Communautés
juives d'Alsace
en Zone Sud
La Communauté de Strasbourg-Limoges
(1939-1944)
par Lazare Landau
Extrait de l'Almanach du KKL-Strasbourg 1964-1965 (avec l'aimable autorisation des éditeurs)


I.- LES HOMMES ET LES EVENEMENTS

En 1939, une dizaine de familles juives habitaient Limoges. Les unes étaient d’origine turque - les Serfati, les Abouaf - les autres venaient d’Alsace comme en témoignent les noms familiers des Goetschel et des Kahn. Ces familles n’avaient formé aucune organisation et, à la veille de la guerre, on ne relève à Limoges aucune trace d’activité communautaire. Seuls subsistent dans les noms de lieux ou de rues quelques vestiges qui attestent la présence de Juifs au Moyen Âge.

Formation du noyau de la communauté

Après la déclaration de guerre, le Rabbin Deutsch qui a passé à Colmar les fêtes de Tichri de ces temps troublés vient s’établir à Limoges en novembre 1939. Il y trouve quelques familles de réfugiés d’Alsace que la capitale limousine a attirés par ses institutions de grande ville, l’existence de larges possibilités de logement et l’éloignement de la zone de guerre. Ce groupe qui forme le noyau d’une communauté constitue un minyan dont le siège se trouve rue Manigne. Dans les locaux d’une ancienne imprimerie qui offre, à côté d’une grande salle destinée désormais à un grand office, une galerie providentielle réservée aux dames et deux salles qui serviront à l’enseignement, la nouvelle communauté prend corps. Elle s’intitule "Communauté de Strasbourg-Limoges" et vivra sous ce vocable pendant toute la guerre.

Le minyan unique pose des problèmes en raison des nuances dans la piété qui peuvent séparer les uns des autres et aussi des origines différentes des membres de cette communauté.

Le Grand Rabbin Deutsch
GR Deutsch
Le Rabbin Deutsch, partisan d’une unité que la situation exceptionnelle paraît commander, s’oppose d’abord à toute séparation. Mais lorsque les frictions se multiplient, d’une part entre fidèles de rite alsacien et tenants du rite polonais, d’autre part entre orthodoxes stricts et libéraux, une séparation est décidée en accord avec le Rabbin. Les "Polonais" et les fidèles qui représentent la tendance Etz ‘Haïm demeurent dans le local de la rue Manigne, cependant que les Juifs plus libéraux, qui sont la majorité, émigrent dans les premiers mois de 1940, rue Cruveilhier. Là, c’est un local nouveau qui les reçoit, assez spacieux pour contenir 200 à 250 personnes. Dans l’installation de ce local et l’aménagement des offices, le Dr Willy Frank joue un rôle considérable, à la fois par le temps qu’il consacre à la communauté et par ses talents d’administrateur.

Cette communauté sous sa première forme a reçu un accueil très froid des Juifs déjà installés à Limoges, singulièrement des Turcs qui craignent la naissance ou la recrudescence de l’antisémitisme en raison de l’afflux de coreligionnaires d’autres régions et de la fondation d’institutions juives qui attirent l’attention.

Début du régime de Vichy

La communauté se développe néanmoins et, en juin 1940, alors que l’armée allemande se trouve à 30 km de Limoges, les Juifs apprennent avec un immense soulagement que le gouvernement Pétain a demandé l’armistice, évitant ainsi l’occupation de la ville. Cette communauté de Limoges, où l’exode de 1940 a jeté des centaines de familles, passe néanmoins aux yeux des réfugiés pour une communauté bourgeoise et, en tous cas, pour l’une des très rares collectivités juives véritablement organisées.

