TALUYERS
Extrait de Souviens-toi d'Amalek pp. 47-65.

La ferme de Taluyers

A partir de l'été 1941 jusqu'à la fin de 1942, Chameau dirigera la ferme-école de Taluyers, située près de Lyon, où il s'installera avec sa famille.

Les débuts

Il faut beaucoup d’inconscience ou beaucoup d’optimisme pour entreprendre la remise en état de cette ferme. Les terres, abandonnces, sont envahies par les mauvaises herbes ; beaucoup d’arbres fruitiers - les pêchers et des poiriers - sont morts faute d’avoir été taillés pendant des années ; la vigne est, pour ainsi dire, bonne à arracher; les pâturages plus que maigres.

L’état des terres n’est rien en comparaison de celui des bâtiments: ils sont pratiquement en ruines; aucune porte ne ferme; les vitres sont cassées; le crépi de murs est lépreux ; de-ci, de-là, on aperçoit des traces de peinture; pas d’eau courante; une pompe à main dans la cour se désamorce à tout bout de champ. Les voisins affirment que l'eau est "bonne". Visiblement, ils n’ont pas la typhoïde...

Notre" ferme" est l'aile d'un grand bâtiment qui a connu des jours meilleurs. La légende locale raconte que, "dans le temps", c’était un couvent. Sa partie centrale est, en effet, surmontée d’une tour massive et basse. L’escalier menant à l’unique étage, puis au grenier, passe devant un tout petit réduit où est aménagée l’installation indispensable à toute fin de digestion; c’est une caisse comportant une ouverture ronde que l’on peut obturer par un couvercle; le tout relié par un tuyau de gros diamètre à une fosse souterraine immense. Nous reparlerons de cette fosse.

Dans la cour, une buanderie et un grand chaudron en fonte. Tous les vendredis après-midi, on le remplira d’eau, chauffée à point, et toute l’équipe fera sa toilette dans ce sauna primitif.

Comme dans chaque ferme de cette région, une grande cave avec ses cuves et ses tonneaux attend les produits du pressoir qui trône dans la grange. Il reste dans cette grange la dernière récolte de foin et de paille. L’état des fourrages est plutôt douteux, car la pluie a pénétré par le toit défectueux. La grange, séparée du corps du bâtiment, se trouve face au portail donnant accès à la cour intérieure. Avant d’arriver dans cette cour, à droite, une étable primitive prévue pour quatre bêtes.

Tout cela n’occupe qu’une aile. Un autre bâtiment est mitoyen avec la cour et l’étable; apparemment, c’est la ferme du couvent. Elle est habitée et exploitée par la famille Martinière. Malgré tous nos efforts, nos rapports ne dépasseront jamais le stade d’une méfiance passive.
Les locataires de l’aile symétrique à la nôtre, par contre, ne nous sont pas hostiles: les Michaud, un vieux couple d’ouvriers agricoles très frustes.

La propriétaire de cette aile du bâtiment, Mademoiselle Chol, est une vieille fille qui a certainement connu des temps meilleurs, mais ces jours sont loin.., loin... Mademoiselle Chol est très polie. La raison en est simple: dès notre arrivée à Taluyers, nous louerons chez elle des chambres et, au rez-de-chaussée, une petite salle pour servir de dortoir aux garçons. Plus tard, nous lui louerons également un potager-verger complètement abandonné.
(…)
En pente, et au-dessous de notre aile du bâtiment, se trouve également un ancien potager avec, au beau milieu, une mare rectangulaire entourée d’un muret. Cette mare, à l’eau toujours un peu trouble, s’appelle dans le patois du pays une "boutasse"; presque chaque potager en possède une. Le journal mural du groupe s’appellera "La Boutasse".

L’Équipe

Il serait fastidieux d'insister sur chaque caractère. Le hasard a réuni les membres de l’équipe de Taluyers dont l’origine hétéroclite, les destins divers, sont caractéristiques de cette époque pourtant peu faite pour l’épanouissement d’une collectivité. La réussite de l’expérience acquise pendant ces trois années de vie commune en a fait une période très riche, sinon la plus riche de mon existence.

