Samuel CAHEN
entre Lumières et Science du judaïsme
Perrine SIMON-NAHUM
Centre de recherches historiques (CNRS-EHESS)
Extrait de la revue Romantismes, Armand Colin 2004/3 n° 125 | pages 27 à 42


[...] Samuel Cahen joua dans l'histoire du judaïsme français de la première moitié du XIXe siècle un rôle de fondateur plus encore que de passeur. Très tôt, comme Moïse Mendelssohn, Cahen sut rassembler autour de lui un réseau d'amis et de correspondants qui partageaient sa conception de la mission à accomplir, et créer un instrument efficace de diffusion de ses idées. Ceci explique que son nom soit associé à celui des Archives Israélites de France, revue qu'il fonda en 1840 et qui devait être le porte-parole de ce judaïsme réformé (1). La communauté d'expérience et d'idées que partage la génération née autour de 1800 explique que ce coup d'essai se soit transformé en coup de maître.

Certes, dès 1832, Samuel Cahen avait conçu la réalisation d'un Annuaire israélite et l'idée de donner au judaïsme une existence officielle par le biais d'une publication générale germa très tôt dans son esprit. L'expérience des Archives Israélites, qui peuvent s'enorgueillir d'une longue liste de souscripteurs, réunit sous un même étendard des intellectuels juifs français et allemands, italiens ou polonais. La revue ouvre ses colonnes à de nombreux correspondants étrangers, donnant ainsi le sentiment, comme le souhaitait S. Cahen, que le judaïsme français est le centre du judaïsme européen :
"[...] par notre position de localité et par l'étendue de nos relations nous espérons faire rayonner vers Paris la masse des lumières qui éclaire aujourd'hui la savante et consciencieuse Allemagne" (2). C'était revendiquer explicitement à la suite de Mendelssohn, ce "père de la civilisation israélite" (3), un rôle de phare pour le judaïsme français. Parmi les collaborateurs réguliers des Archives Israélites, on trouve la plupart des noms de ses anciens condisciples : Olry Terquem, Gerson-Lévy, Creizenach mais aussi E. Carmoly, Edmond Halphen, Alphonse Cerfberr, Léon Werth ou Georges Weill, inspecteur des écoles consistoriales (qui publie sous le pseudonyme de Ben-Lévi). Ce qui frappe l'historien est surtout la présence parmi les collaborateurs des futurs membres de la science du judaïsme français. Adolphe Franck mais aussi Salomon Munk, le tout jeune Joseph Derenbourg, qui signe encore Dernburg (4), y feront parfois leurs premières armes. Les travaux et les idées de Léopold Zunz y jouissent du meilleur accueil.

L'Allemagne comme contrepoint de la France, à tel point par exemple que Michel Espagne considère Cahen comme étant de culture allemande (5), des études entreprises sous les pas des chevaux de l'armée napoléonienne, une expérience culturelle indissociable des soubresauts politiques de deux sociétés antagonistes, ce contexte place sous un jour nouveau le parcours de la génération de jeunes juifs qui succéda à l'émancipation. Si le débat autour du thème de la régénération donne parfois le sentiment d'une certaine timidité des représentants du judaïsme français, réfugiés derrière les arguments apologétiques, ce qui frappe au contraire ici c'est leur connaissance des débats contemporains comme leur maîtrise des théories philosophiques et historiques de l'époque et la richesse de leur réflexion.

Les Lumières constituaient à cet égard un véritable défi non seulement pour le judaïsme mais pour l'ensemble des expressions religieuses. Il faut donc lire leurs prises de position non seulement dans le prolongement des débats dont la Haskalah messine fut le centre mais dans un contexte plus général. L'histoire du judaïsme français du début du XIXe siècle est inséparable des luttes politiques de la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, notamment de la question religieuse qui continuait d'agiter une société que la Révolution avait voulue anticléricale et que l'historiographie rêvera sécularisée. Cette continuité dont témoigne l'œuvre d'un Samuel Cahen est celle-là même que redécouvre aujourd'hui une histoire des idées désormais attentive au rôle joué par le sentiment religieux dans la France postrévolutionnaire (6).

La religion comme fonction sociale

La question religieuse constitue le fil directeur de la pensée et de l'action de Samuel Cahen. Attribuant à la religion une fonction sociale, il reprenait l'esprit de la démonstration de Moses Mendelssohn dans sa Jérusalem, pour en tirer les conclusions aussi loin que le lui permettait le nouveau paysage politique de la France. Il dépassait par là rapidement le projet de régénération proprement dit de la communauté juive tel que l'avaient défini ses partisans lors des débats qui entourèrent les premières années de la Révolution, pour assigner à l'expression de la croyance religieuse un rôle structurant et fondateur dans la définition des nouvelles institutions politiques dont le judaïsme n'est qu'un des éléments.

