Juifs, Alsaciens et Français
par Francis WEILL

© Olivier Katz
Le vendredi 30 avril 2004, le cimetière des anciennes communautés juives de Herrlisheim et Hattstatt, venaient d'être profanés.
Non seulement des tombes ont subi l'outrage d'être marquées des sinistres "croix gammés" nazies et de l'horrible sigle des S.S. de triste mémoire, mais en plus des inscriptions "Juden raus" ont été inscrites.

Mais lorsque, en Alsace, on se permet de dire aux morts juifs, et par contre-coup aux vivants, "juif dehors", la question se pose de savoir s'il appartient aux premiers arrivants de partir pour céder la place aux gens d'origine germanique venues après eux ?

Herrlisheim et Hattstatt :

Les deux villages se trouvent à moins de 10 km au sud de Colmar (Haut-Rhin), sur la route conduisant à Rouffach. Jadis leurs populations juives furent importantes et florissantes. Ces communautés étaient fort anciennes, puisqu'à l'époque du Haut-Mundat de Rouffach on citait déjà - au 17ème siècle - les noms de quelques juifs qui y résidaient.

Lorsque par ses Lettres-Patentes du 10 juillet 1784, le roi Louis XVI décida de dénombrer les juifs autorisés à résider en Alsace, il demanda en outre de reconstituer l'état-civil des populations. Cet enregistrement des évènements de la vie humaine n'avait jamais existé auparavant pour les membres de la "Nation Juive", puisque telle était la désignation du judaïsme à cette époque. Pour les autres religions le travail était effectué de façon courante, au moins depuis le 16ème siècle, par les ecclésiastiques des différentes églises chrétiennes.

La Kehila (communauté) de Hattstatt fut une des très rares à avoir exécuté cette reconstitution sur tout le 18ème siècle : ceci à partir des mappoth qui se trouvaient dans la Schule (synagogue). Cet état de la population juive est conservé aux archives du Haut-Rhin.

Pour le village et la communauté de Herrlisheim, le plus illustre de ses descendants est Marcel MAUSS (1873-1950) ethnologue et sociologue, qui a porté très loin l'honneur de son pays par sa contribution fondamentale à la science sociale.

Il semble, si l'on peut dire par euphémisme, qu'à Hattstatt on a aimé les juifs ! A la fin des années 1980 on a retrouvé les rouleaux de la Torah qui avaient appartenues à la synagogue du village. C'est un brocanteur haut-rhinois qui en avait près d'une dizaine à la vente. Ils lui avaient été "cédés" par le curé du village qui les avait "sauvés" pendant la période de l'occupation allemande ! N'était-il donc pas au courant que le deuxième conflit mondial avait pris fin et qu'il restait des juifs - même du village - qui avaient survécus à la Shoah ?

Hattstatt sur une carte postale ancienne - coll. M. et A. Rothé
L'arrivée des Juifs en Alsace :

Très souvent les gens ne connaissent pas l'origine de la présence des juifs en Alsace. Cette présence est très ancienne, puisque les juifs sont arrivés en Alsace avec les légions romaines.

On sait que quelques villages des vallées de Sainte-Marie aux Mines et de Villé sont peuplés de descendants de ces mêmes légions romaines. Ceux-ci ont été ensuite convertis au christianisme naissant et plus personne n'a discuté de leur origine, ni de leur droit à vivre en Alsace. La seule chose qui les distingue des autres alsaciens, c'est qu' ils sont de langue romane et que le patois alsacien n'y a pas cours.

Par contre, pour les descendants des juifs, bien que se trouvant dans la plaine de l' Ill depuis au moins deux millénaires, le problème a été tout autre. Selon les différentes souverainetés qui s'étaient partagées le terroir, les juifs ont été acceptés, tolérés, rejetés, condamnés, bannis, réadmis, refoulés, dépossédés de leurs biens, si ce n'est envoyés aux bûchers ou sur la roue.

La plus connue des expulsions est celle de 1349. Les juifs furent expulsés d' Alsace, pour les plus heureux, les autres furent brûlés vifs - dont l'entière communauté de Strasbourg - pour un prétendu crime qu'ils auraient commis : ils auraient "empoisonné" les puits. Ceci aurait été la cause de la grande peste qui avait fait des ravages tant en Alsace que dans une grande partie de l'Europe occidentale. Certes, des juifs aussi sont morts pendant la peste, mais comme leur religion imposait, et impose, de se laver les mains avant de manger et de se purifier, les victimes juives étaient nettement moins importantes. Comment - pour les chrétiens - pouvait-on expliquer cette différence, si ce n'est qu'en accusant les juifs d'être les responsables de tous ces décès ?

