ROUFFACH



Cette inscription hébraïque se trouve au-dessus de la porte
d'entrée intérieure de la synagogue.
On y lit : "Les pierres / de la porte de / la maison de Dieu
ont été achetées par / David ben Israël"
Une communauté juive s'était établie très tôt à Rouffach.
Dès le 13ème siècle, fut édifiée une synagogue dont le bâtiment subsiste. Celui-ci fut confisqué lors du massacre de la communauté au 14ème siècle et, après de nombreuses modifications, devint le cellier d'un vigneron.
Il y a quelques années, l'immeuble a été transformé en maison d'habitation.
Depuis les massacres de 1309 et 1338, on dit qu'aucun Juif n'aurait plus habité Rouffach. La tradition parle d'un 'herem, un interdit prononcé contre cette ville.
Cependant, il semble que certains juifs se soient installés à nouveau dans la commune au 18ème siècle, comme le montre l'article ci-dessous.

L'extérieur et l'intérieur de l'ancienne synagogue de Rouffach, tels qu'on pouvait les voir en 1982 - © M. Rothé


Note sur la communauté juive de Rouffach et sur un "mystère" de la Passion (1762)
par Gilles Banderier
Extrait de l'Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie du baillage de Rouffach, XIV, 2020, p. 30-31.

Le 30 mars 1762, le marquis Guinot de Monconseil (1695-1782) - depuis 1751 gouverneur militaire de Colmar (1) et commandant pour le roi en Haute-Alsace - envoya au prince-évêque de Bâle, Mgr Joseph Rinck de Baldenstein, la missive suivante (2) :

Monseigneur
J’ay l’honneur d’informer Votre Altesse qu’ayant sçû qu’un Juif baptisé, avec une partie des bourgeois de la ville de Rouffach devoient s’assembler le 25 de ce mois, j’ay fait dire au Juif par un cavalier de la marechaussée, de se rendre à Colmar pour me faire connoitre son objet ; comme il s’agissoit de repeter une tragedie, annoncée la Passion de Notre Seigneur Jesus Christ, sur la grande place, où les habitans des communautés du voisinage de Rouffach s’etoient rendus pour assister au spectacle, le cavalier de la marechaussée fit inutilement la demande au prevost de m’envoyer ce Juif baptisé ; les fraix etoient faits, les acteurs ajustés avec des grandes barbes qui leur cachoient la moitié du visage, des robes et un sabre à leur cotté, ce qui ressembloit à une mascarade (3) ; finallement ils repeterent leur tragedie, en disant au cavalier qu’il eut à se retirer, sans quoy il ne seroit pas en sureté ; ce peuple se proposoit de representer cette tragedie dans le meme lieu le dimanche des Rameaux et les jeudy et vendredy saints, c’est pourquoy j’ordonnay le lendemain que le theatre soit defait, et l’on a mis en prison quinse de ces bourgeois qui ont paru le plus mutins ; les motifs qui ont determiné ces bourgeois, ne sont pas criminels, ils ne pretendoient pas agir contre la religion ny l’Etat, mais comme il est arrivé dans les années precedentes que des Juifs ont eté battus et assommés à coups de pierre par des crethiens sortant d’entendre precher la Passion de Jesus Christ, de sorte que fû M. le chevalier de Saint André (4) s’est trouvé dans la necessité de donner main forte aux Juifs pour les mettre en sureté, il y a toute apparence que si j’avois souffert la representation de la tragedie pendant les jours saints, les Juifs qui se seroient montrés dans les rues n’y auroient pas eté en sureté ; vous connoissés mieux que moy, Monseigneur, l’insubordination de tous les etats et la necessité à tenir le peuple dans l’obeissance et la crainte.
Je suis avec un profond respect
Monseigneur
Votre trés humble et tres obeissant serviteur
Monconseil
à Colmar le 30 mars 1762.

En gouverneur militaire avisé, le marquis de Monconseil ne se souciait pas seulement de réprimer des troubles déjà advenus ; il s’attachait également à les prévenir. Ce n’est pas cette prévoyance qui surprend, mais le motif de son intervention, telle que cette lettre nous permet de le connaître : "une tragedie, annoncée la Passion de Notre Seigneur Jesus Christ" interprétée par des bourgeois de Rouffach, en costumes et barbes postiches, dans un louable souci de réalisme historique. On pense immédiatement, dans l’aire germanophone et sur une plus grande échelle, au jeu de la Passion d’Oberammergau. Il faut noter la présence d’un Juif converti, qui paraît jouer un rôle de premier plan (il est en tout cas le seul personnage mentionné à titre individuel, parmi les habitants de Rouffach).

