La dernière
expulsion des
Juifs d'Alsace



Article de
S. Schwarzfuchs

Article de
Francis Weill

Article de
Simone Lévy

Appel aux
témoins et aux
survivants

Le 15 juillet 1940 :
La dernière expulsion des Juifs d'Alsace
par Simon SCHWARZFUCHS


Les événements qui seront relatés ici ne sont pas totalement ignorés des historiens, mais il ne semble pas qu'ils aient jamais été l'objet d'une étude détaillée. celle qui est entamée ici a pour seul objectif de les porter à l'attention des amateurs et de faire progresser leur compréhension.

REPERES HISTORIQUES

  • 1 sept. 1939 : l'armée allemande envahit la Pologne.

  • 1 sept. 1939 : l'Angleterre et la France déclarent la guerre à l'Allemagne.
    le gouvernement français ordonne l'évacuation de 173 communes proches du Rhin : 380,000 alsaciens prennent la direction du Périgord et du Limousin.

  • 10 mai 1940 : fin de la "drôle de guerre" et offensive allemande.

  • 19 juin 1940 : Les Allemands pénètrent dans Strasbourg où l'étendard à la croix gammée flotte sur la cathédrale.

  • 22 juin 1940 : l'armistice met fin aux combats. L'Alsace est occupée par l'Allemagne nazie. L'administration civile de l'Alsace est confiée au Gauleiter Robert Wagner, avec pour mission de gagner en une décennie la population alsacienne à la cause du national-socialisme.

  • 13 juil. 1940 : le Gauleiter Robert Wagner décide d'expulser les Juifs encore restés sur place, et de confisquer tous leurs biens, intérêts et droits au profit de l'Etat.

  • 14 juil. 1940 : les Alsaciens (mais pas les Juifs) sont autorisés à rentrer chez eux.

  • 12 sept. 1940 : incendie et destruction de la synagogue de Strasbourg, à la même période sont détruites les synagogues de Wissembourg, de Grussenheim, de Biescheim et de Hattstatt.

  • Janvier 1941 : 70% de la population alsacienne a regagné ses foyers.
  • Il n'est pas nécessaire de rappeler qu'à la veille du début des hostilités les régions frontalières d'Alsace et de Lorraine les plus proches furent évacuées et que des départements de repli avaient été prévus à l'intention des évacués dans les régions de la France où la crise démographique, compliquée d'une crise économique,avait provoqué une chute importante de la population, ce qui avait permis d'y prévoir des possibilités d'hébergement pour l'avenir. Strasbourg fut alors évacuée, ainsi qu'un grand nombre de localités situées à moins de cinq kilométres de la frontière. La population juive evacuée alors d'Alsace fut proportionnellement trés importante puisque sa concentration la plus importante se trouvait à Strasbourg. La majeure partie des Juifs évacués se plia aux instructions gouvernementales et prit la direction des départements d'accueil : Dordogne, Haute Vienne et Creuse. Certains, les plus fortunés, cherchèrent un refuge provisoire à Paris et dans la région parisienne et dans d'autres régions qu'ils connaissaient mieux ou qu'ils avaient des raisons de considérer plus accueillantes. Certains firent le voyage en deux étapes, la première les ayant conduits dans des régions moins exposées de l'Alsace ou des Vosges où ils attendirent les informations qu'allaient certainement leur faire parvenir les parents ou amis partis en éclaireurs dans des régions inconnues auxquelles rien ni personne ne les avaient préparés. Les hostilités et la drôle de guerre s'éternisant, beaucoup avaient fini par rejoindre les départements de repli où l'aide aux évacués était mieux assurée.

    On peut donc considérer qu'au printemps 1940 les évacués y étaient installés tant bien que mal, souvent mal, et qu'il n'y avait pratiquement pas de Juif alsacien qui n'ait de la famille dans “l'intérieur” ou tout au moins l'adresse d'une communauté, d'un rabbin, d'un ministre officiant, d'un ami ou d'une connaissance reinstallés dans la région.Ce carnet d'adresse leur fut extrémement utile une fois que l'offensive allemande eut démarré le 10 mai 1940 et encore plus lorsqu'ils durent se rendre à l'évidence : la défaite était devenue inévitable. On se souviendra que l'offensive allemande avait complétement négligé l'imprenable ligne Maginot et qu'elle s'était développée vers la partie Nord Ouest du territoire national. La région Est, y compris l'Alsace et la Lorraine, ne faisait pas encore partie du théâtre des opérations, ce qui permit à tous ceux qui le désiraient de fuir et de participer au grand exode. La communication des provinces de l'Est avec le reste de la France ne fut interrompue qu'assez tardivement. Beaucoup s'enfuirent alors, Juifs et non Juifs. Au moment de la signature de l'armistice on pouvait considérer que tous les Juifs d'Alsace et de Lorraine avaient réussi à prendre la route de l'intérieur. Sans doute certains n'avaient ils pas donné de leurs nouvelles mais comme le courrier marchait très mal en général et pas du tout avec la zone occupée, on ne s'en était pas inquiété outre mesure : on finirait bien par se retrouver et se regrouper plus tard. Le choc de la défaite avait été si fort que les réactions en étaient émoussées. Un peuple entier était assommé.