I. Histoire humaine et Providence divine : les deux plans de l'histoire

Les juifs français pénétrèrent de plain-pied dans l'histoire par un coup de tonnerre le 27 septembre 1791. En comprirent-ils la portée ontologique? Jürgen Habermas désigne cette irruption dans le mode historique par un basculement dans une histoire étrangère (7). La métaphore, si elle s'applique à l'Allemagne, ne décrit pas exactement la réalité française. Le recours à l'écriture historique qui semble structurer très rapidement la vision nouvelle du judaïsme cache en réalité un usage de l'histoire plus ambigu. Ni la génération qui vécut l'émancipation, ni celle qui suivit ne faillirent à saisir l'aspect définitif et révolutionnaire de l'événement. Il se produisit en revanche une dissociation dans leur discours entre un plan historique, à l'aune duquel était jugé le changement de condition des juifs, auquel il leur fallait répondre, et un niveau métahistorique qui continuait de placer la religion au centre d'une définition que d'aucuns qualifieraient aujourd'hui d'identitaire. C'est cette dualité qui se lèvera à mesure que se précisera le projet politique de Samuel Cahen et qui nous permet de comprendre quelle fut dans les premières décennies du XIXe siècle la conception des partisans d'un judaïsme moderne.

Le rapport qu'entretinrent les représentants les plus conservateurs de la Haskalah berlinoise avec l'histoire n'était pas très différent de la vision qu'en donnaient déjà au XVIe siècle des érudits comme Gans et A. de Rossi. N. Wessely, le premier à en faire un emploi didactique, définissant dans le présent une temporalité distincte de celle du passé et de l'avenir (8), limitait l'usage de l'histoire à une lecture purement contextuelle, réservant à la morale et à la religion le soin d'en révéler le sens. Le découpage chronologique dans lequel les maskilim inscrivent l'histoire du peuple juif demeure des plus traditionnels. Une période d'avant l'exil durant laquelle le peuple d'Israël vécut une vie parfaite fondée sur les principes de la Torah, sorte d'âge d'or, s'achève avec la dispersion et les persécutions qui annoncent le déclin du moyen-âge. C'est à cette sombre époque que les Lumières viennent mettre un terme, ouvrant une ère nouvelle pour l'ensemble des juifs occidentaux, période dont Mendelssohn est la figure clé.

L'ensemble de ce schéma fut repris par de nombreux représentants des Lumières, juifs comme non-juifs. Samuel Cahen, dans son Manuel d'histoire universelle publié en 1836 pour une édition encyclopédique (9), distingue de la même façon un niveau historique auquel les individus ont pleinement part, soumis à la loi du progrès historique, d'un plan métahistorique, domaine de la Providence divine. Pourtant, dans sa façon d'articuler les deux plans, transposant au judaïsme la thématique de la liberté/nécessité commune aux écrits historiques de l'époque (10), S. Cahen introduit une inflexion majeure par rapport à la vision de la Haskalah. Il est frappant de voir tout d'abord que, dans son tableau de l'histoire universelle, il n'adopte à aucun moment le point de vue du judaïsme. C'est à peine si celui-ci est évoqué, deux pages étant consacrées à l'histoire des Hébreux d'Abraham à Moïse (11), une demi-ligne comparant plus loin l'émancipation à l'abolition de l'esclavage pour la plus grande gloire des sociétés libératrices. On est bien loin de l'exposé apologétique, comme on pouvait le lire une décennie auparavant sous la plume de Léon Halévy (12).

Sa théorie de l'histoire est imprégnée de la vision des Lumières françaises et doit davantage à l'Esquisse d'un tableau historique du progrès de l'esprit humain de Condorcet qu'à Wessely. Elle montre le chemin parcouru parallèlement aux avancées réalisées dans l'intégration socio-politique des juifs depuis 1810. Outre l'ambition universelle, typique des Lumières, et de nombreux emprunts comme la description de l'état de nature inspirée de Rousseau, dont on sait grâce aux écrits de Z. Hourwitz que les maskilim avaient lu l'Essai sur l'origine des langues (13), ou des lois du développement historique qui obéissent aux principes décrits par Vico (14) ou Montesquieu, on y retrouve beaucoup d'éléments communs aux grandes fresques inspirées par la philosophie des sciences historiques. En témoigne par exemple l'usage du concept de civilisation qui asseoit l'ambition de prendre en compte la totalité des faits humains et permet de juger de la marche du progrès à la manière de Guizot ou de Victor Cousin (15).