De cette expulsion il reste encore des traces. Ainsi, il y a peu d'années, le musée des Unterlinden de Colmar avait présenté une exposition sur le "Trésor Juif de Colmar". Il s'agissait essentiellement de bijoux et de pièces de monnaies qui avaient été découverts vers 1850, lorsque le propriétaire d'un immeuble (rue Berthe Molly) se mit à faire des transformations dans sa maison. Dans un mur, et sous le plancher se trouvaient des caches où les juifs - ayant occupé les lieux - avaient mis leurs biens à l'abri, avant de fuir, et avec l'espoir de pouvoir les récupérer. En 1353 des juifs revinrent à Colmar, mais pas les anciens occupants de la maison. Il est vraisemblable qu'entre temps quelques âmes charitables avaient dues les faire passer .. de vie à trépas !

Si on prend le cas de la ville de Metz, des documents d'époque démontrent une présence juive en l'an 800, c'est à dire sous Charlemagne. Beaucoup de villages d'Alsace n'existaient pas encore à cette époque, certains n'apparaissant que vers les années 1200. Or à cette date, l'illustre rabbin Meïr Ben Baruch de Rottenburg avait été enfermé dans la prison d'Ensisheim. Il avait été condamné par l'empereur du Saint-Empire romain-germanique pour avoir voulu fuir d'Allemagne, devant les hordes des Croisés, accompagné de ses ouailles, afin de rejoindre la Terre d'Israël. Comme les autorités impériales exigeaient une rançon trop importante pour lui rendre sa liberté , Meir de Rottenburg refusa qu'on le rachetat. Il s'éteignit dans la prison d'Ensisheim en 1293. Un grand nombre de ses descendants vivent encore en Alsace, soit sous son nom, soit sous celui de Weill ou de Guggenheim . Le "crime" commis par le Maharam : le départ de ses juifs risquait de faire perdre à l'empereur des entrées d'impôts fort importantes !

Le 12 septembre 1703, le Prince de Birkenfeld, seigneur de Ribeauvillé, faisait reconnaître ses droits - de nommer les Syndics des Juifs (c'est à dire les parnassim) - devant le Conseil Souverain d'Alsace. Il indiquait que depuis plus de 3 siècles ses ancêtres avaient nommés les présidents des communautés juives de leur terre. C'est une preuve que les juifs étaient déjà à Ribeauvillé au moins depuis l'an 1400 !

L' Alsace devient française en 1648 :

En 1648, à la suite du Traité de Westphalie qui mettait fin à la Guerre de 30 ans (1618-1648), l'Alsace passait dans le giron du roi de France, Louis XIV.
Ainsi l'Alsace devenait française.

Hattstatt sur une carte postale ancienne - coll. © M. & A. Rothé
Hattstatt
Bien que les juifs aient été expulsés définitivement de France en septembre 1394, après plusieurs expulsions puis retours, (dont par Philippe IV le Bel), lorsque Louis XIV pris possession de l'Alsace il conserva les juifs qu'il venait de trouver dans ces nouvelles conquêtes. Cette mansuétude résultait surtout au fait que les juifs apportèrent un précieux concours pour redresser l'économie, qui s'était effondrée durant la guerre de 30 ans. Comme la population chrétienne - essentiellement composée de luthériens - était assez hostile au roi de France, ce sont les juifs qui vont permettre à Louis XIV d'asseoir sa souveraineté. Les juifs vont s'occuper du ravitaillement des armées royales, tant en chevaux (pour la cavalerie et pour tirer les canons) qu'en fourrages et en viande, pendant que le roi de France poursuit les guerres,contre la Ligue d'Augsbourg. Ce n'est que par le Traité de Ryswick (1697) que les guerres s'achèveront . Accessoirement, les juifs seront aussi amenés à prêter de l'argent pour payer les soldes des troupes, dans l' attente que les finances royales fassent parvenir les fonds nécessaires.

