LES WITTERSHEIM, UNE FAMILLE D'IMPRIMEURS-EDITEURS
par pascal faustini


introduction

Les communautés juives du nord-est de la France sont à l’origine de plusieurs grands noms de l’édition dès le 19ème siècle : tout le monde connaît les frères Michel et surtout Calmann Lévy, natifs de Phalsbourg, ou Fernand Nathan, descendant de marchands de chevaux de la région messine. Il y en eut bien d’autres, et la ville de Metz, siège d’une imprimerie hébraïque depuis 1764, vit converger entre la Révolution et 1870 de nombreux talents qui formèrent une véritable dynastie en nouant des liens de mariage entre eux. Nous nous arrêterons ici plus particulièrement sur la famille Wittersheim, originaire du village du même nom proche de Haguenau (Bas-Rhin).

une exception royale : l’imprimerie hébraïque de metz

La première imprimerie en France uniquement consacrée aux livres hébraïques est créée à Metz en 1764 par Moïse May. Le ghetto de Metz comptait alors plus de deux mille habitants et une école rabbinique réputée ; pourtant tous les livres nécessaires à l'étude devaient être importés, en général de Francfort.

Moïse May n'a pas de diplôme d'imprimeur mais, soutenu par le grand rabbin de Metz Samuel Hellman, il rachète le fond d'un imprimeur de Rödelheim (faubourg de Francfort), Moïse Lévy, et commence la composition d'ouvrages à Metz, aidé par cet imprimeur et son contremaître. Pour ne pas augmenter le nombre d'imprimeurs autorisés à exercer à Metz (fixé à deux) et nuire à cette corporation, le Parlement de Metz tolère l'activité de Moïse May à condition que les livres soient composés dans le quartier juif puis tirés chez un imprimeur breveté, en l'occurrence chez Joseph Antoine. En neuf années, Moïse May publie en tout dix-sept titres, essentiellement des rituels de prières, des commentaires du Talmud, une grammaire, un calendrier, une haggadah et trois volumes du Talmud de Babylone.

En état de faillite, Moïse May interrompt ses publications en 1773 ; son gendre Goudchaux Spire-Lévy, cherche à rétablir l'imprimerie ; il obtient une licence à son nom le 14 juin 1775 et installe les ateliers à l'intérieur du ghetto. Entre 1775 et 1789, Goudchaux publie vingt-huit ouvrages : des calendriers, des rituels de prières, un Talmud, des commentaires talmudiques. Les événements révolutionnaires bouleversent la donne et, faute de commandes, l'imprimerie familiale ferme en 1794.

les imprimeurs messins de 1813 à 1870 : une dynastie

En 1813, Ephraïm Hadamard, natif de Metz, obtient de l'administration impériale un brevet d'imprimeur ; il rachète les locaux et le matériel vétuste de l'imprimerie Spire-Lévy, et fait venir de Francfort un choix de nouveaux caractères hébraïques. A côté des livres à caractère religieux traditionnellement publiés par ses prédécesseurs, il développe une librairie pédagogique : un catéchisme du culte judaïque, des traités de lecture et de grammaire hébraïques, un dictionnaire hébreu-français, des manuels d’instruction religieuse et morale à l'usage de la jeunesse.

En 1830, il suspend ses activités pour raison de santé et s'installe à Paris, où son fils Amédée sera également imprimeur ; lui succède à Metz son associé Prosper Wittersheim, puis en 1838 le gendre de celui-ci : Joseph Mayer Samuel, un petit-cousin des Spire-Lévy. L'atelier messin forme à l'époque de nombreux apprentis dont beaucoup iront faire carrière dans les imprimeries parisiennes. Des livres scolaires continuent à être publiés, notamment les Exercices élémentaires sur la langue hébraïque à l'usage des écoles israélites de France (1842).

Samuel Wittersheim
grand rabbin du Consistoire de Metz
L'imprimerie passe à un autre petit-cousin à la fois des Spire-Lévy et de Joseph Mayer Samuel : Gerson Lévy, lequel a de plus épousé la sœur de Prosper Wittersheim ; on peut dire que l'imprimerie hébraïque messine est une vaste affaire de famille ! Gerson Lévy (1784-1864) est professeur de littérature et de langues orientales ; il s'associe son gendre Moïse Alcan et publie ses ouvrages sous l'appellation "Librairie Gerson Lévy et Alcan", établissement qui devient simplement par la suite "Librairie Alcan".

