HISTOIRE DE LA SYNAGOGUE DE BRUYÈRES
Dominique JARRASSÉ
Commissaire de l'exposition « Synagogues françaises du XIXème siècle », Musée d'Orsay, Paris 1990.

Synagogues vosgiennes

L'importance et l'originalité de la synagogue de Bruyères ne peuvent se juger qu'au regard des autres édifices de culte juifs élevés dans les Vosges durant le siècle dernier, voire de l'ensemble des synagogues françaises. Il a existé des synagogues, ou des oratoires d'une certaine importance, dans de nombreuses villes vosgiennes : Bruyères, Charmes, Épinal, Gérardmer, Lamarche, Le Thillot, Neufchâteau, Rambervillers, Raon l'Étape, Remiremont, Saint-Dié, Senones, Thaon. Or, que reste-il de ce patrimoine ? A peu près rien, hormis quelques murs et l'édifice bruyérois. Une des plus belles, celle de Remiremont, construite en style orientaliste en 1873, a disparu dernièrement. Les synagogues existantes ont été reconstruites après-guerre ; quant à Vittel, sa synagogue, créée dans le contexte particulier d'une ville d'eaux, date de 1928. Il s'avère donc que la synagogue de Bruyères, de 1903, est le seul témoin d'un judaïsme vosgien vivant et répandu dans tout le département. De plus, son intérêt architectural et les circonstances de sa construction en font un exemple primordial du patrimoine juif français que des institutions s'efforcent en ce moment de sauvegarder.

Un premier projet de synagogue à Bruyères

La Synagogue de Bruyères en 1990

Les archives départementales d'Épinal conservent un projet de synagogue intéressant, dû à un architecte d'Épinal, J. Boulay, qui témoigne du désir de posséder un vrai lieu de culte dans cette communauté.. Ce projet date de 1891 ; la communauté existait alors de fait, mais non officiellement, depuis environ 1870 ; ainsi elle naquit en partie à la suite de l'émigration de Juifs alsaciens. En 1891, le propriétaire du local servant d'oratoire refusa de renouveler le bail, force fut donc de songer à construire une synagogue, malgré la modicité des moyens à la disposition de la communauté. Elle compte en effet 64 membres, dont 17 électeurs (chiffres de 1899). Cependant, elle achète, le 20 avril 1891, une maison avec grange, située entre la place Stanislas et la rue de l'Hôpital, grevant déjà dangereusement son budget. Notons quelques erreurs de procédure qui n'arrangeront rien à une affaire mal engagée : seul le consistoire, alors à Vesoul, pouvait acquérir un bien, la communauté n'ayant pas personnalité juridique ; de plus, la communauté n'avait pas d'existence légale, elle aurait dû demander l'autorisation ministérielle d'ouvrir un lieu de culte… La situation ne sera régularisée qu'avec le décret du 16 juin 1901 autorisant la création de la synagogue et l'acquisition, via le consistoire.

La maison était destinée à être transformée en synagogue par la construction d'une façade, d'une abside et d'une tribune intérieure pour accueillir les femmes ; la réfection du toit était également nécessaire. Seule la façade eut offert un certain caractère monumental par un jeu de baies cintrées, géminées et l'application au linteau du portail des tables de la Loi, symbole par excellence au 19ème siècle du judaïsme. A l'intérieur, deux rangs de sièges de part et d'autre d'une bima centrale (estrade de lecture) eussent accueilli 34 hommes au rez-de-chaussée ; la tribune eut compté 18 places pour les femmes. L'abside circulaire eut recelé une aron-hakodech (arche sainte) de bois reprenant le motif des baies cintrées.

Sur la cour arrière se trouvait le logement de l'officiant. La maison coûtait 7000 francs et le projet d'appropriation de Boulay se montait à 10 000 francs (8200 francs pour la synagogue et 1800 francs pour le logement) malgré sa modestie ; la communauté n'avait que 2000 francs en caisse, aussi entreprit-elle de demander un secours ministériel. Elle ne pouvait y prétendre étant dans une situation irrégulière. Toutefois, grâce à la magnanimité du ministre, le projet put être soumis au ministère, accompagné d'un projet de remboursement par annuités qui parut impossible en raison de la précarité des revenus communautaires. Les plans de Boulay furent quand même présentés au Comité des Inspecteurs des édifices diocésains chargé de se prononcer sur les fonds à allouer et la validité du projet, selon la procédure habituelle ; dans sa séance du 18 novembre 1891 et sur rapport de Saladin, il proposa, (comme toujours, car il était habitué aux rêves jugés grandioses des communautés juives pauvres, mais désireuses d'élever à Dieu et devant les hommes la plus belle synagogue possible !) de réduire la dépense en remplaçant l'abside par une niche et la voûte en lattis par un plafond… On demanda à la communauté de compléter son dossier et l'affaire, hormis la légalisation de son existence et la régularisation de l'achat, en resta là jusqu'en 1902, jusqu'à l'intervention d'un mécène.

