Jeanne CORDON née SCHWOB
1866 - 1965
par Barbara Weill

Sa famille

Paris, un rêve fou

Les Schwob se sont installée à Bâle, sans doute après l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne, et le père qui était est un marchand de peaux et de cuirs en Alsace, s'adonne désormais à divers négoces, qui assurent à la famille une certaine aisance.
Mais Johanna, l'aînée des enfants d'Aaron et d'Henriette ne rêve que de Paris. Ses deux demi-frères, Armand et Abraham sont installés dans la capitale française, où ils ont ouvert un grand magasin d'horlogerie boulevard de Bonne Nouvelle.

Elle leur écrit des lettres dans lesquelles elle les supplie de la faire venir dans la capitale française. Mais à l'époque, le seul moyen pour une jeune fille de quitter sa famille, c'est de trouver un mari.
Les deux frères vont donc lui chercher un parti, réalisant au passage une de ces "affaires" dont ils ont le secret…

Ils connaissent à Paris l'un de leurs compatriotes, Raphaël Lévy originaire de Marckolsheim. Après avoir travaillé à son arrivée comme comptable chez les frères Franck ses cousins de Strasbourg, il est devenu lui-même un riche homme d'affaires, exportant des marchandises en Amérique du sud et aux Philippines.

Mariage avec Raphaël Lévy

Joëlle Lasserre, dans son livre D'Est en Est, évoque leur mariage… et leur divorce : Raphaël est un jeune homme apprécié et prometteur, pourquoi ne pas chercher à faire un mariage avantageux ? Il en parle autour de lui, à Paris sûrement, probablement aussi en Suisse lors de ses séjours à la Chaux-de-Fonds chez ses amis horlogers. La communauté juive y est assez importante et industrieuse, quoique rarement fortunée. C'est peut-être le rabbin de cette ville qui vient de Bâle qui lui propose de rencontrer la famille Schwob qui a justement une fille à marier. C'est ainsi que Raphaël rencontre la jolie demoiselle Jeanne Schwob dont il tombe amoureux et demande la main.
Pendant que les jeunes gens préparent leurs fiançailles, les deux frères de Jeanne, jeunes entrepreneurs ambitieux déposent un dossier pour organiser les fêtes du cinquantenaire des chemins de fer qui doit se tenir au Bois de Vincennes en 1887. Pour participer à ce projet grandiose, la Ville de Paris demande une garantie d'un million de francs (1). Certains d'obtenir la somme auprès des promoteurs de la foire et de leurs banquiers, les deux frères n'hésitent pas un instant à déposer le chèque demandé tout en priant pour que la Ville de Paris ne le mette pas à l'encaissement.
Entre-temps les préparatifs du mariage avancent, il aura lieu à Bâle le 24 octobre 1887. Le contrat stipule que les parents de Jeanne verseront une dot de deux cent mille francs. Chez le notaire, Raphaël signe sans hésiter l'acceptation de cette somme qu'il n'a pas encore reçue, ne doutant pas un instant de gens si charmants.
Au retour de la lune de miel à Florence, Raphaël se précipite chez les Frères Lazard, ses banquiers, dans l'espoir d'obtenir une augmentation de son crédit au vu de la fortune que sa femme apporte à leur union.
Le jeune couple s'installe alors dans un vaste appartement au-dessus du Marguery ; la décoration y est fastueuse. La pièce maîtresse en est un grand lit, primé à l'Exposition universelle. C'est une sorte de monument de style Renaissance, au ciel soutenu par quatre vaillants guerriers entourant une représentation flamande d'Esther couronnée par Assuérus. Une armoire à glace et à colonnes en bois sombre, tout aussi monumentale, vient compléter cette chambre à la mode française de l'époque (…).
Les choses se gâtent assez rapidement entre les Lévy à Paris et les Schwob à Bâle, quand arrivent les premières factures du mariage. Les Schwob proposent une répartition par moitié tandis que Raphaël réclame une répartition tenant compte du nombre d'invités des deux familles, une vingtaine d'invités pour lui, plus du double pour les Schwob.
Cela n'est que broutille, mais quand les journaux parisiens mettent le nez dans l'affaire du cinquantenaire des chemins de fer et découvrent qu'il s'agit d'une escroquerie et que le fameux chèque d'un million n'a pas été honoré par la banque faute de fonds, les choses prennent un tour différent !
Jeanne a beau être charmante et élégante, il devient difficile de rester allié à une telle famille. Les désaccords entre les Lévy et les Schwob s'envenimant, Raphaël et Jeanne décident en 1891 de profiter d'une loi de 1884 rétablissant le divorce pour se séparer (…).
Raphaël qui doit rembourser la dot de Jeanne qu'il n'a jamais reçue se tourne vers ses frères, mais ceux-ci estiment que cela ne les concerne pas. On élabore une transaction pour solder les contentieux financiers entre les deux familles. Les Schwob cèdent aux Lévy leur affaire du Bon Génie, Place des Brotteaux, à Lyon, magasin de vêtements pour ouvriers qui accorde du crédit à long terme..