Pourtant, comme plus tard chez Gerson-Lévy, c'est en termes religieux que s'interprète la marche de l'histoire, et si la science historique possède autant de vertus morales, c'est qu'à travers elle l'homme prend conscience de sa finitude et du rôle joué par la Providence divine (16). Cette influence du religieux explique par exemple le découpage chronologique. Ainsi l'analogie établie entre la période qui suit la Révolution française et l'ouverture des temps modernes marquée par la Réforme repose-t-elle sur les efforts produits vers "la liberté religieuse et ecclésiastique" (17). Le rôle de la Providence, qui n'intervient jamais au niveau événementiel, réapparaît en conclusion aux accents d'un mysticisme proche des romantiques allemands. "L'histoire générale, avec les faits qu'elle présente, ressemble au firmament avec ses étoiles; l'un et l'autre ne peuvent être embrassés d'un seul coup d'œil." Comme l'observation du firmament, l'histoire du monde répand une "douce paix dans l'âme de l'homme et [donne] la consolante conviction, qu'au-dessus de l'un et l'autre, se trouve le maître et le gouverneur du Monde ; la plus petite étoile, quelqu'éloignée qu'elle soit, et lors même que la lumière n'aurait pas éclairé la terre, est comptée; elle n'existe pas en vain; car elle fait partie du système du monde. Le plus pauvre et le moindre des hommes, son action la plus cachée, tout cela est connu et rentre dans le système universel ; aussi nul dans ce tout ne doit se croire perdu ni abandonné. Passage qui rappelle le rituel de la prière de Yom Kippour dans le texte établi par le rabbinat (18).

Par la place qu'elle ménage à la Providence, sans faire obstacle à l'idée d'une responsabilité humaine, cette philosophie de l'histoire pose la séquence historique en des termes qui ne se confondent pourtant ni avec ceux des Lumières, ni avec ceux de la Contre-Révolution (19). C'est là que s'inscrit sa caractéristique proprement juive et le lien avec le combat que mène S. Cahen tout au long de sa vie en faveur d'une réforme religieuse et pédagogique, indispensable à la réalisation de la société politique qu'il appelle de ses vœux. C'est en effet sur le plan de la Raison, dans une sorte de "religion rationnelle", que se conjuguent l'intervention de la Providence et la conduite humaine du développement historique, qui trouvent alors une inscription naturelle dans une pratique du judaïsme débarrassée des scories ritualistes. L'histoire livre des leçons pour l'avenir (20). S'il arrive souvent qu'une génération entière périsse pour faire place à la suivante, plus heureuse, une idée vraie, une fois entrée dans le monde, laisse une trace indélébile de son existence. Le bien est seul durable dans l'histoire. "C'est pourquoi enfin [écrit S. Cahen] il est vrai de dire selon l'expression du poète: que l'histoire du Monde est le jugement du Monde" (21). Dans son poème, Schiller reprenait la conception kantienne de la vertu comme obligation désintéressée n'attendant aucune récompense ni dans ce monde ni dans une vie future (22). Est-ce cette idée que le vertueux a pour seule récompense le Bien et la justice que signale Cahen ou faut-il interpréter cette référence à Schiller dans le sens que lui donnera Hegel d'une fondation rationnelle de l'État, indépendamment de l'état de nature et du contrat social ? Karl Löwith a mis en lumière le rapport de cette idée avec celle du Jugement dernier, présente à la fois dans le judaïsme et le christianisme. On aurait tendance également à y voir l'idée hégélienne selon laquelle le tribunal de l'histoire n'est autre que celui de la raison qui légitime les événements s'inscrivant dans le développement rationnel de l'esprit. L'histoire telle que l'entend S. Cahen figurerait en ce sens alors autant le cadre conceptuel dans lequel interpréter le devenir de l'humanité que l'instrument pédagogique permettant aux hommes de vivre en société.

