Les démêlés de Mada Kahn
par Jean-Claude Streicher (23 novembre 2023)
Extrait de Histoire sociale des Juifs de Soultz-sous-Forêts / 10


La destinée de la Soultzoise Mada (Matha ou Madeleine) Kahn a été des plus atypiques. Héritière d'une notabilité israélite de la commune, c'est manifestement la première femme d'affaires indépendante de la localité, au point de demander, à l'instar de sa grand-mère, à pouvoir se séparer de son époux, Michel Aron, ce que la tradition juive permettait d'ailleurs d'ancienneté, bien avant le droit commun français. Elle se ravisa cependant l'année suivante pour se réconcilier avec lui et lui donner encore sept enfants supplémentaires, soit onze au total. Par la suite, ce mari finit quand même par reprendre ses distances, pour décéder bien loin de sa patrie soultzoise, à Schierstein, dans un coude du Rhin, où s'étaient concentrés les Juifs faisant leurs affaires dans la ville voisine de Wiesbaden. Nous avons pu reconstituer leur parcours partir de l'état-civil, de leurs actes notariés et des jugements de justice dont ils ont pu faire l'objet.

Mada était la petite-fille de Loewel Kahn, la grande notabilité juive de Soultz d'avant la Révolution, et la fille de Marum Cahn, décédé le 1er février 1781 et de son épouse Hannah. Au début de 1801, elle épousa le marchand de draps, "Bürger und patentierter Handelsmann" Michel Aron de Soultz, frère cadet de Léopold Aron, l'autre grande figure tutélaire de la communauté. Mais comme leur union a été célébrée avant l'obligation légale de déclarer les patronymes définitifs, elle n'est pas enregistrée dans les registres d'état-civil soultzois.

Un extrait de leur contrat de mariage conclu le 6 pluviôse an IX (26 janvier 1801) par devant le notaire Lambert à Soultz, nous apprend néanmoins que les conjoints s'étaient unis sans constituer de communauté de biens. Mada apportait en argent comptant 6.000 F ainsi que des bijoux et des ornements d'une valeur de 300 F. Elle apportait également un lit nuptial estimé à 300 F ainsi que des meubles également évalués à 300 F, tous "propres et réservés à elle et à reprendre du plus de la fortune" de son futur en cas de son décès (2). Impossible, par contre, de connaître l'apport de Michel Aron, les minutes originales du notaire Lambert ayant été perdues.

A la poursuite des débiteurs de Loewel Kahn

Le couple s'occupa d'abord d'obtenir le paiement des nombreuses créances encore dues au grand-père Loewel Kahn, "Handelsmann und Krämer in Sulz". Ils parvinrent ainsi lever nombre d'hypothèques, qui leur avaient garanti ces créances. Mais il arrivait aussi, comme les 12 et 20 nivôse an XI (2 et 10 janvier 1803), que Michel Aron agisse seul, avec la procuration de son épouse, "als Erb des verstorbenen Löbel Kahn, namens seiner Ehefrau Matha" (2).

Sans doute ces créances étaient-elles si nombreuses qu'elles risquaient d'absorber toute leur énergie. Aussi, le 22 thermidor an IX (10 août 1801), avaient-ils fini par confier leur recouvrement au Citoyen Bauer, avoué au tribunal de l'arrondissement de Wissembourg. Ils lui donnèrent alors pouvoir " pour en leur nom et pour eux gérer les affaires de toutes natures, droits et actions à eux compétentes, poursuivre leurs débiteurs par voie judiciaire le cas échéant, citer en conséquence toutes personnes en toutes juridictions, en conciliation si besoin est, en cas de non-conciliation par-devant les tribunaux supérieurs et faire toutes poursuites jusqu'au jugement définitif" (3).

Mais dans la conduite de ses propres affaires, Michel n'eut pas toujours la main très heureuse. Le 25 brumaire an XII (17 novembre 1803), par devant notaire, il prêta ainsi 4.500 F à Michel Jung, laboureur à Hoffen. Pas de chance, c'était un mauvais payeur, plaideur de surcroît. Se fondant sur le fait que l'obligation de ce 25 brumaire an XII ne contenait pas la preuve que la somme prêtée lui avait été bien délivrée, il soutiendra devant la justice de paix, puis devant le tribunal de Wissembourg qu'il n'avait alors reçu que 2.000 F, dont il avait remboursé 795 F. Contestant le jugement du tribunal de Wissembourg, il ira jusqu'en cassation. Mais le 28 mai 1811, par une décision qui fera jurisprudence, la cour de Colmar rejeta son recours et le condamna à rembourser les 4.500 F en neuf annuités de 500 F (4).