Le régime de Vichy, surtout dans ses premiers mois, paraît supportable aux Juifs qui craignaient des catastrophes imminentes. Il arrive à des dignitaires du régime de rendre justice au comportement des Juifs pendant les combats et les Chantiers de Jeunesse - nouvelle forme de l’armée créée par Vichy - admettent les Juifs. A l’apaisement relatif des Juifs de Limoges fait pendant l’angoisse de ceux de Paris. Dans la capitale, les Allemands multiplient les mesures de persécution inspirées de la législation de Nuremberg. Lorsqu’en 1941 les Nazis imposent à Paris le port de l’étoile jaune, des centaines de familles pressentant de grands malheurs quittent Paris pour la zone sud et beaucoup se fixent à Limoges. Ainsi cette Communauté finit par représenter un amalgame rare de Turcs, d’Alsaciens, de Polonais, d’Allemands, qui s’efforcent pour la plupart de vivre en bonne harmonie.

Autour de Limoges, sur l’initiative du Rabbin Deutsch, se forment plus tard des Communautés satellites dont les unes, comme Saint-Jouvent, Saint-Junien et Bellac comptent des membres libres, dont les autres, comme Eymoutiers, La Braconne et aussi Bellac, sont formées par des Juifs astreints à résidence et soumis au travail forcé.

Les dirigeants communautaires

Me Edouard Bing
E. Bing
Cette communauté, improvisée dans les premiers temps et condamnée à vivre dans des circonstances extraordinairement tragiques, doit beaucoup - on pourrait presque dire doit tout - à quelques dirigeants hors de pair qu’elle a placés à sa tête. Parmi les laïcs, plusieurs Présidents se succèdent à la tête de son administration :

Messieurs Henry Bloch, Julien Wolff et Jules Bollack, tous soutenus par l’inlassable dévouement de Maître Edouard Bing.

Sans vouloir diminuer en rien le mérite de ces derniers, les Juifs de Limoges ont gardé l’impression que leur Communauté a contracté une dette plus grande envers Henry Bloch. Par son énergie, sa ténacité, son esprit d’initiative, et aussi la chaleur de son amitié, et il a fondé ou contribué à fonder de nombreuses institutions qui ont bénéficié de son soutien, même après son départ de la présidence.

Sa collaboration avec le rabbin s’est trouvée facilitée du fait que l’un et l’autre appartiennent à la même tendance religieuse : celle de la Communauté Etz ‘Haïm. C’est ici le lieu de parler du rabbin de cette Communauté de Limoges : tâche délicate si l’on songe à sa position actuelle et aussi aux relations que le signataire de ces lignes entretient avec lui. Mais ce n’est pas pour autant une raison d’y renoncer : l’auteur de cet article croit avoir donné suffisamment de preuves d’indépendance pour mériter le crédit du lecteur.

De ses souvenirs d’enfance se dégage toujours la silhouette anguleuse du Rabbin de Limoges qui apparaît partout où se fonde un foyer juif. Sa mise sévère étonne et intimide, son regard vif et perçant effraie quelquefois. Il apparaît en ce temps comme l’homme d’une piété absolue qui s’est voué, non pas à un métier, mais à la mission de guider les Juifs désorientés au cours de ces années tragiques. Sa volonté inflexible, le courage dont il fait preuve aussi bien dans ses luttes contre certains Juifs que devant la Milice ou la Gestapo, forcent le respect, même de ses adversaires. Il a fait de sa maison un centre de vie juive où l’on étudie la Torah, où l’on pratique la bienfaisance, où aboutissent aussi les réseaux clandestins de la Résistance qui cachent les enfants et mènent au combat, à l’étranger, les volontaires de la jeunesse juive. Incomparable animateur, il est véritablement l’âme de cette collectivité qui, bon gré, mal gré, se reconnaît en lui, de même qu’il s’identifie à elle.

Cette photographie a été prise dans la synagogue 18 rue Manigne à Limoges

Les persécutions

Le temps des vains espoirs et des illusions que l’on peut nourrir sur Vichy ou sur les nazis passe rapidement et, depuis 1940 jusqu’à l’automne de 1944, l’histoire de la Communauté de Limoges se confond en grande partie avec l’histoire des persécutions que ses membres doivent endurer.