Une synagogue offerte par un banquier

Daniel Osiris

La petite communauté se débattait dans les questions administratives et financières et comprenait qu'elle n'arriverait pas à posséder sa synagogue, quand elle eut l'heur d'émouvoir un banquier parisien, Daniel Osiris Iffla. Ce personnage avait la passion du mécénat : né en 1825, ce juif bordelais venu s'enrichir à Paris, passa sa vie à subventionner des prix pour les scientifiques, les artistes ou les industriels, des monuments commémoratifs ; son acte de mécénat le plus célèbre est l'achat et la restauration de la Malmaison, qu'il offrit à l'État. Il porta au plus haut point la tsedaka, devoir de donner et d'aider très important dans le judaïsme. Sa sollicitude pour les œuvres et les communautés juives fut grande aussi : il paya la construction du temple de rite séphardi (bordelais) à Paris (1878) et de synagogues à Arcachon (1879), Vincennes (1907), Tours (1908), et Tunis. A sa mort en 1907, il légua sa fortune à l'institut Pasteur. C'est donc cet homme qui en 1902 intervint dans les affaires embrouillées des Juifs bruyérois. Une lettre de lui au préfet des Vosges est conservée où il s'engage fermement à payer la construction.

En grand seigneur, Osiris se chargea de tout. Le projet de Boulay fut abandonné au profit de celui que fournit un architecte juif parisien, Lucien Hesse, connu pour des travaux dans la communauté. Le devis de Hesse s'élevant à 15 819 francs, Osiris donna 15 000 francs et demanda à la communauté de compléter les 819 francs ! Le consistoire, siégeant dès lors à Épinal, était chargé par Osiris de suivre l'affaire et de verser l'argent au fur et à mesure des travaux.

Les autorisations ayant été obtenues en 1901, sur les instances du grand rabbin Schuhl, le crédit d'Osiris étant assuré, toutes les difficultés administratives tombèrent. Il était temps, car l'immeuble nécessitait de grosses réparations. Le Conseil départemental des bâtiments civils approuva le projet de l'architecte parisien, le 30 mai 1902 ; l'adjudication eut lieu le 31 juillet de la même année, au profit de l'entrepreneur Joseph Gibello. Sur la suite des opérations, les archives sont muettes, car Osiris et Hesse organisant tout, sans secours de l'État, la construction de la synagogue de Bruyères devenait une affaire quasiment privée.

L'inauguration, tant attendue, eut lieu le 17 septembre 1903, juste pour les grandes fêtes de Tichri ; présidée par le grand rabbin d'Épinal, elle se fit en présence de la Municipalité et de nombreux Juifs des environs. Un extrait du discours du grand rabbin nous a été conservé par des revues juives ; il y exhorte les Juifs bruyérois à rendre hommage à leur bienfaiteur :

"Je n'ai point besoin de nommer le coreligionnaire à qui vous devez votre Synagogue ; je l'aurai désigné suffisamment quand j'aurai rappelé qu'il s'intéresse à tout ce qui peut relever la patrie, la religion, l'humanité, qu'il ne recule devant aucun sacrifice pour perpétuer le souvenir de ceux qui ont illustré la France à travers les siècles, soit dans la carrière des armes, soit dans le domaine des lettres, des sciences ou de l'industrie, qu'il a voué un culte aux défenseurs de la liberté, aux nobles esprits qui ont fortifié parmi les hommes les sentiments de fraternité, que son concours empressé est assuré à la création de crèches, d'asiles, de fourneaux économiques, à toutes les œuvres qui tendent à protéger l'enfance, à améliorer le sort des prolétaires".
Il n'était sans doute pas inutile de rappeler le souvenir de cet homme dont le nom, quoiqu'en pensât le grand rabbin Schuhl, a été oublié à Bruyères. A Arcachon, le nom d'Osiris est encore honoré dans la communauté actuelle, malgré l'origine lointaine de la plupart de ses membres.

Façade de la Synagogue en 1990


Originalité de la synagogue de Bruyères

La synagogue de Lucien Hesse est originale dans son dessin ; certes, les proportions sont proches du projet de Boulay, puisque la parcelle de terrain les déterminait. L'étroitesse de la façade est compensée par un système de baies très ouvertes et ornées de vitraux. La grande arcade centrale, englobant les deux niveaux du portail et de la baie dont les meneaux dessinent des petits arcs et une étoile de David, symbole juif en passe de devenir alors prépondérant à la suite du réveil sioniste, offre un parti rare dans les synagogues le plus souvent à pignons percés d'une rose. Le souci d'éclairer au maximum l'intérieur, en l'absence d'éclairage latéral ou zénithal, peut expliquer ce choix ; cela donne une transparence à l'édifice, puisque de part et d'autre de l'aron-hakodech sont percées des fenêtres cintrées reprenant celles de la façade. En aussi peu d'espace, Hesse réussit à donner l'illusion d'une façade tripartite correspondant à des bas-côtés et une nef. Les deux colonnes massives occupant l'ébrasement de la porte ne sont pas sans évoquer un motif traditionnel : les deux colonnes d'airain qui ornaient l'entrée du Temple de Salomon, Yakhin et Boaz (1Rois 7:21) ; l'expression de la judéité en façade est donc discrète, selon une pratique courante à l'époque où l'affaire Dreyfus n'était pas encore entièrement terminée. Il est indéniable que les solutions constructives utilisées ici rappellent l'architecture industrielle ; appliquée à un édifice de culte, elle atteste l'originalité de l'architecte qui est un des rares architectes à se dégager, aux alentours de 1900, des solutions traditionnelles, le plus souvent calquées sur les églises. On ne trouve en France qu'un autre exemple d'une telle nouveauté de parti : c'est à Paris, la synagogue de la rue Pavée, d'Hector Guimard. Quoique restreinte dans ses mesures, la synagogue de Bruyères offre un intérieur simple, mais remarquable dans son volume.

Quel dommage que soit quasi abandonné aux intempéries cet édifice original dont l'état global semble bon, ce vestige d'une présence active des Juifs à Bruyères et dans les Vosges, et de la sollicitude des Juifs parisiens.

Sources :

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