La conception de la réforme des institutions juives et du rituel, tout comme la réforme pédagogique, tirent leur nécessité du rôle dévolu à la religion comme élément fondateur de la société. Son caractère politique explique que le mouvement régénérateur français se soit, à la différence de l'Allemagne, développé en dehors des cercles rabbiniques et au sein du milieu spécifique du Consistoire, dont la plupart de ses protagonistes furent des membres influents. La société, telle que la conçoit Samuel Cahen, n'est pas l'émanation directe d'un état du développement humain mais résulte de la rencontre des volontés d'un groupe d'individus. Or ceux-ci doivent, avant de s'assembler ou d'agir, prendre conscience de leur identité. L'accent mis sur l'importance de cette inscription au sein de groupes, familiaux ou confessionnels, par nature infrasociétaux, est à l'origine du projet de création des Archives Israélites : "Nous avons surtout à coeur de répandre chez les moins initiés à la philologie hébraïque et les moins versés dans notre histoire nationale, les connaissances devenues indispensables à tout homme [écrit-il] car chacun a besoin de savoir d'où il vient et où il va" (23). On en a un écho dans la profession de foi d'Adolphe Franck qui le conduisit à exposer au grand public la philosophie des Hébreux, notamment à travers la Kabbale : "Que chacun sache qui nous sommes et ce que nous voulons" (24). Dans la mesure où ce sont les individus qui font l'histoire, les sociétés politiques reflètent leur degré de développement culturel et moral. Cette importance accordée à l'individu sur toute forme de déterminisme affleure sous la vision du grand homme défini comme s'identifiant à une époque ou à une civilisation. Prenant ici ses distances avec V. Cousin pour lequel "historique" est synonyme d' "universel", S. Cahen ajoute "le reste peut bien être historique, il n'appartient pas à l'histoire générale" (25).

Cette importance conférée aux individus dans la formation d'une organisation sociale la plus harmonieuse possible explique l'intérêt que Samuel Cahen porta toute sa vie à l'action pédagogique. Il s'agissait de permettre aux juifs de s'insérer dans la société civile, avec l'ambition plus vaste de construire à partir du judaïsme un modèle qui pourrait être étendu à l'ensemble de la société. Schéma politique qui n'est pas très éloigné des vues que les Doctrinaires, au premier rang desquels Guizot, développaient à la même époque. Venu vraisemblablement à Paris comme précepteur (26), S. Cahen prit la tête de l'école consistoriale de Paris en 1822, au moment où son précédent directeur, D. Drach, choisit la conversion, et il occupa le poste jusqu'en 1836. Eugène Manuel, qui fut l'élève de Mme Cahen avant de devenir celui de son mari, a laissé de ce maître un tableau saisissant (27). L'école remplit aux yeux de S. Cahen un rôle civique. Il y met en oeuvre une véritable politique éducative qui touche à la fois au contenu de l'enseignement et à son organisation. La religion occupant une place essentielle, il sera alors question de bâtir un enseignement qui en propose une vision systématique et admette son existence en dehors des livres sacrés, là où auparavant le judaïsme était compris dans les strictes limites de la tradition (28). Et lorsqu'à partir de 1840 la plupart des professeurs des écoles normales juives passeront par les écoles normales, S. Cahen insistera pour introduire dans leur formation des rudiments d'hébreu et d'instruction religieuse.

Le visage de la religion ne sort pas indemne de sa rencontre avec l'histoire. À mesure que l'émancipation entre dans les faits dans une France partagée entre les courants anticléricaux ou au contraire ancrés dans le catholicisme le plus traditionnel, le lien religieux devint de plus en plus difficile à maintenir. Sa reformulation exige qu'il puise sa nécessité non plus dans l'ordre social extérieur mais dans le sein de la conscience individuelle. Le judaïsme n'échappa aux difficultés rencontrées par l'ensemble des reformulations religieuses après la Révolution. La poursuite de la pensée de la régénération doit tenir compte de l'évolution permise par l'entrée dans la société civile mais aussi des assauts que subissent les formes d'identité religieuse. Le risque est alors grand, selon Cahen, de voir les juifs se détourner du judaïsme non seulement sous la pression d'un projet social mais tout simplement par ignorance. C'est ce paysage accidenté qui sert d'arrière-plan aux propositions et débats qui parcourent les colonnes des Archives Israélites de France. L'objectif de la revue était de promouvoir un nouveau visage du judaïsme français s'appuyant sur une distinction entre la croyance en l'existence d'une transcendance et ses expressions rituelles. Ainsi la piété se définit-elle comme l'élément supérieur de la religion qui conduit à s'engager dans le respect des lois religieuses comme civiles. Là encore l'idée n'est pas étrangère aux théories des Doctrinaires mais on la trouve développée également dans le cours de Philosophie du droit des gens que donnera Adolphe Franck à la Sorbonne dans les années 1850, comme dans ses plaidoyers en faveur du Talmud (29).