    Le 3 septembre 1940 le général Huntziger remettait à la commission d'armistice à Wiesbaden une protestation du Gouvernement français qui portait sur douze points différents. L'un d'eux concernait l'introduction en Alsace Lorraine de la législation raciale allemande, l'expulsion des Juifs de ces deux provinces ainsi que celle de nationaux “que l'autorité allemande tient pour des intrus”, autrement dit de ceux qui s'y étaient installés depuis 1918. Le gouvernement français considérait qu'il y avait eu là une violation des conditions de l'armistice qui avait été signé entre l'Allemagne et la France dans ses frontiéres de 1939. Celle-ci restait en principe chargée de l'administration de ses territoires occupés ou non. Le gouvernement avait décidé de ne pas publier sa protestation. La radio et la presse n'en firent donc pas état.

    Carte
    Legende
    Que s'était il donc passé ? Personne ne s'était fait d'illusion à Vichy sur le sort qui serait fait à l'Alsace-Lorraine dans la conquête allemande, encore que Hitler ait déclaré à plus d'une reprise qu'il renonçait à leur annexion. Le 28 juin il fit son entrée à Strasbourg où une grande partie de la population évacuée était déjà revenue. Il semble bien qu'il avait déjà fait part de ses intentions auparavant à Josef Burckel, le Gauleiter de Sarre-Palatinat; et peut être aussi à Robert Wagner , le Gauleiter de Bade. Il avait donc décidé de séparer les deux provinces ex-françaises en les rattachant à deux Gau différents pour mieux diluer leur particularisme et mieux les fondre dans le Reich. Les Alamans du pays de Bade et d'Alsace seraient ainsi réunis de même que les Francs de Lorraine et de Sarre-Palatinat. C'était donc la disparition de l'Alsace et de la Lorraine qui était projetée. Les deux provinces furent confiées à l'administration civile, le pouvoir suprême restant cependant à l'armée. Celle-ci boucla la région pour éviter le retour des réfugiés français. Les préfets français restés sur place furent arrêtés.

    Cependant rien ne fut officiellement annoncé concernant les intentions allemandes. On peut se demander pourquoi Hitler préféra garder le silence. Craignait-il une réaction du gouvernement français qui aurait pu profiter de la circonstance pour proclamer qu'il avait rompu l'armistice ou bien voulait il mener dans un certain calme sa politique de désengagement de l'Angleterre du conflit ? On n'en sait rien , mais le résultat fut le mutisme, qui ne l'empêcha d'ailleurs pas de mener trés activement sa politique lorraine-alsacienne.

    Le 15 juillet la frontière douanière fut repoussée jusqu'à l'ancienne frontière de 1871, mais seuls les ministres des finances et de l'intérieur en furent avisés. En fait les Gauleiter reçurent la plus grande liberté d'action et ils ne manquèrent pas de s'en servir. C'est ainsi qu'ils purent ordonner l'expulsion des Juifs d'Alsace et de Lorraine. Il faudra désormais prendre garde et ne jamais oublier que les deux provinces avalées dans des Gau allemands allaient mener des vies indépendantes dans le cadre du Reich : même lorsque des décisions semblables seront prises dans chacune des deux provinces, rien ne démontre qu'elles le furent en même temps, ni même qu'elles furent appliquées parallèlement. Il se trouve que nous sommes mieux renseignés pour l'Alsace que pour la Lorraine et c'est donc d'elle qu'il sera essentiellement question ici.

    Les Juifs restés en Alsace

    Ainsi donc des Juifs étaient restés en Alsace qui n'avaient pas fui devant l'avance allemande. Combien étaient ils ? On n'en sait trop rien, les archives allemandes étant trés indigentes pout cette période d'organisation pendant laquelle, de par la volonté du Führer, beaucoup de choses furent dites et peu écrites. On peut très prudemment évaluer leur nombre à trois mille environ pour les deux provinces.

    Pourquoi étaient ils restés en Alsace et en Lorraine ? Il faut faire ici un effort pour recréer l'état d'esprit de l'époque. Il faut se souvenir d'abord qu'en 1940 il existait toujours encore des communautés juives organisées en Allemagne avec leurs institutions et ce malgré toutes les mesures discriminatoires dont elles étaient l'objet. Il y avait encore une certaine normalité et il n'est pas impossible que certains aient été tentés d'en profiter aussi longtemps qu'il serait possible pour ne pas avoir à abandonner une province à laquelle ils étaient extrêmement attachés et peut être aussi pour ne pas devoir renoncer à des biens intransportables.