Par un singulier paradoxe, les premiers Juifs qui souffrent de mesures graves prises contre eux, sont poursuivis par le gouvernement légitime et libéral de la IIIe République. Ce sont les Juifs allemands et autrichiens, assez nombreux, qui sont internés en avril 1940 comme ressortissants "ennemis", par une amère ironie du sort. Mais leurs épreuves sont de courte durée :

des personnalités juives interviennent en leur faveur, parvenant à convaincre les autorités françaises que ces malheureux réfugiés n’ont rien de commun, malgré leur nationalité, avec le Reich hitlérien. Ils sont libérés vers le 10 juin alors que l’armée allemande prépare son entrée à Paris.

Les persécutions vraiment graves sont dues, les unes au gouvernement de Vichy, les autres aux occupants nazis.

Ce sont d’abord les Juifs étrangers qui subissent la rigueur des nouveaux maîtres. Le 27 août 1942 commence une grande persécution qui frappe tous les Juifs étrangers venus en France après 1936. La police de Vichy les arrête pour les interner au camp de Nexon : des scènes déchirantes se déroulent déjà. A 4 heures du matin, des policiers viennent frapper à la porte du Rabbin Deutsch qui leur refuse l’accès de sa chambre à coucher.

Déjà des amitiés ont joué en faveur des Juifs désignés pour être les premières victimes des persécutions. L’avant-veille du 27 août, le président de la Croix-Rouge a laissé prévoir au Rabbin Deutsch l’arrestation de 800 personnes. Immédiatement, celui-ci envoie des jeunes à travers la ville, chez les familles menacées, pour les prévenir de l’imminence des rafles. Beaucoup ont pu fuir à temps ; parmi ceux qui sont arrêtés figurent bon nombre de sceptiques qui n’ont pas cru à la valeur des renseignements dont ils ont bénéficié. Cette période de la terreur vichyssoise s’achève en novembre 1942. Le 8 novembre, alors que les membres de la Communauté conduisent à sa dernière demeure Madame Camille Meyer qui laisse le souvenir d’une fine bienfaitrice, les avions à croix gammée survolent Limoges, jetant une pluie de tracts qui annoncent l’occupation par l’armée allemande de la zone dite "libre". Désormais une grande peur nouvelle s’abat sur les Juifs.

C’est en février 1943 que commencent les rafles de la Gestapo. Comme les maladies graves, elles se présentent avec des périodes d’extrême virulence et des temps de rémission. Des rafles importantes se déroulent en novembre, d’autres suivent dans les premiers mois de 1944. C’est en avril 1944 que la terreur atteint son comble. La plupart des Juifs qui ont échappé jusqu’alors aux nazis se cachent dans des conditions désastreuses et ne croient plus devoir leur salut qu’à un miracle. Pourtant, le miracle s’est déjà produit en ce sens que, malgré ces conditions catastrophiques, la Communauté continue à fonctionner à peu près normalement. Elle doit cette survie en grande partie au courage de ses dirigeants. Le Rabbin Deutsch, arrêté avec le ministre-officiant Schwarzfuchs le 9 novembre 1943, reste trois jours aux mains de la Gestapo qui les traite correctement.

Leur libération, qui surprend tous les Juifs, n’est en réalité qu’une manoeuvre pour apaiser leur inquiétude et les amener à négliger les mesures de prudence qui s’imposent. Pourtant chaque jour qui passe apporte son lot de mauvaises nouvelles, les rafles se multiplient et de nombreux Juifs passent dans la forêt la première nuit de Pessa’h 1944.

Le 8 avril 1944, le Rabbin Deutsch prononce à la synagogue de la rue Cruveilhier un sermon empreint d’une dignité tragique : il dit n’avoir plus le courage de donner de bonnes nouvelles car, de jour en jour, l’obscurité s’épaissit et Israël, dans les temps présents, est devenu véritablement l’agneau de Dieu égorgé par les nations. Le 2 mai, la Milice française opère de nombreuses arrestations qui précèdent de nouvelles rafles allemandes. Le 2 juin, le Rabbin Deutsch est arrêté à nouveau. Cette date marque un tournant dans la vie de la Communauté: la persécution atteint son paroxysme. Mais, dans la tourmente, depuis des années déjà, l’action juive fait face.


