Présentation du Judaïsme d'Alsace


La famille Neher en 1927 à Obernai - de droite à gauche : André Neher, Richard Neher, Rosette Neher Hélène Neher-Samuel et Blanche Revel-Lévy
Qu'il est difficile à classer, le judaïsme d'Alsace! Comme il échappe aux catégories de l'histoire, de la sociologie, de la science religieuse ! Il faut, pour le comprendre, le vivre du dedans et sentir alors, qu'à l'instar du bon vin d'Alsace, il tient de la piquette plutôt que du vrai crû,sans pour autant renoncer à l'appellation contrôlée quilui assure une renommée mondiale; qu'il n'est qu'un microcosme dont une loupe bien ajustée permet néanmoins de mesurer les dimensions en grandeurs réelles ; bref, qu'il participe à l'ambiguïtéde ce Schnokeloch dont il est l'un des Hans.

Et pourtant, non ! Enfant d'Obernai, issu d'une de ces familles juives dont les origines se perdent dans le terroir alsacien du 18e siècle, élevé près des vignobles du Clos Ste-Odile et des sentiers qui menaient, dans ma jeunesse, au Château St-Léonard de Gustave Stoskopf, peintre du Schnokeloch (1) , j'éprouve le besoin de dire l'impondérable qui me sépare, parce que Juif, de l'Alsacien, mon frère non-juif, plutôt que le pondérable qui m'en rapproche.

D'abord,si mon paysage a bien été le Schnokeloch, jamais, dans ma communauté, il n'y a eu de Hans(1) . Des Jean, des Jeannot, à la limite des Hansel,jusqu'à l'âge de huit ou dix ans, en vrac. Mais pas de Hans, comme prénom officiel, administratif, tutélaire. Parce que quelque chose m'a toujours séparé de l'Allemagne, de sa culture, de sa langue... et même, oui, je l'avoue, de ses Juifs.

Il est français, le judaïsme d'Alsace. Sans ambiguïté, sans déchirement,sans double allégeance — du moins lorsqu'il s'agit de répondre à laquestion : "Dis-moi quel est ton pays, est-ce la France ou l'Allemagne ?" Ce n'est pas l'Allemagne, mais ce n'est pas l'Alsace, non plus. C'est la France. On l'a souvent relevé: la proportion des Juifs alsaciens ayant opté en 1871 pour la France est incomparablement plus grande que celle des non-Juifs.

Les blessures de l'Histoire

Les grandes blessures dont le judaïsme a eu à souffrir en Alsace lui sont venues de deux époques germaniques. La première, la plus longue, celle du Moyen Age où les Juifs d'Alsace étaient des parias comme tous les Juifs des Empires chrétiens. Cependant, par la grâce inattendue et inexplicable mais réelle, par la grâce d'un roi de France, Louis XIV qui rendit l'Alsace à la France, les Juifs d'Alsace, contrairement à toute attente, contrairement à l'Editd'expulsion des Juifs du royaume de France toujours en vigueur depuis1394, furent autorisés à rester en Alsace.

Mais il faut le préciser, dans la campagne d'Alsace seulement ; ce qui a donné d'ailleurs au judaïsme alsacien son caractère rural, légèrement retardataire sur le mouvement général d'émancipation sociale et intellectuelledu judaïsme d'Europe occidentale. Les villes, en effet, Strasbourg en tête, se réclamèrent avec intransigeance des privilèges du Saint-Empire germanique, interdirent l'accès de leurs portes aux Juifs et, toujours sous l'impulsion de cet atavisme germanique, restèrent farouchement antisémites jusqu'au coeur même de la Révolution française qui abolit le décret de 1394 et en1791 proclama l'égalité des Juifs pour toute la France.

La deuxième période, plus récente, moins longue mais plus tragique, a été celle de l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne nazie du Troisième Reich entre juin 1940 et novembre 1944. Non seulement tous les Juifs furent expulsés d'Alsace par les nouveaux maîtres allemands, non seulement presque toutes les synagogues, entre autres la magnifique synagogue du quai Kléber à Strasbourg, mais aussi les humbles maisons de prières de la campagne furent dynamitées. Non seulement les cimetières juifs furent saccagés et les maisons juives pillées, mais encore à l'intérieur même de la France de Vichy, et en plein accord avec le gouvernement Pétain, les Juifs furent pourchassés, arrêtés dans leur lieu de refuge (en particulier en Corrèze, dans le Périgord et le Limousin), et déportés dans les camps de concentration.