Ce travail sur l'actualisation du rituel qu'autorise une conception de la religion comme produit de l'histoire et d'une histoire des persécutions, fut l'une des premières tâches entreprises par Samuel Cahen dès son arrivée à Paris. On peut rapprocher le Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale pour les jeunes Français Israélites, qu'il fit paraître en 1820, de celui que publia à Metz la même année, chez Gerson-Lévy libraire, Élie Halévy (30). Il s'agit de présenter les 613 préceptes selon un ordre qui fasse apparaître le motif raisonné de chacun, ce qui implique de juger de son actualité depuis que la nation juive a cessé d'exister. "Faciliter l'intelligence du texte pour mieux faire ressortir la morale qu'il contient", telle est l'ambition de l'auteur (31). L'objectif pédagogique conduit la présentation de l'ouvrage et la gradation des chapitres du plus facile à comprendre, c'est-à-dire de ceux où les préceptes se sont "dans le rapport le plus immédiat à la conduite morale de l'homme et [...] se trouvent le plus au niveau de l'entendement et des facultés intellectuelles de la première jeunesse" (32), au plus difficile. On trouve chez É. Halévy une conception de la religion analogue à celle de S. Cahen. J'appelle l'esprit d'une religion, la morale, la piété qui découlent de son ensemble et qui en sont le but et le principe. Ici les devoirs de l'Israélite se trouvent tellement réunis que l'enfant verra à chaque page que le concours de tous les commandements aboutit à nous enseigner le tribut de dépendance que nous devons à Dieu et la conduite que nous devons tenir pour plaire et pour être utiles à nos semblables, et pour peu que l'instituteur ait de l'expérience et de l'habileté, il formera tout à la fois le coeur et l'esprit de son élève et le rendra en même temps homme et Israélite. (33)

Selon Samuel Cahen, le principal obstacle au progrès réside en effet dans l'ignorance des raisons qui entourent le respect des préceptes liés aux rituels de fêtes (minhagim), ce pourquoi il recommande la lecture de l'ouvrage de L. Zunz, consacré à l'explication de ce rituel et en inclura de larges extraits dans le tome XVIII de sa traduction de la Bible consacré aux Chroniques (34). Zunz y montre combien de coutumes sont d'origine récente, à moins qu'elles ne résultent d'un emprunt étranger. On peut donc, selon Cahen, éliminer sans dommage celles des lois et cérémonies qui sont sans rapport avec l'essence de la religion ou ont été introduites en réponse aux persécutions (35). Le culte devient alors culture par le biais de l'histoire.

II. Une pédagogie politique: Samuel Cahen, Adolphe Franck et Victor Cousin

Cette idée de la religion comme fondement d'une société d'ordre et de progrès évoque celle d'une Raison accessible par une double voie religieuse à travers la Révélation et la philosophie, énoncée par la philosophie cousinienne. C'est à cette religion de la raison que S. Cahen fait allusion dans la présentation qu'il donne de sa traduction de la Bible dans le premier numéro des Archives Israélites : "Comme Israélite, le nouveau traducteur de la Bible est le premier qui ait adopté ouvertement le système rationnel et le seul encore qui en fasse une application constante à l'exégèse biblique. [...] On peut même dire qu'avant la publication de cette Bible, le rationalisme n'était plus connu, même de nom en France." (36) Et Salomon Munk, l'un des fondateurs de la science du judaïsme en France, parfois critique envers le manque d'érudition de S. Cahen avant de collaborer à l'ouvrage, conviendra lui-même quelques années plus tard : "Quel que soit le jugement qu'on porte de ce vaste ouvrage on conviendra qu'il a été le premier à introduire en France la méthode des rationalistes allemands et qu'il a puissamment contribué à propager les études bibliques." (37) Les propos de Michel Creizenach dans un numéro ultérieur des Archives iront dans le même sens ; le rationalisme appliqué à la critique biblique permet selon lui de concilier la foi et la raison et donne "aux livres saints un sens qui soit autant que possible en harmonie avec les résultats de la philosophie" (38).