Nous n’avons, semble-t-il, pas conservé le texte que ces acteurs devaient déclamer (y en avait-il seulement un ? au moins un canevas). Mais leur pièce, telle que nous pouvons la connaître à travers cette lettre, évoque curieusement le genre médiéval des mystères. Les points communs sont nombreux : sujet pris à la Bible, représentation à la faveur d’une fête religieuse, "sur la place publique d’une ville, sur un théâtre construit pour l’occasion" (5). Les mystères de la Passion accordaient une place large et peu enviable aux personnages juifs (6). Fut-ce le cas ici ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en ait été, Monconseil avait pris des mesures sévères, dans le louable souci de protéger les Juifs de la ville (7), qui avaient déjà été molestés et lapidés "dans les années precedentes", non à la suite d’une représentation théâtrale, mais d’une prédication. Le mécanisme du bouc émissaire, décrit par René Girard, apparaît pleinement - hélas.

Dessin représentant la synagogue de Rouffach

On ne sait rien de cette pièce, ni de ses acteurs, sinon qu’il s’agissait de la Passion du Christ, jouée par des bourgeois prenant leur rôle suffisamment au sérieux pour avoir confectionné des costumes. On pense au Songe d’une nuit d’été (acte V, scène première), mais le climat n’était sans doute pas aussi bon enfant. La violence affleura en effet dès que le cavalier délivra son message et Monconseil eut sans doute raison d’interdire cette représentation.

Au-delà de son intérêt pour l’histoire locale, ce document met en évidence un phénomène familier aux historiens des idées ou de la littérature : le décalage intellectuel ou esthétique entre aires géographiques, où chacun ne vit pas à la même heure. Lorsque Kant publia son opuscule Que signifie le progrès des Lumières ? (Was heißt Aufklärung ?), les Lumières étaient déjà terminées en France. De même, à Rouffach, le théâtre populaire perpétuait les mystères médiévaux, tandis qu’à Paris, Marivaux approchait de sa fin.

Notes :

  1. Claude Muller, Colmar au XVIIIe siècle, Strasbourg, Coprur, 2000, p. 106-107. Sur la fonction de « commandant de la place », voir l’article du Dictionnaire historique de Colmar, éd. Gabriel Braeuner et Francis Lichtlé, Colmar, AREHC, 2006, p. 75b.
  2. Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, A 59/8-2. L’orthographe et la ponctuation d’époque ont été respectées (sauf distinctions d’usage, comme ou et où, a et à). J’ai plaisir à remercier MM. Jean-Claude Rebetez et Damien Bregnard de leur aimable accueil.
  3. « Troupe de gens déguisés et masqués » (Littré).
  4. Joseph Prunier de Saint-André, maréchal de camp, mort le 27 août 1761.
  5. Hélène Averseng, « Les personnages négatifs, figures structurantes de l’imaginaire biblique dans la Passion d’Arnoul Gréban : de Lucifer à Judas », TransversALL, n° 1, 2019, p. 41.
  6. David Strumpf, Die Juden in der mittelalterlichen Mysterien-, Mirakel- und Moralitäten-Dichtung Frankreichs, Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde einer Hohen philos. Fakultät der Universität Heidelberg (juin 1919), Ladenburg a. N., Nerlinger, 1920, p. 3-10 ; Manya Lifschitz-Golden, Les Juifs dans la littérature française du Moyen Âge (mystères, miracles, chroniques), New York, Columbia University, Publications of the Institute of French Studies, 1935, p. 27-58.
  7. Sur la communauté juive de Rouffach, voir la notice de la Germania Judaica, III (1350-1519), éd. Arye Maimon, Mordechai Breuer, Yacov Guggenheim, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1995, t. III/2, p. 1282 ; M. Ginsburger, Die Juden in Rufach, suivi de C. Winkler, Die Judengasse und die Synagogue in Rufach in Wort und Bild, Guebwiller, J. Dreyfus, 1906 ; Freddy Raphael, « La représentation des Juifs dans l’art médiéval en Alsace. La “truie aux Juifs” de la collégiale Saint-Martin de Colmar et le “diable aux Juifs” de l’église paroissiale de Rouffach », Revue des sciences sociales de la France de l’Est, I, 1972, p. 26-42.


Synagogue
précédente
Synagogue
suivante
synagogues Judaisme alsacien Accueil

© A . S . I . J . A .