II .- L’ACTION JUIVE

Les circonstances de sa naissance ont imposé à cette Communauté de Limoges une tâche double extraordinairement complexe : d’une part, fonder et entretenir, dans des conditions très difficiles les institutions que nécessite en tous temps la vie d’une communauté, d’autre part, en raison des persécutions, créer des organismes spéciaux destinés à y faire face dans la mesure du possible.

Les institutions cultuelles

Les institutions ordinaires connaissent un essor dont le lecteur averti ne manquera pas d’être surpris. Paradoxalement, les conditions de vie exceptionnelles ont un effet bénéfique sur la masse des Juifs. La guerre, l’occupation, les persécutions, ont provoqué chez beaucoup un retour sur soi, une réflexion profonde qui les ont amenés à accorder aux valeurs religieuses une importance bien plus grande que dans les années de paix et de prospérité. Ainsi, de cette volonté de s’accrocher au Judaïsme actif on retiendra ce fait surprenant : dans une ville étroitement surveillée par la police et la milice de Vichy, sillonnée depuis novembre 1942 par les S.S. et la Gestapo, les mynianim n’ont pratiquement jamais cessé de fonctionner à l’exception de quelques jours qui ont suivi en novembre 1943 l’arrestation du Rabbin Deutsch, et de la période des grandes rafles d’avril-mai 1944. Dans des conditions aussi difficiles et aléatoires, le cours de Guemara, donné par le Rabbin chez lui, a continué jusqu’en juin 1944, alors même que la Gestapo et la Milice avaient fait à plusieurs reprises des descentes dans la maison.

Dès les premiers mois, le très actif Président Henry Bloch, avait compris ce que seraient les besoins de cette Communauté. Il avait loué le local du premier mynian rue Manigne et jeté les fondements des autres institutions absolument indispensables à la collectivité. Ainsi, Limoges vit en novembre 1939 la première boucherie "casher" de son histoire, la boucherie Buchinger ; la commune de Limoges avait bien voulu réserver aux Juifs un emplacement particulier à l’abattoir municipal. La Communauté construisit un mikveh sur la Vienne : l’installation en était très sommaire, elle n’en représentait pas moins une performance pour l’époque et Limoges resta longtemps la seule communauté de réfugiés à disposer de cette institution. Dès 1941, sous l’impulsion du Rabbin, on entreprit sur place la fabrication de matzoth; elle se déroula dans des conditions tragi-comiques qui font sourire aujourd’hui; la perte de nombreux tickets de pain valut alors au Rabbin responsable une condamnation qui lui laissait le choix entre trois semaines de prison ou 25 F d’amende. Mais jamais les Juifs de Limoges ne manquèrent de matzoth. De même, sur le plan spirituel, les Editions N. Grunewald surent assurer, sans relâche, la fourniture de livres de prières et d’étude particulièrement précieux en ce temps de pénurie.

Les institutions communautaires

Les vieillards avaient droit à la sollicitude de la communauté : sous la direction de M. Kraemer, on fonda à leur intention une maison établie au Château de Condat, dans un faubourg de Limoges.

La communauté avait demandé également à la municipalité un quartier spécial réservé aux Juifs au cimetière municipal; elle essuya un refus. Alors, par l’achat d’une concession à chacun de ses membres, elle parvint cependant à former un carré juif au cimetière.