Si Samuel Cahen manifesta toujours un attrait particulier pour la philosophie, ce que concrétiseront les études de son fils Isidore, entré à l'École Normale Supérieure, fait encore rare pour un juif à l'époque, et sorti à l'agrégation de philosophie (39), on peut néanmoins penser qu'Adolphe Franck joua pour lui le rôle de médiateur par rapport à la doctrine cousinienne. De quand datent les relations de S. Cahen avec le maître d'oeuvre du Dictionnaire des sciences philosophiques en six volumes publié entre 1844 et 1852 (40) ? Leur compagnonnage intellectuel doit avoir été ancien dans la mesure où le premier maître d'Adolphe Franck à l'école juive d'Aulaincourt ne fut autre que Marchand Ennery, lequel avait étudié sous la direction du même maître que Cahen (41). Leur amitié date sans doute, bien qu'on n'en n'ait aucune certitude, de l'époque où tous deux enseignèrent au lycée Charlemagne, l'un l'allemand, l'autre la philosophie. Reçu premier à l'agrégation de philosophie sans être passé par l'École Normale, alors qu'il se destinait au départ au rabbinat, Adolphe Franck y fut en effet nommé professeur de philosophie en 1840 comme le rapporte Eugène Manuel dans ses souvenirs, avant d'enseigner à partir de 1847 à la Sorbonne puis, en 1856, au Collège de France (jusqu'en 1886) (42).

Les deux hommes ont en partage de placer au centre de leur vision de l'homme et de la société une religion sous des traits modernisés, à laquelle conduisent indistinctement la Révélation et la raison. La croyance en l'existence d'un principe supérieur, qui ordonne l'univers et assure l'équilibre social, traduit un conservatisme libéral qui place le régime des libertés publiques, garantie de l'égalité, sous l'égide de l'État et assure à celui-ci le respect de ses citoyens. L'idée de Dieu garantit l'existence de la vérité, de la justice et de la liberté. "Sans l'idée de Dieu [écrivait A. Franck] nous ne pouvons croire ni à la vérité, ni à la justice, ni au devoir, ni au droit, ni à la beauté dans les œuvres de la nature et de l'art" (43). Le but de l'éducation est d'y conduire en distillant dans les esprits conquis par la contemplation de cette harmonie l'amour du beau et de la raison. Comment ne pas voir dans la méthode même des Archives un écho au mode d'exposition donné par Cousin de l'histoire de la philosophie où chaque théorie fait l'objet d'un exposé permettant d'en retenir ce qu'elle contient de juste et d'en infirmer les erreurs ? Cette conception syncrétique du rôle de la religion dans la société se traduit dans la prudence avec laquelle Cahen comme Franck tiennent fermement sur la défense du judaïsme, tout en montrant un intérêt marqué pour les autres religions. Adolphe Franck conforta sans aucun doute les prises de position du directeur des Archives Israélites en matière de réforme du rabbinat et il est probable que les deux hommes aient pesé de tout leur poids pour modifier dans le même sens les institutions consistoriales où tous deux jouèrent un rôle éminent (44).

Entre les Lumières et la science: un projet politique pour la religion

Le projet politique que Samuel Cahen forme pour la religion explique la place particulière qu'occupe cette génération dans l'histoire du judaïsme française. Elle marque d'un côté nettement sa différence avec le traitement que la question religieuse reçoit dans la Haskalah et si, de l'autre, elle se réclame des méthodes de la science du judaïsme qu'elle applique dans ses travaux, contribuant ainsi à diffuser la science allemande en France, son objectif n'est pas le même. C'est dans la traduction de la Bible qu'il entame en 1831 que la spécificité du projet de S. Cahen apparaît au grand jour. N'étant pas spécialiste, nous suivrons pour cette analyse l'étude qu'en donne Bertram Schwarzbart dans un récent article (45). À travers le rôle dévolu à la langue, cette traduction répond non seulement à une ambition scientifique et pédagogique mais en reprend le volet proprement politique.

On retrouve à l'origine de son projet la volonté qui avait été celle de Mendelssohn au départ de sa propre traduction. Dès 1791 la Lettre d'un citoyen membre de la ci-devant communauté des juifs de Lorraine, publiée par Berr Isaac Berr, appelait à une traduction de la Bible en français : "Il me semble que s'il nous était possible de faire enseigner à nos enfants la Bible Sainte par une traduction française [...] aussi fidèle que celle de l'immortel Mendelssohn, il en résulterait un grand et un inappréciable avantage" (46). C'est ce grand projet que Samuel Cahen reprit à son compte en 1831 et poursuivit sur une dizaine d'années (47). Comme Mendelssohn, Cahen entend mettre à la portée d'un public juif mais aussi non-juif le dossier qui instruit le plaidoyer pour un judaïsme contemporain. Une fois levés les obscurités et les obstacles à sa compréhension, la lecture du texte sacré doit permettre de démentir les accusations d'archaïsme et de légalisme dont le judaïsme fait encore l'objet. Ceci explique que Cahen intègre à sa traduction non seulement de nombreux commentaires et pièces annexes en référence au dernier état de la critique biblique mais aussi des extraits de commentateurs juifs allant dans le sens d'une interprétation rationaliste de la Bible.

