Sederzwëhl
Robert Weyl - Illustrations : Martine Weyl


Les Sederzwëhl sont très proches des mappoth brodées, tout au moins si l'on s'en tient à l'aspect technique. Le mot Zwëhl ou, selon les différents parlers alsaciens, Tswal, Tswael, et d'une manière plus précise, Handzwëhl, signifie un essuie-mains. A première vue, la Sederzwëhl serait donc un essuie-mains pour le Seder, cette veillée familiale semi-liturgique qui ouvre les deux premières journées de Pâque. On sait qu'il est d'usage au cours de cette cérémonie de faire passer aiguière, bassin et serviette pour que chaque convive puisse se laver les mains. Cette scène fut souvent illustrée par les miniaturistes. Mais si l'on examine de près l'une de ces Sederzwëhl, on doit convenir qu'il n'est guère commode de s'essuyer les mains avec une serviette surchargée de broderies de soie.

 
Dessin à la plume d'après la Haggada de Cincinnati

Lecture du Ma Nichtano - peinture sous verre de Martine Weyl

 

Deux Hagadoth (rituels du Seder) enluminées du moyen âge, celle de Cincinnati (Hebrew Union College, f° 2 v°) et celle du British Museum (Ms Add. 14762, f° 6 r°) montrent une scène de Seder où apparaît notre Zwëhl. Des personnages sont réunis autour du plat du Seder ; or ce plat est partiellement recouvert d'une longue serviette à franges. Cette serviette est étroite : elle couvre à peine la moitié du plat ; par contre, elle est très longue puisqu'elle retombe des deux côtés de la table, ce qui lui donne les dimensions approximatives de vingt à vingt-cinq centimètres de large sur une longueur d'un mètre cinquante. La serviette servait de toute évidence à couvrir les matzoth, pains azymes, conformément aux indications fournies par la Hagada elle-même. La question se pose donc : serait-elle la survivance au 18ème siècle d'un usage remontant au moyen âge et depuis lors abandonné ?

Certes, on recouvre toujours les matzoth, mais différemment. Les trois matzoth sont séparées et recouvertes par des napperons ou par des replis d'une serviette pliée en quatre, ou encore placées à l'intérieur d'un petit meuble à étages garni de rideaux. Les traditions familiales avaient un tel poids en Alsace qu'il n'était guère concevable que l'on abandonnât un usage séculaire. Rien ne nous autorise à affirmer qu'au moyen âge il était d'usage en Alsace d'étaler un Zwëhl au-dessus du plat du Seder. Trop ouvragées pour servir d'essuie-mains, trop importantes pour couvrir le plat du Seder, à quoi pouvaient bien servir les Sederzwëhl ?

Gisef ou fontaine d'appartement 19e siècle

On trouvait jadis dans la chambre d'habitation une fontaine de cuivre, d'étain ou de faïence, nommée gisef, et qui évitait de se rendre au puits dans la cour, chaque fois que l'on voulait se laver les mains. L'ablution des mains occupe dans le Shul'han Aroukh, qui règle avec minutie chaque geste de la vie du Juif, une place importante. Et, tout naturellement, une serviette de toile était suspendue à côté de la fontaine. On cachait ces serviettes inesthétiques derrière une toile de lin plus ou moins brodée servant de rideau. Les ouvrages qui traitent de l'art populaire en Alsace, en particulier celui de Georges Klein, décrivent ces "cache-serviettes". Les Sederzwëhl ne sont rien d'autre que ces rideaux de toile, au détail près qu'ils étaient réservés aux huit jours de Pessa'h.

Il existait même des "Puremzwëhl", des serviettes de Pourim. On montre au Musée de Jérusalem une telle toile brodée en provenance d'Allemagne du Sud. Dans le haut, Mardochée monté sur son cheval ; dans le bas, un décor floral à tulipes, et entre les deux la bénédiction que l'on prononce en se lavant les mains. Là encore, il s'agit d'un cache-serviettes. Qui oserait s'essuyer les mains sur une serviette brodée d'une bénédiction ?


Sederzwëhl de Durmenach 1757

Nous connaissons trois Sederzwëhl d'origine alsacienne. La plus ancienne, et peut-être la plus belle, date de 1745 et se trouve encore aujourd'hui dans une famille juive de Basse Alsace. La seconde datée de 1753 se trouve au Musée de Bâle, et proviendrait, comme la suivante de la Haute Alsace. La troisième appartient à la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine. Elle est datée de 1757, aurait été brodée à Durmenach, et se trouvait en dépôt au Musée Alsacien à Strasbourg. Ces trois Sederzwëhl ont en commun d'être visiblement inspirées des rideaux d'aron ha-qodesh, "l'armoire sainte", avec leurs lions soutenant une couronne (lions remplacés à Hochfelden par des oiseaux). Ceci tendrait à prouver que les rideaux d'aron, vers le milieu du 18ème siècle, étaient plus riches qu'on ne le croit généralement, car ceux qui sont parvenus jusqu'à nous sont généralement très simples.

Détails de la sederzwëhl de Hochfelden 1745
dessins à la plume de Martine Weyl

Les Sederzwëhl étaient brodées au nom de leur propriétaire. On y faisait figurer la date, parfois un verset comme sur celle du Musée Alsacien : "Réjouissons-nous en ce jour de la fête des matzoth", beaucoup d'éléments décoratifs : fleurs, animaux (cerfs, oiseaux), aussi quelques scènes bibliques (Adam et Eve). La sederzwëhl de Hochfelden montre un Juif dans le costume de l'époque élevant dans sa main une matza. Cette attitude nous la trouvons dans de nombreuses hagadoth enluminées, illustrant le passage : "Cette matza que nous mangeons, quelle en est la raison ?" Quant à la scène avec Adam et Eve, sans lien apparent avec l'histoire dePessa'h, nous la trouvons aussi dans des hagadoth anciennes, comme celles de Nuremberg ou de Sarajevo.

La Sederzwëhl, dont le rôle était uniquement décoratif, a disparu de nos demeures avec le gisef, la fontaine d'appartement. D'autant plus est-elle en droit d'être mise à l'honneur .

Voir aussi :

Robert Weyl, Freddy Raphaël. L'imagerie populaire juive d'Alsace. Dernières Nouvelles d'Alsace, Istra, Diffusion S.A.E.D. 1979.

 


Traditions Judaisme alsacien Pessah
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