Un premier groupe s’installe en février 1941. Ma femme, Michel, Ruthi et moi, en attendant l’aménagement des "ruines", nous nous installons provisoirement chez les voisins Martinière; une chambre relativement propre et une cuisine suffisent tout juste à l’équipe du début.
A part David Rosenberg, qui prendra en main la partie agricole, un homme providentiel nous rejoindra des le debut : Ignatz Bisen. Bison, comme nous l’appelions, est d’origine autrichienne. Il se révélera bricoleur de génie: il a des mains en or.

Il faut d’abord rendre le bâtiment habitable. Tout est à faire. Et Bison fait tout. Je le vois encore donnant ses instructions, dans un français aux intonations viennoises, aux apprentis maçons, aux apprentis menuisiers. Si les travaux sont délicats, il y met lui-même la main.
Bison est en plus un excellent conseiller. Il a l’expérience des hommes et des choses; il est plus âgé que moi et, malgré sa petite stature, il a de l’ascendant sur les plus âgés. Il n’est pas impossible que Bison ait été d’extrême-gauche dans sa patrie : son aversion pour tout ce qui est religieux semble en témoigner.

Ni David, ni Bison ne sont à même de jouer un rôle dans le domaine juif. Providentiellement, celui que nous appellerons bientôt "le Rebbe" (le rabbin) vient très tôt se joindre à nous. D’origine anversoise, il s’est vu fermer les portes du Séminaire Rabbinique de France.
Max Bernblut est l’homme qu’il faut pour créer l’atmosphère qu’il faut. Issu d’une famille de "‘hassidim", élève d’un lycée juif, hébraïsant très au courant de tout ce qui touche au Talmud, le Rebbe deviendra tout naturellement notre moniteur de Judaïsme. Il fait des exposés magistraux ; le Shabath, il commente le passage hebdomadaire du Pentateuque.

Ceux qui ont des responsabilités particulières ne se distinguent des autres que par ces responsabilités. Tout le monde met la main au travail. De même pour les cours et les loisirs, la musique en particulier, l’équipe fait corps d’une façon admirable. Nous sommes une grande famille très unie. Je suis encore lié à ces filles et à ces garçons par une affection et une amitié de frères d’armes.

Le groupe de filles, envoyé par Andrée Salomon, est trop petit par rapport au groupe des garçons, ce qui les cantonne dans les travaux ménagers alors qu’elles voudraient bien travailler également dans les champs. Du fait de leur petit nombre, chacun ne trouvant pas sa chacune, certaines tensions naissent entre garçons.

Deux adultes de vingt-sept ans, à la personnalité déjà affirmée, ne peuvent rejoindre dans la discussion et l’étude, des adolescents de quatorze ans. Ce n’est heureusement que des cas extrêmes, l’âge moyen de l’équipe tournant autour de dix-huit ans.

Les difficultés dues aux différences entre les niveaux d’instruction sont plus malaisées à surmonter. Nous avons des instructeurs que presque tous peuvent suivre. Un des plus jeunes, n’ayant pas la maturité requise pour assimiler tous les cours, est aujourd’hui rabbin aux États-Unis. Tel autre, venu de Mulhouse, recevra à Taluyers les premières notions qui feront de lui un des spécialistes de l’élevage des bovins en Israël.

Bien entendu, il y aura des cas d’incompatibilité. L’esprit de l'équipe s’est précisé et ne convient pas à n’importe qui. Les uns redoutent le travail physique. Pour d’autres, nous sommes trop - ou pas assez - religieux, et d’autres, encore, citadins dans l’âme, ne peuvent vivre loin d’une ville et de son confort.

Je pense aussi à ces deux garçons espérant trouver chez nous plus d'agressivité contre l’occupant. L’un d’eux trouvera, semble-t-il, ce qu'il cherche, puisqu’il me proposera l’achat d’un canon anti-char de 25 millimètres quand je le rencontre dans une rue de Lyon... Le second trouvera également sa voie. Il reviendra en 1944 dans les rangs de l’Armée de Libération.
(...)
S’il n’y a pas de problèmes majeurs malgré la diversité des personnalités et des origines, il y aura des dissonances comme dans toute collectivité.

