d'un rabbin converti sous la forme de l'Harmonie entre l'Eglise et la Synagogue (Paris, 1849). Leur succès, en effet, avait été considérable elles avaient été traduites par des catéchumènes dont elles avaient provoqué la conversion, en allemand, par Luitpold Baumblatt de Frankenthal, en Bavière ; en italien, par le R. P. Baudani, O.P.

Il devait mourir, en janvier 1865, à Rome.

Cette longue vie avait été mouvementée à souhait, ambitieuse et comblée, tapageuse et impressionnante. Drach eut-il un jour des doutes sur la légitimité de l'acte décisif de son existence ? Il ne semble guère. Mais les temps n'y étaient pas propices, pauvres de nous !

Simon Deutz

Nous avons vu Emmanuel Deutz, grand rabbin de France, dans ses rapports avec son gendre. Il n'est encore ici que personnage épisodique. Dans l'éducation de son fils, son rôle ou, si l'on veut, sa responsabilité, est beaucoup plus importante. La plupart des détails que nous allons donner sur la vie de famille des Deutz proviennent d'un témoignage aussi peu serein et désintéressé que possible, celui de Morel déjà cité. Mais celui-ci se donne avec vraisemblance comme familier de la maison et beaucoup de ses récits navrants ont une couleur de vérité. Un grand nombre de faits peuvent être corroborés par les allusions faites par la littérature et la presse juives, qui ne se sont guère étendues sur ce sujet. Enfin, l'histoire même de ce fils est si édifiante qu'il serait peu plausible que celui-ci n'ait vu dans sa maison natale que des exemples d'une énergique vertu et d'une simple droiture.

Emmanuel Deutz était rabbin de Coblence quand il fut nommé membre du Sanhédrin en 1807. C'est dans cette ville qu'était né, en 1802, son fils Simon. En 1809, il est nommé adjoint au grand rabbin de France et n'obtiendra la dignité suprême du judaïsme français qu'à la suite de la démission d'Abraham Cologna, qui préféra accepter la charge de la grande communauté de Trieste (1826) à la suite aussi de la disparition des autres grands rabbins, Sauveur (Yehochoua Bension) ; Sègre, mort en 1809, et David-Joseph Sinzheim, mort en 1812. Il savait très mal le français, ce qui ne gênait pas ses relations avec ses ouailles, habituées à se servir du judéo-allemand, mais lui faisait faire piètre figure en face des autorités. Son allemand lui-même n'était guère correct. Quant à sa personnalité, s'il devait être versé dans le Talmud, sans quoi il n'eût pas été choisi pour des fonctions si importantes, il n'était visiblement pas fait pour mener le judaïsme français à travers la crise de l'émancipation. Nulle trace de son activité ne subsiste, et l'on est alors disposé à accueillir les accusations de Morel comme quoi "il passait son temps dans une indolente oisiveté".

Les aventures postérieures de son fils rendent également plausible qu'il n'ait pas donné à l'éducation de ses enfants tout le soin nécessaire : est-il vrai qu'il ait été condamné à soixante francs d'amende parce que ses gamins avaient aspergé d'eau par  les fenêtres les passants de sa rue ? Cela peut arriver, certes. Mais ne devrait pas arriver au grand rabbin de France. Faut-il croire que Simon, "comme il ne pouvait lire commodément au logis, car la maison de son père était plus bruyante qu'un moulin, s'établissait sur une borne..." où "absorbé dans sa lecture, il restait des journées entières, oubliant d'aller prendre ses repas" ? Comme je l'ai déjà dit, le ressentiment passionné de l'ex-Gumpel-Lévy contre ses ex-coreligionnaires peut avoir enjolivé les détails, mais l'atmosphère générale qu'il rapporte parait objectivement tout à fait vraisemblable.

Donc, le jeune Simon, après une enfance aussi négligée, est envoyé à l'Ecole talmudique de Winzenheim, près de Colmar, puis à celle de Metz, le futur Séminaire rabbinique. L'expérience n'est pas heureuse. Le jeune homme aime nourrir son imagination de lectures aventureuses, mais non se livrer à une étude assidue. Revenu à Paris, il est envoyé comme apprenti chez l'imprimeur du Consistoire, Setier, rue du Croissant. Pas de succès. Il travaille un temps chez Didot mais n'y peut pas rester non plus. Craignant les foudres de son père, n'ose pas rentrer chez lui, mais jouit de l'hospitalité du couple Drach, et même sa sœur, Mme Drach, le réconcilie avec le Grand rabbin Deutz.