L'étude des sources utilisées montre que Samuel Cahen se situe sur une ligne moins conservatrice que celle de Mendelssohn. Il ne se contente pas en effet du texte massorétique mais l'accompagne de la plupart des interprétations, qu'il s'agisse des variantes du texte samaritain, du targum d'Onkelos et de la Septante, suggérant que ces versions lui sont parfois supérieures. Il n'a pas davantage de scrupules à admettre les difficultés du texte, réduit les éléments de mythologie prophétique à de simples phénomènes naturels et adopte les interprétations de Maïmonide sur le sens des commandements.

Ses commentaires ont une visée philologique et pédagogique à la fois, utilisant indifféremment des sources juives et non-juives. Celles-ci attestent de ses connaissances des travaux de la critique biblique contemporains. Il cite Gésénius, les théologiens Vater et de Wette, H. Ewald, Hitzig et Rosenmüller mais également Robert Lowth pour sa traduction et son commentaire d'Isaïe et Herder, ainsi que les travaux de Michaélis, ou remontant plus loin les commentaires de Jean Leclerc (1693-1731) ou de Samuel Bochart, le De legibus hebraeorum de John Spencer. Érudits juifs et chrétiens sont donc utilisés comme des sources et non comme des autorités. Par sa connaissance des travaux allemands, comme par le choix de la méthode rationnelle, Samuel Cahen semble annoncer par son érudition et son audace la science du judaïsme français. Les savants français n'hésitèrent pas en effet à se prononcer sur la composition du document biblique. On trouve ainsi, déjà présente chez Cahen, l'hypothèse documentaire concernant le Pentateuque empruntée à de Wette et que reprendra Salomon Munk en 1845 (48).

Doit-on pour autant considérer, avec Simon Schwarzfuchs et Dominique Bourel, que Samuel Cahen fut en France le premier représentant de la science du judaïsme ? Il existe, on l'a dit, plus que des points communs entre sa définition d'un judaïsme moderne et les objectifs autour desquels se réunirent à partir des années 1850 les érudits de la science du judaïsme français. Le premier concerne la pratique scientifique comme outil de modernisation du judaïsme. À preuve, les critique que S. Cahen formule à l'encontre de Joseph Salvador dont il estimait que les procédés d'analyse consistaient "à ne pas savoir lire les originaux, à ne pas vouloir discuter la valeur des documents qu'on cite, ni l'époque de leur composition" (49). Le fait également que Salomon Munk, plusieurs fois sollicité pour participer à la traduction de la Bible, pourtant réticent au départ pour des raisons à la fois scientifiques et idéologiques (il désapprouvait les prises de position de Cahen en faveur de la réforme qu'il jugeait trop radicales), finira par publier plusieurs articles dans les différents tomes (50).

Le second point qui rapproche S. Cahen de la science du judaïsme tient dans leur approche commune, centrée autour de la lecture critique des textes, voire même d'une herméneutique littéraire. L'accueil qu'il réserve à l'oeuvre de Zunz, dont il faut rappeler qu'il eut aussi l'ambition de donner une nouvelle traduction de la Bible dans les années 1820, suffirait à ancrer Cahen dans la Wissenschaft des Judentums [la Science du judaïsme]. De même son souci d'une "histoire littéraire" du judaïsme - dans le premier numéro des Archives, S. Cahen consacre un article à "la littérature hébraïque et juive en France" (51) - et la place qu'il réserve au langage. Enfin l'objectif des Archives qui rappelle la présentation que donna Immanuel Wohwill du projet encyclopédique de la Zeitschrift für die Wissenschaft der Juden.