Après quelques mois, les fonctions des aînés dans l’équipe se sont affirmées. J’ai fait mon adjoint du Rebbe, élève de l’École Rabbinique, ancien chef de mouvement de jeunesse à Anvers. Si je ne l’avais pas choisi, il se serait imposé par son expérience et par sa connaissance des jeunes.
Nos caractères sont très différents. Il est aussi souple dans la discussion que je suis abrupt et partisan de "discipline-discipline". Dois-je dire que la sympathie de l’équipe ira à celui qui accepte la discussion et qui écoute ses doléances? Si mes souvenirs sont exacts, il y a des contestations à propos d’un après-midi libre que réclame l’équipe. Le Rebbe considère avant tout le plaisir des jeunes ; par contre, après une période prolongée de pluie qui interdit l’accès aux champs, l’urgence d’un certain nombre de travaux s’impose.
Il s’ensuit une discussion pour le moins animée. C’est Shabbath après-midi, dans la salle commune. Nous sommes assis autour de la table et chacun défend sa thèse. Le Rebbe se tait, mais il a préparé son monde et jouit visiblement de son agressivité. Lorsque nous sommes, les uns et les autres, à bout d’arguments, il se lève et commence son plaidoyer par une phrase qui m’assommera et qui, aujourd’hui encore, me laisse sans voix "Chameau, tu es vieux !" (en effet, j’avais 34 ans...).

Dans la mesure du possible, je n’impose pas une discipline trop sévère et fais prendre les décisions par l’équipe. D’autre part, la vie en collectivité et la situation imposent une certaine limitation des libertés individuelles pas toujours bien acceptée.

Le danger beaucoup plus grand dans les villes et dans les trains me fait toujours hésiter à autoriser des absences trop fréquentes des jeunes. A Taluyers, nous sommes sous la protection de la gendarmerie et tenus informés par la Sixième, le Mouvement des Jeunesses Sionistes, l’OSE, le Consistoire qui, tous, ont leur service de renseignements.
Il est difficile de faire admettre cette discipline-là à des jeunes dont les parents sont presque à portée de main, en particulier à Lyon, et il arrive que, prise de mauvaise humeur, l’équipe se rebiffe.

La vie de tous les jours

Le ravitaillement

Chameau à Taluyers
Après quelques mois, le groupe compte une vingtaine de bouches à nourrir, sans oublier Ruthi (6 ans) et Michel (4 ans). Il est alors bien difficile, pour ne pas dire impossible, de se ravitailler normalement, les aliments de base étant sévèrement rationnés.

Les terres de la ferme, remises en état, pourraient faire vivre trois adultes et quelques enfants, c’est-à-dire une famille. Ce n’est pas avec quelques dizaines de kilogrammes de pêches et de poires qu’on nourrit une famille.., de vingt membres. Les jeunes sont en pleine croissance. De plus, ils travaillent très dur physiquement. (Il n’y a ni tracteurs, ni motoculteurs).
A notre grande déception, nous ne pouvons absolument pas compter sur l’aide des habitants du village de Taluyers, tous cultivateurs à de rares exceptions près; au point que, lorsque nous abandonnerons la ferme après plus de trois ans, nous n’aurons jamais obtenu un oeuf, un gramme de beurre, un litre de lait, ou un kilo de pommes de terre !  

Il est bien difficile de décrire notre nourriture. Le nom de ces aliments ne se trouve dans aucun livre de cuisine. Peut-être se trouve-t-il dans les manuels d’alimentation du bétail. C’est, en gros, de la cellulose avec de l’eau, à moins que ce ne soient des vesces, dont l’odeur à elle seule donne la nausée. La choucroute, est un des rares produits non rationnés. On ne peut décemment pas s’alimenter de pain et de choucroute cuite à l’eau. Nous avons beau inventer une gastronomie nouvelle et inédite, ça ne passe pas.

Une organisation non-juive d’aide aux réfugiés, informée de notre détresse par le Dr. Joseph Weill, nous envoie un tonneau de - ni plus, ni moins - 100 kilos d’olives noires. A dater de ce jour, nous pouvons offrir de la choucroute aux olives, des vesces aux olives, des topinambours aux olives...

Le Dr. Joseph Weill est un des seuls à se préoccuper activement de notre sort. Bien sûr, il donnera la priorité aux camps d’internement où la situation alimentaire et sanitaire est beaucoup plus grave. De temps en temps, il obtient des Quakers ou des Unitarians (organisations protestantes des Etats-Unis) l’expédition d’un peu de ravitaillement : du riz, du sucre, des pâtes et... des olives noires. Pour nous, c’est un véritable miracle. Chaque fois que Fourmi m’annonce que l’économat est vide et qu’elle ne sait pas ce que l’on mangera le Shabath, nous recevons un avis de la gare disant qu’un colis doit y être retiré.