Au moment où Drach se convertit au christianisme, le vendredi saint 1823, il paraît que son beau-frère voulut à toute force l'accompagner à l'Eglise. Cela ne s'accorde guère avec le fait, rapporté autre part, qu'il fut parmi ceux qui brisèrent à coups de pierre les carreaux de l'apostat, et le menacèrent jusque dans sa maison. Mais les palinodies ne sont jamais rares dans l'histoire, et principalement ce faible caractère nous en donnera maints exemples.

Toujours est-il qu'en 1827 il se rend à Rome où se trouve déjà David-Paul Drach, et en février 1828 il est baptisé par le père Orioli des Cordeliers, ayant pour marraine une princesse romaine et pour parrain le baron Mortier, premier secrétaire de l'ambassade de France (13).

Le pape lui accorde tire pension de 25 piastres et un logement au Collège des Jésuites, et il jouit de la protection particulière du cardinal Capellari, le futur Grégoire XVI. Le jeune homme, en effet, fait excellente impression. Il est intelligent et sait se faire briller, malgré son peu de culture et sa paresse ; il a de l'entregent, de l'ambition, de la fierté. Quant à son apparence physique, la voici "C'est un homme d'une taille moyenne. Son teint est basané. Ses cheveux sont noirs et crépus. Ses yeux vifs, mais petits et enfoncés. Il a la bouche grande et les lèvres très épaisses". Il est myope, porte lunettes et il a de très belles mains.

Simon Deutz voudrait être nommé au poste vacant de directeur de l'Imprimerie pontifie-ale. Il ne peut l'obtenir (14). Il cherche aussi, à ce qu'il prétend, à défendre auprès du pape la cause de l'émancipation de ses frères juifs  encore enfermés dans le ghetto de cette métropole du christianisme. Est-ce l'irritation que cause cette démarche ? Est-ce l'abus qu'il fait de l'hospitalité du Saint-Siège ? Est-ce la mort du bienveillant Léon XII remplacé par le plus sévère Pie VIII en 1829 ? Ou bien ses chagrins d'amour, s'étant vu préférer un rustaud par la demoiselle Elisa S..., qu'il avait comblée de bienfaits ? En 1830, il reçoit un cadeau de 300 piastres pour aller s'installer aux Etats-Unis, où il annonce son intention de fonder une imprimerie catholique. Parti avec des objets de piété de pacotille, il s'arrête à Marseille, en juillet 1830, puis traverse l'Atlantique.

Son entreprise primitive s'avère difficilement viable. Les Jésuites lui offrent d'enseigner le français chez eux, mais lui refusent des capitaux pour son imprimerie. Il n'accepte pas le poste et, finalement, ayant appris la mort de Pie VIII et l'avènement au trône de saint Pierre de son protecteur le cardinal Capellari sous le nom de Grégoire XVI, il obtient, paraît-il, 1500 livres des Sulpiciens pour payer son retour en Europe.

C'est à la fin de l'année 1831 qu'il arrive à Londres. Entré en contact, grâce à l'abbé de La Porte, aumônier de la Chapelle des Emigrés, avec les milieux légitimistes, il est chargé d'accompagner à Genève Mme et Mlle de Bourmont, la femme et la fille du maréchal fidèle à la branche aînée. Il se rend ensuite en Italie. A Turin, il tombe malade et il est recueilli par les Jésuites au Collège des Nobles. Là aussi, en février 1832, Deutz fréquente les émigrés français, en particulier le fameux mathématicien Cauchy, qui est un fervent de la Cour de Massa, où trône Madame, Caroline-Fernande-Louise de Bourbon, duchesse de Berry (15), veuve du second fils de Charles X, assassiné par Louvel en 1821, mère de l'enfant du Miracle, le futur comte de Chambord, elle s'est substituée au vieux roi et au couple trop rigide du duc et de la duchesse d'Angoulême, pour revendiquer avec dynamisme la couronne que son fils doit porter après son grand-père et son oncle. A Rome, assure Deutz dans son mémoire justificatif, le pape lui-même lui parla en faveur des Bourbons. Drach, après l'avoir dissuadé de venir à Rome, veut lui procurer un poste de professeur de français au couvent du Mont-Cassin. Mais, ayant appris qu'il envisageait de partir faire du commerce dans la péninsule ibérique, Mme de Bourmont lui écrit de passer d'abord par Massa pour se rendre utile à la bonne cause.