Qu'est devenue Jeanne ?


Les trois filles de Jeanne : Germaine (à g.), Denise et Irène



Jeanne à la fête foraine avec trois de ses petits-enfants : Jacques, Jean-Claude et Danielle
(vers 1935)



4 générations : Jeanne (à dr.) avec sa fille Germaine, et son petit-fils Jacques qui
porte sa fille dans ses bras, en 1949.
A la suite de son divorce, on perd la trace de Jeanne pendant cinq ans. Elle ne retourne certainement pas à Bâle.
Sa fille Germaine prétendait qu'elle était tombée amoureuse d'un artiste de cirque et qu'elle l'avait suivi dans ses tournées. Fantasme ou réalité ?
D'autres lui prêtaient de nombreuses aventures, et l'on citait même des amitiés princières.

Mariage avec Jules Cordon

On retrouve Jeanne à Paris en 1896, à l'occasion de son mariage avec Jules Cordon. Elle a déjà trente ans, il est un peu plus jeune qu'elle. Elle l'a connu comme directeur des affaires des frères Schwob. Ceux-ci ont dû exercer leur influence pour qu'il épouse leur soeur, qui était difficile à remarier. De l'avis général, il s'agit d'un fort brave homme.
Caroline Weill-Giès le décrit ainsi : Quant à mon arrière-grand-père, un négociant jovial et catholique, rond et autoritaire, portant allègrement une épaisse moustache noire, arriviste arrivé, décoré de la légion d'honneur, c'était un homme d'entreprise, parti de rien : Jules Cordon, issue d'une longue lignée d'ouvriers agricoles et de femmes à tout faire, montés de Normandie à Paris à la faveur d'un emploi quelconque, s'était fait tout seul. Il a commencé dans le cuir, a ouvert un commerce de bibelots et de bijoux de pacotille … Un rêveur, aussi, qui déposa un jour un brevet pour la fabrication d'émeraudes synthétiques, qui resta sans lendemain. Ma grand-mère l'adorait et déplore, dans son journal, son incapacité dans les affaires.

Jeanne et Jules auront trois filles. L'une épousera un juif, la deuxième un protestant, et la troisième un catholique ! Les enfants reçoivent une éducation soignée, elles fréquentent un "cours" où l'on leur enseigne surtout les langues étrangères, la musique et les bonnes manières. A la maison, leur gouvernante "Fräulein" ne leur parle qu'en allemand.

L'aînée, Germaine, épousera André Weill, originaire de Colmar, le 15 juin 1921. André Weill vivait à New York pendant la première guerre mondiale. Engagé volontaire alsacien-lorrain, on l'avait affecté à des services qu'avait sur place l'armée française, et il avait établi des relations d'affaires avec les militaires. Il avait rencontré, à l'occasion d'une livraison de cuirs et peaux sur un bateau qui le ramenait en France, le capitaine Cordon, qui lui aussi s'occupait d'intendance, ce qui lui valut la légion d'honneur. Celui-ci flaira le bon parti, vanta le premier prix de piano que son aînée venait de remporter au Conservatoire de Paris, alors dirigé par Gabriel Fauré.
Germaine va donc connaître un processus de re-judaïsation : en effet, son époux est un juif pratiquant, qui siègera consistoire israélite de Paris puis sera président de la synagogue de Neuilly. Cette union la contraindra à renoncer à son ambition de devenir une grande concertiste, car son mari ne lui permet pas de continuer sa carrière.
Ils auront quatre enfants : Danielle, qui prendra le nom de Danielle Hunebelle, grand reporter ; Nicole, qui épousera un pasteur protestant ; Jacques, qui transmettra le judaïsme à ses enfants ; et Monique décédée prématurément à l'âge de 28 ans.
Le couple sera peu heureux et se séparera au début de la seconde guerre mondiale, mais il ne divorcera pas.

La deuxième fille, Denise Schalburg, divorcera rapidement de son mari après avoir eu un fils, Jean-Claude (1922-2017). Elle dirigera la maison de couture qu'elle a fondée rue Royale, pendant toute sa vie. Sans doute est-ce l'élégance, voire la coquetterie de sa mère qui lui ont inspiré sa vocation.
Irène, la troisième, épousera Jean Luce, un artiste céramiste et verrier, qui ouvrira la Maison Jean Luce, rue de la Boétie, un magasin renommé dans les services de table. Ils auront deux filles : Françoise et Martine.
Les trois filles exerceront donc des professions artistiques : l'aînée est musicienne, la cadette créatrice de mode, et la troisième, qui travaillera avec son mari, s'adonne aux arts de la table.

Trois de ses petits-enfants joueront un rôle important dans la Résistance pendant la seconde guerre mondiale : Jacques et Nicole Weill, et Jean-Claude Schalburg.
Jeanne toujours coquette, interdira à ses petits-enfants de l'appeler "Grand-mère" ; ils devront s'adresser à elle sous le nom de "Tante Jeanne". Toutefois, quand naîtra la génération suivante, elle sera, nommée par tous "Grand maman". Malgré son désir d'être une "vraie parisienne", elle ne perdra jamais son accent alsacien.

