"CHEZ NOUS" à VERSAILLES
par Mireille Warschawski

Mireille Warschawski a été monitrice dans une maison de l'OSE à Versailles après la guerre. Elle a bien voulu évoquer ses souvenirs pour le site du Judaïsme alsacien, et nous afourni les documents qui illustrent cet article.

Judaïsme alsacien : Comment avez-vous été recrutée ?

L'Hirondelle - Mireille Metzger (Warschawski)
se trouve au centre
Mireille Warschawski : En 1945, j'étais étudiante en lettres classiques à la Sorbonne. J'ai revu Bô Cohn qui avait été avant la guerre mon chef au Mouvement Yeshouroun de Strasbourg, et qui était devenu le directeur pédagogique de l'OSE. Il m'a demandé de me rendre pendant l'été à L'Hirondelle, une maison d'enfants religieuse située à la Mulâtière dans le Rhône, dirigée par Hélène et Nathan Samuel. Cette maison abritait une centaine d'enfants juifs âgés de 6 à 18 ans, qui avaient perdu leurs parents pendant la guerre. Mon rôle consistait à leur donner des cours de rattrapage afin qu'ils puissent entamer une année scolaire normale dès la rentrée des classes. Mais j'ai bientôt compris que ma fonction s'étendait bien au-delà et que je devais offrir une présence quasi-maternelle à ces enfants dont les parents étaient morts en déportation et qui eux-mêmes avaient dû être cachés pendant plusieurs années dans des familles adoptives.

Versailles sous la neige
J.A. : Aviez-vous une formation pédagogique préalable ?

M.W. : Pas du tout ! Je me suis formée sur le tas. J'ai exercé spontanément cette fonction d'enseignante et de monitrice, comme par instinct. Aussi, lorsque l'année suivante, Bô Cohn m'a demandé de m'installer dans la nouvelle maison d'enfants ouverte à Versailles, j'ai accepté sans hésiter.

J.A. : Pourquoi avez-vous abandonné vos études du jour au lendemain pour devenir éducatrice ?

M.W. : Je considérais encore Bô Cohn comme mon chef, celui qu'il avait été à Yechouroun, et quand le chef donnait un ordre, on ne répliquait pas. De plus, j'éprouvais fortement le désir de m'engager dans cette entreprise de sauvetage des enfants meurtris par la guerre. C'était une façon de "réparer" mon inactivité pendant la période de l'Occupation.

J.A. : Vous vous êtes donc installée à Versailles…

Félix Goldsmidt et son épouse
M.W. :  La maison "Chez nous" avait été inaugurée le premier mai 1946 dans l'immeuble où naquit Louis XVIII, une bâtisse austère, sans autre ornement qu'une menorah en boîtes de lait condensé. Elle était dirigée par Félix Goldsmidt, qui y demeurait avec son épouse et leurs cinq enfants. C'était un homme au grand cœur, moitié français moitié allemand, qui avait sauvé sa vie en sautant d'un train qui l'emmenait vers les camps de la mort. C'était aussi un homme profondément religieux, adepte du Rav Samson-Raphaël Hirsch qui était l'inspirateur du Mouvement Yechouroun auquel j'avais appartenu. En 1947, la famille est partie s'installer en Israël, et Madame Krakowski lui a succédé jusqu'en 1962, où la maison a été fermée.
Pour ma part, j'y ai résidé de 1946 à 1948, et je l'ai quittée pour me marier, après avoir campé dans les Alpes avec une partie des enfants.

J.A. : Qui étaient les jeunes accueillis dans cette maison ?

M.W. : Il s'agissait de 46 filles et garçons âgés de 16 à 18 ans, et parfois des plus jeunes, qu'on ne voulait pas séparer de leurs frères et sœurs. C'étaient des orphelins, dont les parents avaient péri en déportation. Des jeunes qui revenaient de Büchenwald faisaient également partie de cette "famille". Ils étaient élèves à l'école Maïmonide de Boulogne, et ma fonction consistait à les aider à préparer leurs devoirs le soir, et à maintenir le contact avec l'école. Mais bien entendu cela ne s'arrêtait pas là : j'étais la seule monitrice, et la personne la plus proche de ces jeunes dans l'institution. J'étais pour eux une mère de remplacement. Ils m'aimaient beaucoup car ils sentaient l'affection que j'éprouvais pour eux.
Versailles, juin 1947
Versailles
Nous avons consacré tous nos efforts à créer une ambiance familiale et chaleureuse, qui régnait particulièrement le Shabath où nous étions réunis dans une atmosphère gaie et détendue. Les pensionnaires ne se sentaient pas différents des jeunes de leur âge parce qu'ils vivaient en internat ; pour eux, c'était leur maison.
Ils vivaient tous comme des frères et sœurs, et chacun avait ses amis préférés. Ce n'était pas un mouvement de jeunesse ou une collectivité engagée, mais véritablement une grande famille.

J.A. : Ces adolescents avaient vraisemblablement connu des traumatismes profonds avant d'arriver dans la maison : l'arrachement à leur parent, le placement dans des familles inconnues, et même la déportation… L'écho de ces douleurs passées se faisait-il entendre dans la vie quotidienne ?