Voici notre homme auprès de la princesse en exil ; son apparence plaide pour lui et on le charge de diverses missions auprès de Don Miguel, roi du Portugal, à qui il doit proposer d'épouser Mademoiselle, de la reine d'Espagne et de l'infante Luisa-Carlotta, sœurs de Madame. En particulier, il doit demander des hommes et des armes pour la rébellion contre Louis-Philippe. Notre homme, prête serment et s'embarque mais, à peine arrivé à Barcelone, il apprend que la duchesse a pénétré en France, le 9 avril 1832, par Marseille. Et c'est alors le soulèvement de la Vendée, et la princesse insaisissable au milieu d'une population qui lui est fidèle jusqu'à la dévotion. Le régime orléaniste s'inquiète.

Le 1er  juin, M. de Montalivet, ministre de l'Intérieur, reçoit une lettre du baron. Hyacinthe de Gonzague. C'est le nom de baptême de Simon Deutz. Celui-ci, entraîné malgré lui dans un réseau d'intrigues, a constaté que les menées légitimistes risquent de provoquer une terrible guerre civile qu'il désire épargner à la France, en se mettant à la disposition du gouvernement pour dépister l'instigatrice du mouvement. La lettre reste sans réponse, une deuxième également. Notre Deutz se rend alors à Paris et a une entrevue avec Montalivet, sans résultat décisif. Mais, quelques jours plus tard, c'est Thiers qui devient ministre de l'Intérieur et celui-ci (est-ce parce qu'il est moins scrupuleux sur les moyens à employer en politique ?) accepte sa proposition. Selon lui, il a mis trois conditions à la livraison de l'illustre rebelle : Madame ne sera en aucun cas jugée ; aucun légitimiste ne sera arrêté à cause de ses rapports avec lui ; et, s'il meurt au cours de l'opération, on l'enterrera auprès de sa mère.

Le baron Hyacinthe de Gonzague se rend donc à Nantes, en compagnie de Joly, inspecteur de police, et organise l'entreprise avec le préfet de la Loire-Inférieure, Maurice Duval. Il est facile à Deutz de contacter les milieux légitimistes. Il est plus délicat de parvenir jusqu'à la duchesse de Berry, car on se méfie du juif. Mais la princesse est moins soupçonneuse que ses partisans et il obtient une audience un jour de fin octobre, le 25, le 28 ou le 31. Hélas ! La police qui le suivait pour faire irruption au moment où il quitterait les lieux, a perdu sa trace. Et tout est à recommencer.

On lui accorde pourtant une nouvelle audience le 6 novembre, chez Mlles Duguigny. Ce jour-là, la duchesse avait reçu une lettre d'Espagne qui l'avertissait en ces termes : "On vous a vendue à Thiers pour un million". Elle en parla à Deutz en qui elle avait une confiance aveugle (c'est lui-même qui l'avoue) :
"Vous avez entendu, M. Deutz, c'est peut-être vous ?"
"C'est possible", aurait-il répondu en souriant.

Cette fois, les policiers sont à pied d'œuvre. Mais ils ont beau fouiller la maison et interroger les propriétaires, ils ne trouvent personne. On se met alors en devoir de fendre les murs pour découvrir quelque cachette. Cependant, la nuit vient. Les hommes de garde frissonnent dans la fraîcheur de l'automne. Une bonne flambée leur fera du bien. Et le bois sec se met à crépiter, quand tout à coup on entend des coups sur la plaque du fond de la cheminée. Les gendarmes s'empressent de déplacer le panneau, et ils voient sortir la duchesse de Berry, le maréchal de Bourmont et quelques autres. Ils sont restés serrés seize heures durant dans une étroite logette, avec tous les inconvénients que cela comporte, sans manger et sans boire. La robe de la princesse a commencé à brûler. Bourmont pourra s'échapper, mais la duchesse est incarcérée dans la forteresse de Blaye, près de Bordeaux. Quant au dénonciateur, on l'avait, dit-on, enfermé à la préfecture, mais la porte était mal fermée, et il courut à Paris.