Mais en même temps que l'Alsace devenait française, elle se trouvait décimée par trente années de guerre menée sur son territoire, essentiellement par les Suédois. Environ trente pour cent de la population avait disparue durant ce long conflit : population qu' il faudra remonter. C'est pourquoi Louis XIV fera appel à des étrangers qui viendront s'installer sur place : des Allemands, des Autrichiens, des Suisses. Parmi ces nouveaux arrivants il y aura également des juifs et des anabaptistes. Les juifs auront l'autorisation de s'installer dans la province, alors que les anabaptistes seront expulsés... le Traité de Westphalie ne reconnaissant des droits qu'aux seuls catholiques ou luthériens.

Après 1685 et la Révocation de l'Edit de Nantes, de nombreux huguenots français s' arrêteront dans les Marches de l'Est. Dans de nombreux cas ils permuteront leur foi en devenant luthériens. On les retrouvera surtout par leurs prénoms d'origine biblique, au risque de prêter à confusion avec ceux des juifs déjà présents. A l'heure présente on retrouve encore des patronymes d'origine française ayant pris l'accent alsacien.

Nous voyons donc que les nouveaux venus dans la province d'Alsace seront tant juifs que chrétiens. D'où nous pouvons dire que nos droits sur la terre alsacienne sont plus anciens, voir contemporain, de ceux des chrétiens .

L' île de Paille :

Louis XIV va aménager une île se trouvant dans le Rhin, à hauteur de Breisach (Vieux-Brisach) pour en faire le centre de son pouvoir en Alsace. Il va faire construire une ville de toute pièce, qui sera tant une garnison que le siège de l'Intendant Royal et du Conseil Souverain d'Alsace, c'est à dire la capitale administrative de la province.

Voir aussi à ce sujet
l'article de Robert Weyl :
Les Juifs dans la Ville de Paille
D'importants travaux vont être entrepris pour faire sortir les habitations de terre, et aménager une nouvelle population de militaires et d'administrateurs. De nombreux juifs vont venir s'y installer, en précurseurs, favorisés pour leur implantation par le droit d'y construire une habitation. Ils vont animer la vie économique pour assurer l'alimentation et les fournitures essentielles nécessaires pour la nouvelle population.

Louis XIV va même nommer un rabbin pour l'ensemble de l'Alsace (Haute et Basse), en la personne de Aaron Wormser qui avait été en poste à Metz. Dans les Lettres-Patentes de désignation, du 21 mai 1681, le Roi décide que le siège du rabbinat sera aussi dans cette même île, dans la Ville nouvelle de Saint-Louis les Brisach.

Fin de l'île de Paille :

La Maison d'Autriche, qui avait conservé une souveraineté dans le Margraviat de Bade, avait vu d' un très mauvais oeil l'installation française sur l' "île de Paille" au flanc de leur domaine. Lors du traité de Ryswick Louis XIV acceptera le démantèlement de la ville nouvelle, après que Vauban eu créé Neuf-Brisach, ville fortifiée, mais interdite aux juifs.

Le Conseil Souverain d'Alsace sera transféré à Colmar. Les juifs seront autorisés à s'installer sur la terre ferme, beaucoup iront à Biesheim, d'autres à Marckolsheim, à Grussenheim, ou encore dans des villages aux alentours de Colmar, ville toujours interdite aux juifs. Ce sont des descendants des juifs de l'île de Paille qui vont venir rejoindre les villages de Herrlisheim et de Hattsatt, des juifs fidèles au roi de France!

Les Luthériens :

Les Luthériens qui formaient l'essentiel de la population alsacienne, avant l'arrivée de la France, ne seront plus à l'aise en Alsace. La cathédrale de Strasbourg qui avait servie au culte réformé repassera dans les mains de l'église catholique. Tout sera mis en oeuvre pour catholiciser la province. Le premier Cardinal de Rohan sera choisi parce qu'il avait été diplomate à Vienne.

© Liliane Grunstein

Le Consistoire de la Confession d'Augsbourg (les luthériens) qui fut privé en 1715 de l'église St-Martin de Colmar, devra recourir en 1717 au Conseil Souverain d'Alsace pour faire valoir ses anciens droits matrimoniaux sur ses ouailles.

Conclusion :

On voit que les Juifs sont en Alsace depuis deux millénaires, qu'ils ont rempli un rôle important pour asseoir le pouvoir royal dans la province, et que les derniers venus - accueillis par Louis XIV - sont arrivés en même temps que 30% de ceux qui se prétendent avoir une ancienneté plus légitime . C'est pourquoi, ceux qui voudraient voir "Juden raus" devraient peut-être songer que le départ devrait commencer par eux.

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