EIF à Limoges en 1941 - en tête à gauche : Max Warschawski

L'éducation et la formation des jeunes

Il va de soi que l’éducation et la formation des jeunes tenaient particulièrement à coeur aux dirigeants : sur ce plan, une étonnante floraison d’institutions répondit aux besoins de l’heure. C’est ainsi que, dès 1942, avec l’aide du Président Léon Meiss, le Rabbin de Limoges fonda le Petit Séminaire Israélite qui tenait à la fois du lycée et de l’école talmudique, réalisant déjà la synthèse que visent les écoles juives de notre temps. Subventionné par le Consistoire central, le P.S.I.L. fut une pépinière de cadres. On pourrait citer nombre de dirigeants juifs actuels qui ont passé sur ses bancs. Les élèves de l’institution, malgré leur vocation intellectuelle, n’étaient pas absents au monde : en 1944, ils se retrouvèrent tous au Maquis, dans l’escadron juif "Marc Haguenau" qui libéra la ville de Castres. Mais le P.S.I.L. ne pouvait grouper parmi les jeunes qu’une minorité d’intellectuels : il fallait songer aussi à la masse. Ce fut l’affaire de l’O.R.T. et de l’O.S.E.

L’O.R.T., sous l’impulsion de M. Melamet, réalisa une oeuvre étonnante. Elle avait décidé de créer, dans le désarroi général qui suivit l’occupation, un îlot de paix dans cette Communauté en voie de développement numérique. Venu à Limoges avec une dose d’optimisme rare à l’époque, M. Melamet fonda une école professionnelle qui compta rapidement de nombreux élèves groupés en deux sections : couture pour les filles, ajustage pour les garçons. La direction de l’école était assurée par le Rabbin Deutsch.

Dans cette compétition pour la sauvegarde de la jeunesse, l’O.S.E., représentée par le Professeur Jacques Bloch, originaire de Pétersbourg, ne resta pas inactive. Elle fonda des institutions de valeur qui furent dotées du privilège rare de la "cacherouth".

Ainsi, l’internat du Cours Jean Pénicaud reçut une quarantaine d’enfants, élèves des lycées, le château de Montintin, dirigé par M. Grunewald, reçut également un internat, où Madame Krakowski dirigeait un pavillon strictement cacher, destiné aux enfants de famille religieuse. Dans les mêmes conditions, l’O.S.E. ouvrit une maison au Couret.

Ces institutions exigeaient beaucoup d’argent en un temps où, précisément, l’argent manquait plus que jamais chez les Juifs persécutés. L’O.S.E. et l’O.R.T. disposaient de leurs propres finances, les institutions d’accueil de réfugiés et d’internés étaient subventionnées par le Joint qui devait user de mille stratagèmes pour faire parvenir ces fonds à ceux qui les utilisaient. Le "Ministre des Finances du Joint", M. Herrmann, dut demander souvent à des particuliers d’avancer des fonds en monnaie française, pour être ensuite remboursés par le Joint en dollars. Ainsi, tant bien que mal, toutes les institutions réussirent à vivre.

l’Action Juive de Guerre et de Résistance

Robert Gamzon
R. Gamzon

Cependant, la situation - il faudrait dire la tragédie juive qui se joua alors - exigeait plus que les institutions ordinaires des communautés. Ainsi, par la force des choses, naquit l’Action Juive de Guerre et de Résistance. Dès 1940, un comité d’accueil, animé notamment par M. Gaston Kahn, se préoccupa de recevoir les réfugiés. Un bureau du Joint distribuait des fonds pour les premières institutions extraordinaires, un bureau de bienfaisance, installé rue Gaignolle, distribuait de l’argent aux pauvres.

La première cantine rituelle gratuite fut installée en 1940 sous l’impulsion de Madame Camille Meyer. Après l’exode de juin, on créa avenue Victor-Hugo et rue d’Aix, des centres d’hébergement installés dans des hangars où fonctionnaient des cuisines subventionnées par le Joint. En raison des persécutions, ces centres connurent un développement imprévu, accueillant jusqu’à 2.000 personnes.