L'imprimerie de Félix Alcan (1841-1925, fils de Moïse Alcan) est située rue Ambroise Thomas à l'emplacement de l'actuelle librairie Hisler-Even. Entré en 1862 à l’École Normale Supérieure où il noue de solides amitiés, surtout parmi les littéraires alors que lui-même avait intégré dans une section scientifique, il commence à se constituer un solide réseau, qu’il va utiliser à partir de 1870 quand à l'arrivée des Prussiens, Félix Alcan transfère son activité à Paris.

On voit ainsi se dessiner dans le monde de l’édition française à la fin du 19ème siècle une sorte de partage des territoires entre les trois grands éditeurs : Hachette pour le primaire, Colin pour le secondaire et Alcan pour le supérieur. Ce messin descendant des Wittersheim est l'un des fondateurs des Presses Universitaires de France.

les wittersheim : origines alsaciennes et installation à metz

L’ancêtre de cette famille, Raphaël s’établit au village de Wittersheim semble-t-il au début du 18ème siècle, avec ses deux fils Samuel et Aron. Le fait que les premières alliances matrimoniales soient nouées avec des familles originaires de Worms et le choix des prénoms nous incitent à penser que ceux que l’on allait désormais nommer "les Wittersheim" sont eux aussi venus de Worms et appartiennent à la famille Ballin, où les prénoms Samuel et Aron sont typiques. Sans entrer dans les détails, nous dirons que la lignée de Samuel (vers 1695-1750/1759) se divise en trois branches dont nous suivrons ici celles de Raphaël et de Seligman.

Seligman (vers 1730-1779) épouse à Metz en 1759 Fromette, fille de Moïse Blien, un riche banquier et négociant, préposé général des Juifs d’Alsace, qui a démarré sa carrière à Mutzig, puis a mené d’excellentes affaires dans tout le nord de l’Alsace et le comté de Sarrebrück (prenant des parts dans les forges locales) avant de s’établir sur ses vieux jours à Metz. Seligman, lui-même banquier et syndic des Juifs de Metz, a de nombreux enfants, dont l’aîné Samuel (1760-1831), commerçant puis membre du Sanhédrin de Napoléon en 1808, devient grand-rabbin de Metz et de la Moselle en 1820 ; d’une érudition indiscutable, Samuel publie un traité sur le calendrier (Imré Bina) et il est l’un des artisans de la création de l’école rabbinique de Metz. De ses deux mariages, Samuel laisse une nombreuse postérité, dont nous citerons ici Aron, dit Arnould (1797-1871), qui contrairement à ses frères engagés dans le négoce, choisit la carrière d’imprimeur.

Raphaël (1727-avant 1802), commerçant marié en 1750, est recensé en 1784 comme préposé des Juifs de Wittersheim, une communauté qui compte alors trente familles, représentant cent soixante-trois personnes ; pendant la Révolution, il ouvre une bijouterie à Strasbourg. Son fils aîné Seligman dit Sigismond (1756-1811) est négociant à Strasbourg ; il est le père notamment de Samuel Prosper et Clémentine, dont la destinée entre dans notre propos.

Caricature représentant Alfred Wittersheim :
"M. Wittersheim, acquéreur du Moniteur, par GILL"

arnould et alfred wittersheim, imprimeurs à paris

Aron, dit Arnould Wittersheim, né à Metz en 1797, quitte rapidement sa région natale pour tenter sa chance à Paris ; il y épouse au début des années 1820 une jeune fille de famille non-juive, Joséphine Buffet, rompant ainsi avec son père, le grand-rabbin Samuel, et le reste de sa famille. Nous perdons de vue Arnould pendant les premières années de son existence parisienne ; trois enfants naissent de son mariage : Alfred en 1825, Edmond en 1830 et Estelle en 1834.
Dans son numéro du 30 juin 1838 le Journal de la Librairie publie la liste officielle des quatre-vingts imprimeurs parisiens en activité dont Arnould Wittersheim au n°8 de la rue Montmorency. Alfred succède à son père Arnould en 1856, lequel est qualifié par la presse à sa mort en 1871 de "l’un des doyens des imprimeurs parisiens". Alfred achète l’immeuble complet du 8 rue Montmorency en 1860 ; la même année, l’annuaire des notables commerçants de la ville de Paris le présente comme un imprimeur spécialisé dans les travaux administratifs.