Reconstruction et dynamisme
Cigognes en Israël - © Yael David
Cigogne



Cigogne

En 1945, la moitié seulement de la population juive alsacienne se trouvait en vie. Les uns restèrent dans leur lieu de refuge en France. D'autres partirent immédiatement en Terre Sainte. Ceux qui rentrèrent en Alsace se remirent à l'oeuvre, reconstruisirent les synagogues, firent revivre les communautés urbaines surtout cette fois, bientôt élargies par l'apport des Juifs d'Afrique du Nord après les événements de la guerre d'Algérie. Le judaïsme alsacien a, depuis 1945, une physionomie dynamique qui permet de reconnaître en lui l'un des éléments les plus valables du judaïsme français, voire de la diaspora d'Europe occidentale. On peut compter aujourd'hui sur la présence, au sein de la communauté mondiale, du Juif d'Alsace qui donne tant de preuves de sa vitalité religieuse, sociale et même politique.

Mais cette hardiesse, Cet allant, cette ouverture du Juif d'Alsace à tous les problèmes de son temps, ce n'est justement pas ce qui caractérise l'être alsacien du Juif. Il semble que chacun de ces Juifs revenant ait, du lieu de son exil, ramené quelque chose : un trait du Limousin, ou du Périgord, ou du Lyonnais, dans lequel pendant quatre ans on enfonçait des racines ; une tendance cosmopolite, acquise dans les carrefours où l'on frôlait tant d'hommes et de frères étrangers et inconnus ; une blessure, faite dans les lieux de souffrance, et qui ne veut point guérir. Connaissance du monde, approfondissement inattendu et douloureux de l'expérience personnelle, qui n'était pas dans la nature du Juif d'Alsace d'avant l'exil. Si le judaïsme alsacien a pu renaître avec tant de dynamisme, ce n'est pas parce qu'il a retrouvé son ancien être, mais plutôt parce qu'ils'en est découvert un autre, plus messianiquement juif.

Nostalgie de la Terre Sainte

Car s'il est français, le judaïsme d'Alsace est surtout juif, et, de ce fait, messianique. Il porte en lui une ambiguïté qui lui fait, à lui aussi, regretter quelque chose, même lorsqu'il se sen tà l'aise, à l'abri, heureux, comblé dans son Schnokeloch, province de la France; qui lui fait, à lui aussi, éprouver un sentimentde frustration et de nostalgie. "Un was er het, des well er net" ("Mais ce qu'il a il n'en veut point") (1) .Mais c'est la vieille nostalgie juive de la Terre Sainte, du retour au berceau de la Terre Promise. Enfant d'Obernai, élève du collège Freppel, (Monseigneur Freppel, évêque protestataire d'Angers,chapeau bas devant cette belle figure de l'Alsace française), grimpant allégrement les pentes du Mont Sainte-Odile et buvant avec délices aux sources bénies par la Sainte, mon printemps atteignait pourtant son paroxysme d'exaltation juvénile, lorsque revenaient les cigognes.Car je savais alors d'où elles venaient, ces cigognes, et sans que mes Amis Fritz d'Obernai en soient plus étonnés que ne l'étaient les Fritz de Phalsbourg (ou de Wissembourg), je m'écriais avec Rebb David Sichel : "Elles viennent de Jérusalem, elles viennent de Jérusalem ! ...", et je comprenais spontanément sans que mes parents ni mes maîtres n'aient besoin de me l'enseigner que de là où elles venaient, un jour, - "l'An Prochain" - avec elles je retournerai.


Note :

"Savez-vous quel est le surnom que portent fièrement tous les Alsaciens ? "Hans im Schnokeloch" - "Jeannot du Trou-aux-Moustiques". Mais dans son Trou-aux-Moustiques, entre les Vosges et le Rhin, ce Hans chante perpétuellement une triste mélopée qui est son chant national : "Il a tout ce qu'on peut désirer. Mais ce qu'il a il, n'en veut point...". Thème de l'ambiguïté et de la frustration" (Le dur bonheur d'être juif, p. 10)    Retour au texte.

Saisons d'Alsace, No 55-56, 1975, numéro spécial sur les Juifs d'Alsace, p. 5-7

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