Le Rabbin Aron WOLF
(1918 - 1944)
par André Chouraqui

(Liminaire du Sentier de rectitude de Moïse Luzzato, traduit par Aron Wolf, et publié en 1956, aux Presses Universitaires de France, collection « Sinaï »).

WolfLa pensée des patriarches, des prophètes et des poètes d'Israël l'avait séduit dès son enfance, passée à Strasbourg : très jeune, il décida de donner sa vie au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; soucieux d'authenticité, il voulut puiser à la source les connaissances qui nourrirent son âme; il vécut ainsi dans une école talmudique de Lituanie, à Mir, auprès de Maîtres qui lui transmirent l'Enseignement; à son retour il était la preuve que la formation d'un homme avait là un sens: nous voulons dire qu'elle était orientée vers la connaissance et la réalisation d'un ordre de lumière et de vie ; il ne devait jamais perdre l'empreinte de cette formation traditionnelle, dont son regard conservait la flamme et la nostalgie.

Il revint en France en 1939 pour rejoindre l'armée et connaître l'amertume de la débâcle. A l'École Rabbinique de France, où, dès avril 1941, il poursuivit ses études de théologie, puis dans les refuges de fortune et les maquis de la zone sud, sa vocation le conduisit vers les jeunes qu'il voulut aider et sauver : il avait en lui la flamme qui attire, la présence qui retient et exauce.

Il était juif ; en ce temps c'était vivre au coeur même de la tragédie: chaque jour lui apportait, par les contacts de la rue, par l'affiche, la tresse ou les ondes, une ample provision de calomnies, d'injures, de menaces. Il était beau, détaché de lui-même, et dans sa force, toujours pétillant de vive joie - celle des profondeurs - et d'esprit. Il aimait à incliner la tête, pour avouer d'une voix frémissante, et comme en dansant, au gré de la conversation, le secret de son allégresse. Le déferlement de la guerre et de la persécution ne troublait ni sa certitude, ni son équilibre, mais dans la prière, son sourire devenait soudain plus grave...

Une balle allemande l'abattit à Saint-Germain, près de Villemotier dans l'Ain, le 19 mai 1944, à l'âge de 26 ans. Il était alors l'aumônier d'une ferme-école ; des jeunes gens se préparaient là à leur vie de pionniers destinés, pour les lendemains de l'Apocalypse, à la reconquête de la Terre Sainte.
Au cours d'une mission de liaison, il fut surpris avec son groupe de jeunes gens, par un détachement de la Gestapo, conduit par des miliciens.
Par sa mort, il rejoignait les légions de combattants, de saints et de martyrs dont il se savait, dont il se voulait, l'héritier.

Ce texte est celui du sermon prononcé par le Rabbin Aaron Wolf pour Pessa'h 1944, un mois avant son assassinat...

Le 15 Nissan, au mois des épis et du printemps, nos ancêtres sont sortis de l'Egypte. Ils ont quitté la maison des esclaves. Ils ont été libérés du bagne, de ces camps de concentration qui existaient déjà. Ils ont couru vers la mer et, pour la première fois, ils ont chanté, car seules les âmes libres peuvent chanter.
Chaque année depuis lors, de génération en génération, nous revivons l'épopée antique. Depuis l'Egypte jusqu'à la Mer Rouge, nous parcourons le chemin de nos ancêtres. Nous partageons leur allégresse, nous imitons, nous "mimons" leur vie en mangeant les matsoth en célébrant le séder et en chantant comme eux, le cantique de la mer. Pessa'h est la fête du souvenir, la fête de la libération passée, le rêve d'une libération prochaine.
Pourtant, il n'y a pas que la liberté, dans notre fête de Pessa'h. La liberté, la sortie d'Egypte est le fondement, la raison historique de la fête. Mais la fête elle-même, c'est le sacrifice pascal, l'agneau que la famille ou la collectivité apportait en l'honneur de l'Eternel.
Nous avons conservé les matsoth, nous observons les lois de Pessa'h mais l'agneau pascal - l'élément essentiel de la fête -, a disparu. Il est devenu ce morceau d'os que l'on place sur le plat du séder. L'exil a dépouillé l'agneau, mais peut-être aussi lui donne-t-il tout son sens, toute son importance. La matière est une image de l'esprit, sa transposition indispensable. Ce n'était pas l'agneau que les Juifs sacrifiaient en l'honneur de l'Eternel, c'était leur propre vie, leur force, leurs biens, comme leur âme qu'ils Lui vouaient. Au-dessus du sacrifice, se place l'Esprit du Sacrifice, qui est une volonté d'abnégation, un élan vers Dieu, une prière du coeur de l'homme et l'esprit de sacrifice est un des secrets du peuple Juif.
Le repas de la nuit de Pâque - pour nos ancêtres, comme notre séder à nous - était avant tout une fête de famille. L'agneau pascal est peut-être le seul type de sacrifice qui sorte du cadre lévitique et sacerdotal. C'est un sacrifice populaire, ouvert à toutes les familles d'Israël, "on prendra un agneau pour chaque famille, un agneau pour chaque maison", dit la Thora.
Et à la table familiale, la parole est aux enfants. C'est sur eux que repose la vie d'Israël. Ce sont eux qu'il faut instruire le soir du séder. Et la nuit de Pâques, dès l'origine, fut un dialogue entre parents et fils.
Une veillée autour du sacrifice pascal, mais une veillée d'étude, de discussion, et de chants. Un de ces moments où nous sentons le flambeau de la foi passer main en main, de père en fils, de génération en génération.
Dans la tourmente actuelle, qui a emporté déjà tant de maisons, dans le foyer, où tant de fils ont disparu ou souffrent loin de leurs parents, nous menons encore une vie large. Beaucoup sont enlevés. D'autres restent.
Ceux qui restent, qui peuvent encore remercier l' Eternel de les avoir fait vivre jusqu'à ce jour, ont le devoir de rendre ce bienfait fructueux et utile. C'est le véritable esprit de sacrifice. L'entraide, le travail d'esprit, la bonne humeur, tels sont les sacrifices que nous offrons à l'Eternel en ce jour.
L'esprit de sacrifice, fait d'effacement et de joie, d'humilité et de reconnaissance, n'a pas été une notion vague ou théorique. Il existe et l'histoire d'Israël prouve sa force.
Dans l'exil, Israël a défendu sa foi et son idéal avec autant d'héroïsme qu'autrefois, quand il défendait son sol.
Ne sommes-nous pas sûrs que là-bas, dans ces nouveaux ghettos dont le silence est aussi troublant que la mort elle-même, l'héroïsme continue, malgré les privations et les souffrances ; lorsque le drame aura pris fin, et que le rideau se sera levé sur cette prison de "l'inconnu", nous verrons, nous entendrons, nous pleurerons devant la vie héroïque de nos parents et amis, de nos jeunes et de nos vieux. Nous verrons un sens à tout ce qui nous arrive si nous gardons la tête haute, l'esprit clair, la véritable confiance en Dieu.
La tempête passera, l'orage se calmera, et nous verrons encore l'éclat d'un ciel bleu qu'aucun nuage n'obscurcit. Le printemps revient avec sa douce chaleur, ses fleurs et sa verdure. "Ils ont été sauvés au mois de Nissan, ils seront sauvés au mois de Nissan."
Le printemps, le mois de Nissan, le mois des épis reviendra toujours.


Tombe du rabbin Aaron Wolf, au cimetière juif de la Mouche à Lyon.
A droite : tombe du rabbin Samuel (Samy) Klein, fusillé lui aussi.


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