Un jour, le ravitailleur de l’OSE déniche un stock important de farine permettant la préparation de bouillies pour bébés. Sucré et visiblement à base de biscottes pilées, c’est délicieux, même préparé à l'eau.
La Bruzarine est conditionnée en boîtes et, tous les matins, deux ou trois cartons y passent. Un jour, la fille de service se trompe de boîte, prend celle qui contient la poudre à récurer les casseroles. Imagineznos têtes lorsque du sable grince entre nos dents... Pauvre cuisinière ! Que n’a-t-elle pas entendu ce jour-là ! C’est le moment d‘appliquer mes connaissances scientifiques : le poids spécifique du sable étant supérieur à celui de la poudre de biscottes, il suffit de le lisser se déposer et de décanter ensuite. Le résultat n’est pas parfait, mais notre bouillie pour bébés est avalée avec beaucoup d’appétit... il n‘y a qu’à ne pas mâcher. (…)

Formation personnelle.

Hormis le ravitaillement, Jacques (Samuel) joue encore deux rôles de premier plan dans le groupe. Il aime passionnément la musique classique et il nous communiquera son enthousiasme. Nous avons trouvé quelque part un phonographe passable pour l'époque. Jacques achète des disques au marché noir et réussit parfois à convaincre un de ses amis de nous en prêter. Bien entendu, seuls existaient alors les 78 tours. Une symphonie de Beethoven exige six à huit faces de cinq minutes chacune.
Imaginez des jeunes Juifs fatigués par un dur travail, mal nourris, sachant qu'au dehors l'antisémitisme va bon train, assis autour de Jacques et de son "phono" et écoutant de la bonne musique dans le recueillement.
Ces concerts me laisseront un souvenir de profonde émotion musicale. Elle est pour beaucoup dans mon amour de la musique que j'essaie, encore aujourd'hui, de transmettre à mon entourage.

Jacques, issu de la communauté orthodoxe de Strasbourg, est l'un des rares parmi nous à avoir reçu une excellente formation religieuse. Il connaît non seulement toutes les prescriptions relatives à la prière, mais également toutes les mélodies traditionnelles (nigounim). Il sait lire dans la Thora. Il prend tout naturellement la place du Rebbe au départ de ce dernier.

Chacun de nous a des lacunes à combler sur le plan de la culture rurale, sur le plan professionnel et sur le plan juif. Les jours chômés et les longues soirées d'hiver sont l'occasion d'étudier.
Il faut trouver des instructeurs sur place. Gérard Sachs prendra sur lui les cours d'hébreu. Le Rebbe, l'initiation au sionisme, enrichie par les publications du Centre de Documentation de Simon Lévitte.

En agriculture, nous sommes tous novices. David Rosenberg nous enseignera la pratique, mais il est incapable de lui donner des bases théoriques.
Biologiste amateur et chimiste, je donne des cours d'agronomie élémentaire et de chimie agricole, puisant l'essentiel de ma science dans notre petite bibliothèque d'ouvrages spécialisés.

Pour le Judaïsme, et en particulier pour l'enseignement de la Torah, nous faisons appel à Marc Breuer, le fils du célèbre rabbin Joseph Breuer qui transféra à temps, aux Etats-Unis la yeshiva qu'il a dirigée à Francfort.
Marc s'est réfugié à Lyon. Il y donne différents cours d'instruction religieuse. Nos liens avec cette ville nous permettront de le découvrir de l'inviter à venir régulièrement nous enseigner la Thora à Taluyers. Ses connaissances mises à notre portée seront très précieuses. Ses commentaires des sections shabatiques, dactylographiés, seront largement diffusées en Zone Sud grâce au mouvement de jeunesse  Yechouroun, et publiés après la guerre sous forme de livre : La Thora commentée (Presses du Temps Présent, 1969).
Lorsque l'équipe de Taluyers se divisera pour essaimer à la ferme de Pierre Blanche et qu'un adulte devra en prendre la direction, il en serait, à mon avis, le responsable providentiel. J'hésite longtemps à lui parler, car je ne pense pas qu'une tâche de ce genre puisse l'intéresser. Il n'a aucune expérience de la vie collective, de la vie agricole. A ma grande joie, Marc accepte d'emblée.