    Il y avait peut être aussi ceux qui avaient connu et apprécié avant 1918 une Allemagne différente et n'arrivaient pas à croire qu'elle avait si terriblement changé. Ils voulaient croire qu'elle traversait une crise aiguë et qu'il n'était pas assuré qu'elle serait irremédiable. Il y avait surtout les pauvres les malades et les vieillards laissés pour compte et qui se voyaient abandonnés.

    Tout montre que les autorités allemandes furent rapidement avisés de leur présence. Par qui ? Il ne manquait pas d'autonomistes en Alsace qui étaient tout disposés à aider et renseigner le vainqueur.

    Un certain nombre de lettres et de rapports écrits par ces Juifs alsaciens peu après leur expulsion permettent de reconstituer la suite des événements. Précisons que certains ont un caractére ponctuel, ce qui les rend d'autant plus représentatifs et intéressants, car ce sont des témoins occulaires qui prennent alors la parole.

    Persécutions à Mulhouse

    La synagogue de Mulhouse dévastée par les Allemands - © Paul Lichtenstein
    Synagogue de Mulhouse
    Nous apprenons ainsi qu'à Mulhouse le secrétaire de la communauté locale fut chargé dès le lundi premier juillet de transmettre à tous les hommes juifs qui se trouvaient encore dans la ville l'ordre d'avoir à se présenter dans la cour de la synagogue munis d'une pelle, d'une pioche ou d'un balai. Les invalides, les plus de soixante-cinq ans et ceux qui étaient employés chez un patron, non-juif à l'évidence, furent renvoyés chez eux. Les autres - ils étaient environ vingt cinq- furent envoyés dans la villa d'une dame juive qui avait quitté la ville depuis le début des hostilités, et chargés de la nettoyer intégralement, de désherber soigneusement son jardin, de couper des arbres, de fendre du bois, de retourner le jardin entier quatre fois de suite à la bêche, de déménager des meubles, de nettoyer des camions etc. Il y a tout lieu de croire que la maison remise en état venait d'être été réquisitonnée à l'intention de quelque haut fonctionnaire qui allait bientôtarriver du Reich.

    Les réquisitionnés furent molestés de toutes les manières possibles au cours de leur travail. Ils furent obligés de se coucher à plat ventre dans l'eau et de faire plusieurs fois le tour de la cour à la course. Un soldat allemand les suivait, qui ne leur ménageait pas les coups de pied. On les arrosait en plein visage alors qu'ils nettoyaient les camions. Plusieurs furent roués de coups. Ils furent contraints de se couper mutuellement les cheveux et de crier devant la foule qui les regardait : “Wir Juden sind schuld am Kriege, das bestätigen wir” ou bien : “Wir haben unser ganzes Leben die Leute betrogen.” La foule restait tranquille et silencieuse et les soldats allemands déçus demandaient : “Pourquoi n'applaudissez vous pas ? Ces Juifs disent la vérité !” On leur demandait leur nom et ils devaient répondre en choeur “Saujude” Ils furent photographiés à plusieurs reprises en groupe ou isolément la bouche grande ouverte. Ils furent autorisés à rentrer chez eux le 16 juillet mais avec l'ordre formel de ne pas en sortir. Ainsi qu'on le verra une décision avait déjà été prise concernant le sort qui allait leur être fait.

    Les Allemands avaient eu le temps de visiter entre temps la synagogue de Mulhouse et les services de la communauté. Dans ces derniers ils avaient pris une bonne part du mobilier - tables, fauteuils, panier à papier - et du matériel, du papier à lettre jusqu'aux plumes certainement Sergent Major.

    A cette époque le secrétaire de la communauté, assisté d'une employée de bureau, assurait encore le secrétariat. Les Allemands le chargèrent d'établir plusieurs listes : celle des membres de la communauté résidant encore à Mulhouse, celle des Juifs propriétaires de maisons ou de magasins et celle de ceux qui n'étaient pas membres de la communauté. La demande de préparer cette dernière liste confirme la perplexité des Allemands qui étaient convaincus qu'en France comme dans le Reich tous les Juifs étaient automatiquement et obligatoirement membres d'une communauté. Ils avaient constaté leur erreur et se trouvèrent donc dans l'obligation de faire établir une liste complète des Juifs de la région.

    Un Hauptsturmfuhrer S.S. suivait ces opérations de près. Il visita à plusieurs reprises la synagogue, distribua des ordres et ne négligea pas d'emporter contre quittance une grande partie des fonds dont disposait encore la communauté. Peut-être le secrétaire avait-il cru devoir les garder par devers lui, tous les comptes en banque des Juifs ayant été bloqués.


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