Nous le retrouvons à l’âge mûr en tant qu’imprimeur du Journal Officiel. Ce périodique est le descendant de la Gazette de France, qui dès Louis XV avait le monopole de l’information politique ; sous la Révolution, on y ajoute les comptes-rendus des débats de l’Assemblée. Sous le titre Le Moniteur universel, ce journal devint l’organe officiel des gouvernements successifs de la France à partir de l’an VIII (1800) ; les débats, comme les actes du pouvoir, étaient retranscrits fidèlement et sans commentaires grâce à la sténographie, tandis qu’une seconde partie, plus "classique", était consacrée à des rubriques littéraires, scientifiques et artistiques. Il devient le Journal officiel de la République Française en 1848 puis Journal Officiel de l’Empire Français en 1852. En 1869, après un conflit entre la direction du journal et Napoléon III, le ministre d’Etat Rouher remplace cette publication par une création de son ministère : le Journal Officiel ; un décret du 5 novembre 1870 lui donne le monopole de la publication des actes législatifs et réglementaires, tandis que Le Moniteur universel disparaît. Or c’est Alfred Wittersheim qui est chargé par Rouher de créer le Journal Officiel en tant qu’organe officiel du gouvernement … !

Alfred continue à imprimer le Journal Officiel après la chute de Napoléon III, mais par une loi du 28 décembre 1880, l’Etat décide de faire l’acquisition des locaux et de l’ensemble du matériel de l’imprimerie Wittersheim, devenue l’une des plus importantes de Paris. Voici le texte des articles 1 et 2 de cette loi : "Le ministre de l'intérieur et des cultes est autorisé à acquérir de la Société anonyme Alfred Wittersheim et Cie, moyennant le prix de un million sept cent mille francs :
1° L'immeuble que cette Société possède, quai Voltaire, n° 31, à Paris, et qui sert actuellement à l'impression et à la publication des journaux officiels,
2° L'outillage, le matériel et le mobilier administratif actuellement affectés au service de ces journaux.
Il est ouvert au ministre de l'intérieur et des cultes, sur le budget 1880, un crédit extraordinaire de un million sept cent cinquante mille francs destiné à : 1° payer le montant en principal de ladite acquisition ; 2° payer les frais de timbre et de purge des hypothèques, ainsi que les intérêts du prix d'achat jusqu'à complet versement ; 3° pourvoir aux frais de réfection partielle du matériel d'imprimerie contenu dans ledit immeuble.
Ce crédit fera l'objet d'un chapitre spécial qui portera le n° 45 et sera intitulé : Rachat de l'immeuble, de l'outillage et du matériel de la société anonyme du Journal Officiel".

Alfred meurt l’année suivante, le 12 août 1881 ; ses deux fils Louis et André quittent le monde de l’imprimerie et entament une carrière d’industriels.

prosper et clémentine wittersheim, leurs descendants à metz et paris

Prosper (1781-1838) épouse Fanny Hirsch en 1810 à Metz, ville où naissent plusieurs de leurs enfants. En 1824, la Société Académique de Strasbourg propose un concours doté de prix, relatif à l’histoire des Israélites d’Alsace ; Prosper s’y inscrit et présente l’année suivante un mémoire qui obtient la seconde place, mémoire qu’il décide de publier à Metz chez Hadamard (dont il vient de devenir l’associé) sous le titre Mémoire sur les moyens de hâter la régénération des Israélites de l’Alsace.
Encouragé par ce succès, Prosper publie d’autres ouvrages de sa plume aux mêmes presses ; citons : Aurélia et Valérius, épisode de la dictature de Sylla, an de Rome 669 à 673 (en 1827) et Esquisses morales ou préceptes mis en action (ouvrage destiné à développer les sentiments naissants des adolescents des deux sexes) (en 1829), ce dernier titre devenant rapidement un classique parmi les ouvrages d’éducation. Prosper obtient son brevet d’imprimeur le 30 avril 1830 en remplacement d’Ephraim Hadamard, à qui il succède dans son imprimerie messine ; malheureusement des soucis de santé l’obligent à céder son affaire dès 1837 et il se retire à Strasbourg où il décède en 1838.

Joseph Mayer Samuel, qui a épousé en 1836 Bertile Mélanie, la fille de Prosper, succède à son beau-père ; Eugène Sigismond, frère de Bertile, est employé comme typographe et décède à Metz en 1852. Le fils de Bertile et Joseph, Prosper Mayer sera lui aussi imprimeur. Mais la succession messine à la tête de l’imprimerie passe rapidement à Gerson Lévy, qui est l’époux de Clémentine Wittersheim (1786-1834) ; Joseph Mayer ouvre son imprimerie au n°4 de la rue de la Haye.