En réalité, si Cahen mit quelque temps à établir des contacts avec les représentants de la Wissenschaft des Judentums, c'est qu'au fond ses objectifs différaient sensiblement des leurs. Paradoxalement, le rapport à la langue, qui contient en germe le projet politique de Samuel Cahen nous permet d'en mesurer l'écart. L'enjeu s'en trouve bien résumé par Gerson-Lévy dans son ouvrage Orgue et Pioutim, publié en 1858, et dont il faudrait faire une étude approfondie. La Haskalah avait déjà placé l'enseignement de l'hébreu au premier plan de son projet pédagogique, assimilant le judaïsme antique à la Grèce et à Rome à travers le respect dû aux langues anciennes. L'engagement de Samuel Cahen en faveur de l'hébreu pourrait paraître paradoxal alors même qu'il se battait au même moment pour obliger les rabbins à s'exprimer et à enseigner en français. Il est en fait frappant de constater qu'après la profession de foi des régénérateurs affirmant la disparition des juifs en tant que nation, le projet d'unifier le peuple juif soit ressurgi aussi rapidement. Et cette unification passait avant tout par le vecteur de la langue. Auteur d'un Cours de littérature hébraïque paru en 1824, qui propose un apprentissage de l'alphabet ancré dans des textes et une liste de vocabulaire, Samuel Cahen voit en effet dans l'hébreu la marque de l'identité juive (52). Sa pratique est non seulement garante d'une lecture juive du message de l'Ancien Testament dans une France où les catholiques font parfois de l'interprétation des textes une arme politique mais également de la pérennité du peuple juif.

L'importance de l'hébreu traduit cependant une interprétation propre du judaïsme qui n'appartient qu'à cette génération, pour qui se mêlent dans le discours de l'âme sensibilité religieuse et sensibilité esthétique. Il y a chez Cahen comme chez certains de ses contemporains, on l'a vu, de fortes traces de romantisme. L'abondance des références à la poésie hébraïque, notamment aux poètes médiévaux, évite le piège d'une croyance rationalisée et desséchée pour ancrer le sentiment religieux dans l'émotion esthétique que procure la contemplation de l'absolu. C'est sur ce fondement psychologique que s'établit l'identité du peuple juif, que distingue, en dépit de son entrée progressive dans la société européenne, une esthétique poétique propre. Les juifs ne furent d'ailleurs pas les seuls à rapprocher poésie et religion. Cette complémentarité est une idée qui chemina tout au long du XIXe siècle jusque dans l'inspiration spiritualiste laïque du Dictionnaire de pédagogie dont Ferdinand Buisson fut le maître d'oeuvre entre 1878 et 1887. Ainsi Félix Pécaut notait-il sous l'article "Poésie" : L'affaiblissement des croyances religieuses ne fait que rendre la poésie plus nécessaire dans l'éducation publique. La vie morale sans poésie est indigente et terne, la vie poétique sans morale, est incohérente, inconsistante et sans force, et l'une et l'autre sans la pensée religieuse manquent de cette flamme intérieure et de cette grandeur mystérieuse sans lesquelles l'âme humaine n'est pas véritablement achevée (53).

L'idée de fraternité se fonde de la même façon sur cette reconnaissance sensible. En lointain écho de certains débats qui entourèrent au XXe siècle la renaissance de l'hébreu en Israël, on trouve l'idée que la disparition de l'hébreu, conçue comme la langue universelle du peuple juif (54) serait "une mutilation morale du judaïsme" (55). Ainsi le rationalisme critique dont la mission est de s'opposer au mysticisme déployé par un catholicisme conservateur se trouve-t-il contrebalancé par une foi dans l'existence du peuple juif que réunit au-delà des différences politiques une morale du sentiment.

Lorsqu'il reprend les écrits de Samuel Cahen comme de ceux qui formèrent le groupe de collaborateurs réguliers des Archives Israélites, l'historien ne peut manquer d'être frappé par leur profondeur de vues. Il s'en dégage un véritable projet politique et la vision de ce que devait être un judaïsme contemporain. Ces textes sonnent pourtant dès le départ curieusement anachroniques. Ceci explique sans doute l'oubli dans lequel ils sont tombés. D'une part parce qu'au moment où s'engage en France la science du judaïsme français, l'évolution de la situation politique et la radicalisation de la question religieuse ont déjà rendu caduque la question de la réforme. La lutte entre la République et l'Église discréditera le projet d'une société fondée sur une morale religieuse. Les juifs eux-mêmes choisiront de défendre des positions plus rationalistes. D'autre part l'évolution de la situation internationale et l'absence d'amélioration de la condition des juifs dans le monde feront de la solidarité une question plus politique que religieuse. Samuel Cahen et ses amis pensent l'avenir du judaïsme contemporain dans une société où le combat politique n'a pas encore rejeté dans la réaction le sentiment religieux. C'est sur d'autres bases, en s'appuyant sur d'autres hommes, que le judaïsme doit, dans la seconde moitié du XIXe siècle, trouver sa place dans la société politique.


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