Dès le 9 novembre, le signalement du traître paraît dans la presse légitimiste, pour le désigner à la vindicte publique (16). L'indignation est à son comble, surtout dans les milieux conservateurs. Le "Juif" est traîné dans toutes les boues, et c'est alors que Victor Hugo écrit : A celui qui livra une femme. Les hommes de gauche eux-mêmes blâmaient le procédé, et le grand Crémieux refusa d'assister Deutz contre ses adversaires.

L'émotion, on s'en souvient, ne se calma qu'après que la prisonnière, gardée par le général Bugeaud, eût enfanté une fille, qu'elle prétendit issue d'un mariage morganatique avec le Comte italien Lucchesi-Palli. Celui-ci l'épousa effectivement par la suite. Cependant, le « "traître"  est revenu au judaïsme. Il s'est marié à Londres avec une jeune fille juive. Et il vit de "sa fortune". Sa fin se perd dans les brouillards.

La figure n'est pas belle N'est-elle .pas pourtant caractéristique de cette détente qui s'opéra chez tant de jeunes juifs, lorsque le monde s'ouvrit à eux, et qui les lança dans l'aventure ? D'autres, plus sérieux, moins téméraires, se sont haussés dans la science, dans le commerce, dans les services publics, dans la littérature. Deutz se laissa porter par les circonstances et par son ambition et, manquant de caractère, exécuta par cupidité ou par gloriole un acte qui devait salir pour longtemps son nom...

Morel, qui avait été son ami, prétend qu'il affirmait : "je ferai fortune ou je périrai".  Drach croyait .en la sincérité des convictions légitimistes de Deutz ; comme ayant perdu la foi catholique, il osait l'avouer, il aurait aussi fait connaître sa désaffection de la cause des Bourbons. "Mais c'est l'amour de l'argent qui l'a perdu". En effet, s'il conteste avoir réclamé de l'argent, il n'affirme nulle part n'en avoir pas reçu, et ses adversaires citent des chiffres qui vont jusqu'à 500.000 francs,

Il donne lui-même dans son plaidoyer une autre version, mais elle est invraisemblable. Dès le début, il serait venu à Rome avec la fourbe intention, de s'initier aux "mystères" odieux du christianisme, et aussi pour se venger "d'un misérable qui avait trahi. la confiance de sa sœur. Mais rien dans son attitude n'est conforme à de tels desseins.

Quant aux récits selon lesquels la trahison de Nantes serait l'épilogue d'un roman - la manifestation d'un dépit amoureux -  rien ne nous permet de croire malgré tout que le petit juif allemand ait pu lever les yeux sur une princesse, qui, si l'événement le prouva, elle n'était nullement inaccessible, ne devait pas se donner à n'importe qui. Si ce sentiment joua un certain rôle, c'est peut-être dans les ruminations de Simon Deutz, mais je n'imagine pas qu'il ait, pu en être question à haute voix, entre deux personnages de cette histoire.

Deutz affirme enfin que, dans toutes ses actions, seul l'intérêt de la démocratie le guida : cette raison n'est pas plus plausible que les autres, encore que, dans ses débats intérieurs, peut-être cet argument ait aussi quelquefois jouée:

Somme toute, Simon Deutz a livré la duchesse de Berry, à la suite d'une série complexe d'événements, où les faiblesses et les boursouflures de son caractère lui ont fait ruiner une entreprise où son air avenant et sa bonne volonté l'avaient fait pénétrer.

Or, combien de ces aspects sont liés à sa condition de juif, de juif brusquement émancipé du début du 19ème siècle ! Déjà nous l'avons montré pour son beau-frère. Drach, et il est certain que de nombreux traits de la carrière de Deutz sont calqués sur celle de Drach ou déterminés par elle. Drach et Deutz représentent l'un et l'autre sous des dehors différents, mais frappants, le déséquilibre de certains juifs après l'accomplissement de la Révolution française.

Paul KLEIN.

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