M.W. : Ils n'évoquaient jamais leur passé, et à cette étape de leur vie, leur douleur ne s'exprimait pas. Ils étaient entièrement tournés vers l'avenir, et se préparaient à leur vie future en étudiant avec application. D'ailleurs, un grand nombre d'entre eux ont fait des études universitaires et accédé à de belles carrières. L'ambiance de la maison les aidait à oublier le passé, elle avait une fonction réparatrice.
D'autre part, dans l'immédiat après-guerre, nous, les adultes, n'avions pas vraiment conscience de ce que ces enfants avaient vécu avant de venir chez nous. Je ne savais pas encore ce qu'avait été l'univers concentrationnaire, et je n'étais pas consciente des problèmes qu'avaient du affronter les "enfants cachés", qui ne se sont exprimés à ce sujet que bien des années plus tard.
On peut donc dire que le fait de les avoir considérés comme des jeunes "normaux" les a aidés à se sentir et à se comporter "normalement".
Extrait d'une lettre adressée à M. Warschawski par Kalman Kalikstein en 1959 :
"Chère Mireille que vous viviez,
Bonheur par vos enfants. Je voudrais beaucoup vous rendre visite à vous et à votre famille. Un jour... Votre gentillesse et votre tendre dévouement pour les enfants de Versailles éveille en moi de doux sentiments de nostalgie lorsque je pense à Versailles. Ce temps était très insouciant et heureux.
Mes salutations à vos enfants de la part de Hershel, de ma famille et de moi-même.
Au revoir ma gentille et les meilleures pensées de vos amis, Mireille.
Bien affectueusement, Votre Kalman.
A mon époque, quatre jeunes rescapés de Büchenwald se trouvaient dans la maison : trois adolescents et un enfant. J'ai dû avant tout leur enseigner le français et les guider dans leur scolarité. Trois d'entre eux, originaires de Pologne, s'étaient parfaitement intégrés au groupe. Deux frères sont partis ensuite aux Etats-Unis, et l'un d'eux, Kalman Kalikstein, est devenu là-bas un physicien de premier plan. J'ai correspondu avec lui pendant de longues années, mais malheureusement il est décédé prématurément.
Le quatrième rescapé était Elie Wiesel, qui évoque la maison de Versailles dans ses Mémoires. Il était le seul parmi eux qui manifestait une mélancolie permanente. Il avait été très choyé par ses parents avant la guerre, et ceux-ci avaient beaucoup investi dans son éducation.

Elie Wiesel à Versailles

J.A. : En quel sens peut-on dire que "Chez Nous" était une maison religieuse ?

M.W. : J'ai dis que j'avais fréquenté le Mouvement Yechouroun à Strasbourg et que je m'étais identifiée à ses idées. Il s'agissait d'un mouvement de stricte observance, fondé sur la doctrine de Rav S.R. Hirsch : Thora im Dérekh Eretz (la Thora et l'ouverture au monde). Les activités des filles et celles des garçons étaient séparées. Félix Goldsmidt, le directeur, adhérait à cette même tendance du judaïsme, mais il avait donné à la maison une ambiance plus libérale : les réunions étaient mixtes.
On pourrait la qualifier de "religieuse-nationale", proche de l'idéologie du Bné-Akiba, et d'ailleurs, de nombreux pensionnaires participaient aux réunions de ce mouvement de jeunesse. L'amour d'Eretz Israël faisait donc partie intégrante du sentiment religieux de la maison. Certains jeunes ont été recrutés par un émissaire de l'Agence Juive et ont tenté de monter en Palestine sur l'Exodus avant la création de l'Etat. Je me souviens que le jour de l'indépendance d'Israël, nous avons organisé une grande soirée dansante pour fêter l'événement.

Un grand nombre des membres de l'OSE sont montés en Israël : la famille Goldsmidt en 1947, Bô et Margot Cohn en 1950, et nous-mêmes en 1987, ainsi que plusieurs pensionnaires de la maison.

Enfants de Versailles à la Colonie d'Evian-Lausanne
Les enfants de Salonique

J'ai dû accomplir toute une évolution pour m'adapter à ce milieu qui était beaucoup plus libéral que ce que j'avais connu jusqu'alors au Yechouroun et dans ma propre famille. Mais j'en suis heureuse car cela m'a permis de devenir plus tolérante et d'acquérir une plus grande largeur de vues.
Ajoutons que certains résidents de la maison n'avaient pas reçu d'éducation juive avant leur arrivée. Par exemple, trois enfants dont la famille était originaire de Salonique et non observante. Mais cela n'a pas posé de problèmes ; au contraire, cela leur a permis de connaître et d'apprécier les valeurs du judaïsme.

"Chez Nous" à Versailles
J.A. : Que devenaient les jeunes par la suite ?

M.W. : A 18 ans, ils quittaient la maison, et ils étaient logés à plusieurs dans des appartements loués par l'OSE (distincts pour les garçons et les filles). La plupart ont étudié à l'université. J'ai gardé peu de contacts avec eux, mais je pense qu'en majorité ils ont poursuivi une existence heureuse.

J.A. : Comment considérez-vous votre expérience à Versailles avec le recul du temps ?

M.W. : J'estime que celle-ci m'a plus apporté à moi-même que ce que j'ai donné. La relation avec les jeunes m'a donné de grandes joies, et c'est ainsi que j'ai découvert ma vocation d'enseignante qui s'est poursuivie par la suite à Strasbourg : j'ai enseigné le judaïsme dans les écoles puis auprès des adultes, et je m'y suis ouverte à un judaïsme beaucoup plus large et différencié.

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