Gerson Lévy, né à Metz en 1784, fils et frère de libraire, est un érudit qui a l’étoffe d’un homme de lettres. Après de brillantes études, il s’installe à Francfort où il enseigne le français et l’hébreu ; de retour à Metz en 1814, il tient une librairie au n°1 de la rue des Jardins, tandis qu’il commence à publier ses propres écrits, parmi lesquels un Mémoire sur la littérature allemande (en 1823). En outre, Gerson enseigne à l’école rabbinique et il est membre de l’Académie Royale de Metz où il effectue régulièrement des communications. Signalons qu’Aron Lévy (1821-1900), neveu de Gerson, fonde à Paris la Librairie centrale des Beaux-Arts, rachetée en 1910 sous le nom des éditions Massin.

Brevet d'imprimeur de Prosper Wittersheim
Dès 1840, Gerson associe son gendre Moïse Alcan et la raison sociale de l’établissement devient "Gerson Lévy et Alcan". Gerson meurt en 1864 et Moïse en 1869 : Félix-Mardochée dit Félix prend alors les rênes de l’affaire familiale. Celui-ci, né à Metz en 1841, a suivi les cours de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris, où il s’est constitué un réseau d’amis tels qu’Ernest Lavisse, Gabriel Lippmann ou Gabriel Monod. Félix est nommé en même temps que Lavisse professeur au lycée à Nancy ; il y enseigne peu d’années puisque le décès de son père le contraint à rentrer à Metz pour seconder sa mère à la librairie, sise désormais rue de la Cathédrale.

Survient la guerre de 1870 : ils subissent tous deux le siège de la ville et optent tardivement pour la France, réussissant à vendre le fonds à des Luxembourgeois, les frères Even. La librairie Hisler-Even est toujours implantée au même endroit aujourd’hui à Metz. A Paris, Félix devient l’associé de Gustave-Germer Baillière et l’on passe de la librairie traditionnelle à un établissement tenu par un universitaire reconverti dans l’édition. L’aventure messine se continue ainsi à Paris, où Félix Alcan deviendra après la première guerre l’un des co-fondateurs des Presses Universitaires de France.

conclusion

En parcourant cet article, nos lecteurs auront bien compris que des passerelles existaient au 19ème siècle entre les différents métiers du livre. On trouve souvent un libraire à l’origine d’une maison d’édition : en effet, il connaît mieux que personne les lacunes de la production éditoriale de son époque ; Louis Hachette, qui démarra son activité de libraire en 1826, remarqua que l’on manquait de manuels et de dictionnaires, rendus nécessaires par le développement de l’enseignement, et il décida rapidement d’en éditer. D’autres éditeurs sont venus de l’imprimerie, et à l’heure actuelle on pourrait citer Berger-Levrault ou l’Imprimerie Nationale qui toutes deux conservent un département édition à côté de leur activité d’impression. Enfin parmi les nouveaux éditeurs figuraient des auteurs désireux de publier leur travail, ainsi Pierre Larousse, enseignant à l’origine, dont l’oeuvre capitale fut le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle.

Mais petit à petit ces trois métiers (libraire, imprimeur et éditeur) vont se différencier. Les lois de Guizot, Falloux et Jules Ferry font considérablement augmenter le nombre d’élèves et d’étudiants, et par suite le nombre de lecteurs adultes croît lui aussi notablement. La librairie, autrefois commerce d’érudition, se diversifie, parfois se spécialise, et touche de nouveaux publics ; une nouvelle fonction de renseignement et d’aide au lecteur apparaît. De son côté, l’imprimerie devient un métier industriel ; à part le livre, d’autres produits (presse, affiches, etc) prennent une part financière de plus en plus importante et amènent certains imprimeurs à se concentrer sur certains types de produits, tels Arnould et Alfred Wittersheim avec le Journal Officiel.

Le 19ème siècle, parfois surnommé "le grand siècle de l’édition" a surtout été un siècle de profondes mutations.

Avant les grandes lois sur la scolarisation puis l’éducation obligatoire promulguées au 19ème siècle, les Juifs bénéficiaient déjà d’un système scolaire efficace par le biais de leurs instituteurs et des rabbins : une grande partie d’entre eux savait lire et écrire. Profitant de la liberté de circulation sur l’ensemble du territoire et de l’accès désormais libre à tous les métiers, droits acquis sous la Révolution Française, les Juifs vont être nombreux à fréquenter les universités et grandes écoles parisiennes, et à se tourner vers les métiers du livre.

Les Wittersheim, descendants de rabbins et de notables au 18ème siècle, constituent un exemple de famille dont des membres vont sur plusieurs générations accompagner cet essor du livre et de la diffusion du savoir au 19ème siècle.

© A . S . I . J . A .