Jules Cordon décèdera en 1930 à la suite d'une crise d'apoplexie, et dès lors Jeanne se retirera du monde.

Après son veuvage

Voici comment Danielle Hunebelle décrit sa grand-mère dans les années 30 : "…La grand-mère de Danielle ne faisait rien, ce qui s'appelle rien. Quand son parmi mourut ("Ne vend jamais les De Beers !" (2) avaient été ses dernières paroles), il fallut lui apprendre à mettre une lettre à la poste… Assise droite comme un I dans son fauteuil en tapisserie, un ruban de taffetas noir autour de son cou ridé, les cheveux ondulés admirablement coiffés, elle semblait sortie d'une tabatière du Grand Siècle. Elle vécut ainsi, sans rien faire pour personne, pendant près de cent ans.
De temps en temps on envoyait Danielle passer la nuit chez elle, dans son appartement de la rue Poussin. Pour distraire l'enfant, la vieille dame ressortait des écrins à bijoux et faisait ruisseler entre ses doigts manucurés une rivière de diamants et des pierres précieuses éblouissantes (3). Puis elle donnait à la petite du chocolat chaud.
Le moment que guettait Danielle, c'était quand elle allait au lit, coiffée de son bonnet en dentelle. L'enfant prétextait un devoir à finir ou une leçon à préparer, et se précipitait alors vers les rayons de la bibliothèque. Elle savait où trouver la rangée des Œuvres Libres – le fruit défendu -, une collection vouée à l'adultère et au libertinage (4).

Jeanne est restée à Paris pendant la seconde guerre mondiale ; elle n'a pas été inquiétée grâce à son nom "français" et à celui de ses deux plus jeunes filles.

Caroline Weill-Giès, son arrière-petite-fille évoque ainsi ses dernières années : "[Ma grand-mère et moi] nous enfilions nos manteaux pour nous rendre rue la Fontaine, chercher "Grand-maman", pour le déjeuner. A travers les jolies rues d'Auteuil et de Passy, à petits pas, la minuscule vieille dame en voilette trottinait aux bras de sa fille, à peine courbée, impeccable dans ses étroits tailleurs noirs dont la tournure évoquait la Belle Epoque, un ruban de velours noir orné d'un camée enserrant son cou maigre ; à peine arrivée, elle s'installait pour déjeuner. Le menu était toujours le même : poulet bouilli, légumes à l'eau, pommes cuites en dessert ; puis Grand-maman gagnait péniblement la bergère qui lui était réservée, allongeait la jambe pour poser ses bottines sur un petit banc recouvert de tapisserie, sortait solennellement de son réticule une bonbonnière en argent, et nous offrait une pastille Vichy avant de s'endormir en ronflotant doucement.
[...] Ce qui est sûr, c'est la coquetterie : elle était à tout âge d'une minceur exemplaire, attentive avant tout à sa toilette et à son apparence. On raconte qu'elle prenait des bains de lait d'ânesse. Pour les toilettes et les parfums, elle ne croyait qu'en Dior. Sur les photos, tout comme sur le portrait de sa sœur (celle dont on disait qu'elle avait été la maîtresse d'un prince de Monaco) elle a l'air impériale et pincée.

A cette époque elle habitait rue La Fontaine dans le 16ème arrondissement, dans un proche voisinage de ses trois filles, qui ont donc pu prendre soin d'elle jusqu'à la fin de sa vie.
Jeanne a quitté ce monde à la veille de ses cent ans.

Pour conclure

Doit-on penser que Jeanne, qui "ne faisait rien, ce qui s'appelle rien" a mené une vie inutile ? Je ne le crois pas. D'abord parce qu'elle est un exemple typique de ces juifs de la fin du 19ème siècle pour qui la fuite de la toute petite-bourgeoisie alsacienne, dans le but de s'assimiler à la culture française était la meilleure forme d'ascension sociale... c'est l'époque de Marcel Proust. Elle a réussi dans cette démarche, même si celle-ci peut paraître contestable à nos yeux du 21ème siècle. Pour cela elle a pris le risque de venir vivre à Paris et elle a réussi à mener une vie honorable à la suite de certaines péripéties, et elle a donc fait preuve de courage et de détermination.
D'autre part, elle est à l'origine d'une nombreuse descendance qui compte des personnalités remarquables, chacune dans son domaine et suivant sa voie.
Enfin, si Jeanne n'avait pas existé, il est fort possible que le site du judaïsme d'Alsace et de Lorraine, sur lequel figure la présente page, n'aurait pas existé lui non plus…

Notes :

  1. Le franc de l'époque serait très approximativement équivalent à un peu plus de 3 euros
  2. De Beers : Actions de la société du même nom, géant mondial du diamant, en Afrique du Sud
  3. Après son décès, ses filles s'apercevront avec une grande déception que tous ces bijoux n'étaient que pacotille
  4. Christiane Rimbaud, Danielle Hunebelle, grand reporter, éd. Anne Carrière, 2001, p.35

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