Shabath et Fêtes.

(…)
La fête qui me laissera l'impression la plus profonde est, sans conteste, la fête de Sim'hat-Thora 1941. Le Rebbe, encore parmi nous, nous entraînera dans un tourbillon vertigineux autour de la Thora. Ce vertige n'est pas purement physique ; personne, même parmi les plus rationalistes, ne peut se soustraire à l'attraction mystique qu'il exerce. Quant à moi, j'aurai de rares moments de lucidité lorsque le plancher de la salle à manger vibre sous nos pieds jusqu'à menacer de se rompre. Je nous imagine déjà dansant dans les cuves du cellier, quelques mètres au-dessous. Les vieilles poutres de chêne tiendront malgré cette sarabande effrénée et tiendront pareillement en 1942 et en 1943.

Notre jeûne de Yom Kipour est, bien entendu, d'un tout autre style. Jacques, en véritable shlia'h tsibour (émissaire de la communauté), dirige les fidèles de main de maître vers la reconnaissance de leurs dettes envers Dieu et envers les hommes et, de là, vers des résolutions libératrices pour l'avenir. La Fête commence dans une atmosphère de profond et sévère sérieux pour aboutir à une explosion de joie. Cette dernière se concrétise après le "dé-jeûner" par l'audition de l'Hymne à la Joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven.

Le jour du Shabath, nous nous levons plus tard que les autres jours. La prière se fait posément et, avant la lecture de la Torah, quequ'un explique la section shabatique. Petit déjeuner et déjeuner sont confondus, ce qui économise un repas. En hiver, garder des plats au chaud pose des problèmes. Bison a confectionné d'énormes marmites norvégiennes, mais la bouillie de gruau ou les haricots secs tournent souvent.
Suivant la saison, nous faisons le tour du propriétaire après le repas ou après la sieste. C'est l'occasion d'ouvrir les yeux sur le cadre de notre travail, sur la nature et, bien entendu, sur la façon dont travaillent nos voisins. Ces derniers critiquent notre "oisiveté" du samedi. Je crois qu'ils ne comprendront jamais que quelqu'un de normalement constitué puisse chômer un autre jour que le dimanche. Pour cette raison, nous n'allons pas travailler dans les champs ce jour­là. Nous ne voulons pas choquer. Nous mettons donc à profit le dimanche pour travailler à la maison et surtout pour notre instruction : cours d'hébreu, cours d'agriculture, discussions du plan de culture, etc.

La région est très belle. Vers l'est, au-delà de quelques hauteurs, on devine la vallée du Rhône. Au sud, le massif du Mont Pilat avec ses sombres forêts surmontées de chaumes (qui me rappellent les Hautes­Vosges) au nord, la cuvette de Lyon souvent couverte de fumée et de brouillard.
Le printemps est magnifique. Du jour au lendemain, les terres non cultivées se couvrent de bouquets de primevères jaune clair, très courtes sur tige. Les pêchers fleurissent en rose pourpre. En automne, les vignobles et les plantations de pêchers se colorent de teintes vives avant de perdre leurs feuilles en une nuit, lors du premier brouillard.

Le village.

Les rapports avec les voisins s'améliorent tout doucettement pour diverses raisons dont l'habitude, en premier lieu. Peu à peu, nous faisons partie du paysage. On nous invite aux cérémonies officielles. Je nous vois encore affublés de la tenue de gala fournie par le "Secours National" (1) de Vichy grâce à l'un de nos protecteurs. Toute l'équipe traverse le village pour aller s'incliner, le 11 novembre, devant le Monument aux Morts de la Guerre de 1914. Avec le plus grand sérieux, mais sans grande conviction, nous chantons "Maréchal nous voilà", l'hymne à Pétain.

Dans un village, pour avoir de bons rapports avec l'habitant, il faut entretenir des relations avec trois personnalités: le curé, le maire et l'instituteur.
Nous connaissons nécessairement l'instituteur : Ruthi et Michel sont ses élèves. Il n'est pas difficile de faire dévier la conversation vers des domaines qui nous importent plus que l'A.B.C. des enfants. Le maire est un paysan comme les autres. Nous savons que, comme les autres, il a besoin de main-d'oeuvre. Rien de plus facile que de lui envoyer une bonne équipe quand nous pouvons momentanément nous en passer. Par chance, il n'est pas "un politique ". La meilleure preuve en est qu'il est resté maire sous de Gaulle...