Mais les circonstances imposèrent au Bureau du Joint d’autres tâches encore. Il était dirigé par un Comité où siégeaient aux côtés du Rabbin Deutsch, des membres dirigeants de l’U.G.I.F., tels Messieurs Domb et Spielmann qui appartenaient en même temps à l’Organisation Juive de Combat : il leur appartenait à ce titre d’orienter l’action juive vers la Résistance. A côté du combat armé, la Résistance juive menait une autre lutte : sauver les enfants des mains des Nazis. Ce fut essentiellement la tâche d’un groupe d’aînés des E.I.F. qui prit le nom de "Sixième". On ne saurait citer ici tous les noms de ceux .qui se dévouèrent à cette tâche: on se contentera de citer Edgar Lévy, fabricant de fausses cartes d’identité, Raymond Winter, qui payèrent de leur vie leur dévouement, Ivan Lévy et Colette Lévy, spécialisés dans le sauvetage des enfants, Andrée Salomon et Robert Gamzon, qui firent preuve d’un courage extraordinaire à la tête de l’organisation. Malgré cette action persistante des Juifs, nombreux tombèrent aux mains de la Milice ou de la Gestapo : on connaît assez les noms des camps sinistres de Nexon, de Gurs, d’Agde, de Rivesaltes, de Noé, pour qu’il ne soit pas nécessaire de mettre en relief la dureté de leur destin. A côté d’innombrables dévouements qui demeurent anonymes, le nom de Madame Raoul Lévy reste vivant dans la mémoire de beaucoup d’anciens internés comme celui d’une grande bienfaitrice.


Office Solennel d'actions de grâce pour la libération de Limoges au Théâtre municipal de la ville en octobre 1944. On peut identifier le ministre-officiant
M. Schwarzfuchs (debout), le rabbin Deutsch (enveloppé du talith). Assis à gauche, deux membres de la commission administrative,
M. Simon Lemmel et M. Lucien Rubin. Derrière ces messieurs se trouve la chorale.
Près de la chorale, assis, à droite du 'hazan, le président de la Communauté : M. Julien Wolff. A gauche, le monsieur de grande taille : Lucien Scheye.
Deux garçons en béret, de gauche à droite, Guy Deutsch et Ralph Bloch. A leur côté, se tenant les mains, le Dr Willy Frank.
Deuxième rangée: M. Bertrand Joseph (en partie caché par le beret de Guy Deutsch) et M. Simon Bloch (noeud papillon).
(Photographie fournie par Jean-Didier Frank).

L'année 1944

Au début de l’été de 1944, il n’y avait guère d’autre action possible que celle du Maquis. La majorité des Juifs valides et jouissant de leur liberté avaient rejoint ses rangs. Les combats qui précédèrent la libération de Limoges, le 23 août, firent alterner dans les coeurs l’angoisse et l’espoir pour aboutir enfin à la délivrance tant attendue. Un incident tragique, imprévisible, assombrit la joie de la Communauté. Malgré les efforts du Rabbin, un Juif, accusé - pour des raisons dérisoires - de collaboration économique, fut passé par les armes quelques heures après la libération. Le départ des Nazis créait une situation nouvelle : les survivants du déluge voyaient reparaître à l’horizon la perspective d’un retour à une existence humaine qui se traduirait d’abord par un retour à Strasbourg. Après leur départ, la Communauté de Limoges survécut certes et subsiste encore, mais sous une forme et avec une activité bien plus modestes.

Cette brève histoire de la Communauté Strasbourg-Limoges dont nul mieux que l’auteur ne connaît les faiblesses, n’est qu’une esquisse appelant bien des compléments et des rectifications. On l’a tentée néanmoins pour combler une lacune incompréhensible. Elle montre que dans des circonstances exceptionnelles d’abord dures, dramatiques ensuite, la vie juive a pu persister dans son cadre habituel et même dans l’observance de toutes les lois religieuses.

Que l’on cherche l’explication de ce miracle, on verra qu’en dernière analyse tout a dépendu d’un petit nombre d’hommes qui ont donné l’impulsion première, entraîné les autres et payé de leur personne lorsqu’il le fallait. Ainsi, la Communauté, cellule fondamentale de l’existence juive, repose d’abord sur la valeur de l’homme.


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