Quant au curé, je vais résolument bavarder avec lui de temps en temps. Il m'est difficile de savoir s'il nous est hostile. Un événement tout-à-fait imprévu nous révélera sa sympathie.
Un orphelinat catholique se trouve à l'opposé de notre ferme, à l'autre bout du village. C'est à peine si nous en connaissons l'existence. Il m'est arrivé de rencontrer chez l'épicier la soeur assurant le ravitaillement de cette institution qui porte le nom du Pape Pie X.
L'orphelinat Pie X reçoit du Secours Suisse des baraques pour acueillir un plus grand nombre de pupilles, orphelins de guerre et enfants de prisonniers. Pour l'inauguration officielle, les soeurs organisent une fête sous le patronage du Cardinal Gerlier; à notre très grande surprise, nous recevons une invitation.
La question "faut-il y aller ou faut-il s'excuser" sera débattue. Certains sont pour, d'autres contre. Finalement, nous décidons d'y aller aussi discrètement que possible.
La procession cardinalice s'avance entre deux haies de spectateurs; au premier rang, des mamans, leurs bébés dans les bras. Le Cardinal, tout de rouge vêtu, bénit les bébés, donnant aux mères sa bague à baiser.
Au moment où la procession arrive à notre hauteur nous sommes éloignés de la haie des villageois, au coin de l'un des bâtiments je vois le curé dire quelques mots au Cardinal. Il se tourne immédiatement vers nous. La foule s'écarte respectueusement et le Cardinal vient me serrer la main, disant qu'il est heureux que les Juifs participent également à la fête. J'ai Michel sur les épaules et, avant de tourner à la procession, le Cardinal caresse la joue de Michou qui ne sait plus où se fourrer, qui rougit, qui blêmit et est tout prêt d'éclater en sanglots. Le geste de sympathie du Cardinal Gerlier contribuera certainementà faire monter nos actions chez les habitants du village.

Il n'est pas rare que, manquant de main d'oeuvre, les paysans fassent appel à nous, en particulier au moment des vendanges. C'est une bonne occasion de gagner de l'argent qui malheureusement ne se présente pas tous les jours.
(…)

Notre vin.

Les vendanges de 1941 nous donneront l'idée de faire notre vin, "cachère pour Pessa'h ". L'équipement technique ne manque pas.
Notre vigne est en mauvais état, mais nombre de vignerons sont prisonniers. Nous pouvons acheter leur récolte sur pied. Notre instructeur forgeron, tout prêt à nous conseiller, dirigera les travaux.
Le pressoir, les cuves et les tonneaux sont soigneusement nettoyés. Grâce aux conseils du forgeron devenu viticulteur, tout marchera bien : foulage, pressurage, fermentation, soutirage et mise en fûts. Notre instructeur a droit à une partie de la récolte. Il reste deux ou trois petits fûts mis de côté pour notre fête.

Impossible pendant la guerre, de trouver du vin cachère. L' idée vient de proposer notre production à l'École Rabbinique repliée Clermont-Ferrand. Le Grand Rabbin Liber accepte avec empressement.
Au moment d'expédier notre tonneau, nous nous heurtons à une double législation que, bien entendu, nous ignorons : la législation du temps de paix soumet la vente du vin (et de tous les alcools) à une taxation sévère; la législation du temps de guerre oblige à déclarer les récoltes  et à demander une autorisation de vente. La SNCF refuse tout envoi de vin si on ne présente pas la preuve que les contributions directes sont réglées et l'autorisation de transport accordée.

Première opération: déclarer que notre vin est destiné à un culte religieux. Les services des Contributions nous exempteront des taxes décrétant que notre vin est... du vin de messe. Malgré toutes mes démarches, nous ne parviendrons jamais à obtenir une autorisation transport. Le temps passe et Pessa'h approche. Que faire ? L'Ecole Rabbinique compte sur notre vin - et nous comptons sur cette rentrée d'argent.
Une idée lumineuse nous vient in-extremis : le seul produit livré en tonneau et dont le transport n'est soumis à aucune réglementation est la choucroute. Il ne reste plus qu'à déguiser notre vin en choucroute. Bison et David trouvent dans notre cave un grand tonneau en mauvais état, en enlèvent le fond, y mettent le tonneau de vin calé avec la paille. A l'extérieur du tonneau, nous collons une grande étiquette "CHOUCROUTE" ; il sera expédié à Clermont sans la moindre difficulté.

Tête du Grand-Rabbin Liber lorsqu'en plein préparatifs de Pessa‘h arrive de Taluyers un énorme fût de choucroute ! Des élèves ayant assisté à la scène me raconteront bien plus tard que le Grand-Rabbin, furieux, décide de retourner notre envoi, lorsqu'un des étudiants objecte que "Chameau n'est pas idiot au point d'envoyer de la choucroute pour Pessa'h et qu'il y a quelque chose là-dessous". Finalement, ils décident d'ouvrir et découvrent l'astuce. C'est ainsi que l'Ecole Rabbinique pourra célébrer le Séder comme il se doit.

La ferme de Taluyers est liquidée en mars 1944. Après avoir réussi à la vendre, Chameau y passe seul la dernière nuit. Voici comment il conclut cette expérience ( Souviens-toi d'Amalek pp. 193-194) :

La vie dans l'équipe du groupe de Taluyers m'apporte personnellement bien des satisfactions supplémentaires. Du point de vue familial nous vivrons, Fourmi et moi, plus près de nos enfants Michel et Ruth. Ils se sont très bien intégrés dans la collectivité. Il n'y a, chez eux, ni jalousie ni frustration. Ils connaissent la joie de vivre à la campagne, et probablement ce fait influencera leur décision de choisir un cadre agricole pour leur vie d'adultes. L'atmosphère de la collectivité, et en particulier l'ambiance religieuse, compléteront d'une façon très heureuse   l'enseignement reçu à récole laïque du village.

Autre point positif : la réalisation d'une entreprise aux antipodes de mes préoccupations intellectuelles, professionnelles et sociales me prouvera que je suis capable de recommencer à zéro. Je pense aujourd'hui qu'il est très salutaire de se donner cette preuve et, si des raisons conscientes m'ont conduit au kibbouts, ce motif a joué un grand rôle.  La différence entre la décision d'aller au kibbouts et la réalisation de Taluyers est que cette dernière m'a permis de prendre conscience de l'importance du  "lekh lekha" (Va-t-en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père Gen.XII, 1). Appel de Dieu à Abraham. Cet appel à l'arrachement s'adresse, sous d'autres formes, non seulement aux Patriarches, mais à plus d'un personnage de la Bible.

Pour la première fois, j'ai mené une vie non-citadine. Aimant la nature, je pouvais m'attendre à ce que la campagne me convienne mieux que la ville. Je ne pouvais prévoir à quel point. Ajoutons que l'aptitude du scientifique à observer me sera très utile en agriculture. Ce "transfert", source de satisfaction, me permettra rapidement de passer de la fonction d'élève à celle d'enseignant.    

Sur le plan spirituel, je suis presqu'aussi ignorant. Il y aura des échanges vivifiants et révolutionnaires. L'influence du Rebbe, de Jacques Samuel, influences qui se répercuteront sur  la communauté, seront indéniables, mais elles ne seront pas seules. Les contacts fréquents avec Marc Breuer, avec Samy Klein, avec Aron Wolf, seront tout aussi décisifs.

Pour résumer en une formule lapidaire la portée de toutes ces  influences, je dirai que, jusqu'à Taluyers, j'ai été un "Juif du Chabbath". J'y deviendrai un «Juif de tous les jours". La nécessité d'une vie en communauté sera la ligne directrice de mon existence.

Pendant cette dernière nuit à la ferme, je n'aurais certes pas pu m'analyser comme je le fais maintenant Mais une chose était claire :   un chapitre de ma vie se terminait et un nouveau  "lekh lekha" m'enjoignait de recommencer à zéro.

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(1) De 1940 à la Libération, la France tout entière est un cas social : les femmes des nombreux prisonniers, les réfugiés, les chômeurs (en raison du manque de matières premières), les jeunes (le service militaire a été supprime) Une institution nationale créée par Vichy doit subvenir à tous les besoins. Naturellement, les Juifs en sont exclus. Retour au texte


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