Autre exemple de combinaison boiteuse : le 8 décembre 1807, par devant Me Westercamp de Wissembourg, Michel Aron vendit à Samuel Aron (alias Samuel Judas Aron), commerçant à Phalsbourg, une maison de deux étages à Soultz, le rez-de-chaussée compris avec une petite cour sur la grand-route à Soultz, plus 9 ares de vignes pour 1.800 F le tout. Mais une expertise du receveur de l'enregistrement révéla "une lésion de 7/12èmes " (?).
Michel Aron menaça alors Samuel Aron d'un procès, puis finalement le 27 octobre 1808 tous deux conclurent l'arrangement suivant : Samuel Aron se désista de suite de tous les droits de propriété sur cette vente ; ils annulaient le contrat de vente ; et Michel Aron revenait dans la pleine et entière possession de la maison. Pour ce désistement, Michel Aron remboursa 1.800 F et les frais (5).

Mada demande le divorce

Ces ratés ont-il excédé Mada ? A la fin de 1807, en tout cas, elle demanda à pouvoir être séparée de son mari, et ce "pour cause d'excès, sévices et injures graves". Elle suivait en cela l'exemple de sa grand-mère Roesel (ou Reisel) Nathan, qui, à l'âge de 65 ans, avait obtenu le 26 mai 1794 de la municipalité de Soultz d'être divorcée de son époux, le négociant émigré Loewel Kahn.

Dans un premier temps, Mada parvint à faire apposer des scellés au domicile conjugal sur les effets de leur communauté, effets dont son époux avait d'ailleurs alors été nommé "gardien judiciaire". Le 19 janvier 1808, le tribunal civil de Wissembourg ordonna ensuite l'inventaire et la prisée de ces effets. Et en attendant que la litispendance arrive à son terme, il permit également à Mada de se retirer dans deux chambres désignées pour elle au premier étage de la maison maritale, propriété de son époux dans la Hundsgass à Soultz. Ce 19 janvier, le tribunal de Wissembourg ordonnait en outre à son mari de lui verser une provision alimentaire de 120 F par mois.

Mais Michel en contesta aussitôt le bien fondé devant la Cour d'appel de Colmar. Outre d'être tenu de fournir bonne et suffisante caution pour sûreté des effets inventoriés, il n'admettait pas que sa femme fût autorisée à vivre séparément d'avec lui dans son propre logis. La cour de Colmar mit moins d'un mois pour se prononcer. Le 16 février 1808, elle estima que la caution était justifiée, mais que la divorcée ne pouvait prétendre disposer d'une habitation séparée au domicile de son ex-mari (6).

Reisel Nathan décéda peu après, le 13 mars 1808, vers 6 h du matin à Soultz, à l'âge de 88 ans (7). Mais Mada avait déjà gagné son autonomie, dans le négoce de biens fonciers notamment. Aussi, demanda-t-elle à obtenir la patente que Napoléon Ier exigeait désormais de tous les commerçants. Elle est ainsi la seule femme des 45 candidats soultzois à la demander cette année-là. Toutefois le 27 juin, la municipalité refusa de lui délivrer un certificat de non-usure, préalable indispensable à l'obtention de la patente. Loin d'être la seule, 24 autres candidats, dont son "ex" Michel Aron, se virent alors également refuser ce certificat.
Mais à la demande du sous-préfet, la municipalité reconsidéra sa position le 31 juillet suivant et ne maintint son refus que pour cinq Juifs, parmi lesquels ni Mada, ni Michel Aron n'étaient compris, le sous-préfet estimant seulement que la situation de Michel devait être réexaminée (8).

L'encan du stock de marchandises

La procédure en séparation, cependant, suivait son cours. Dès le 15 et 17 janvier 1808, les scellés avaient ainsi été apposés sur la maison du couple, n° 158 à Soultz, à côté de l'auberge Au Bœuf, maison alors habitée par le seul Michel Aron. Furent alors scellées la porte de la boutique conduisant aux deux chambres du rez-de-chaussée ordinairement occupées par la famille, ainsi que la porte de la grande cave.

Le 28 avril 1808, Mada avait aussi obtenu du tribunal de Wissembourg la vente par enchère publique du stock de marchandises qu'elle possédait avec Michel Aron au domicile de ce dernier à Soultz. Les 22 et 23 juin 1808, les scellés furent donc levés, puis réapposés le temps d'en prélever ce qui devait être adjugé. Mada était présente, mais pas Michel, qui, ayant été appelé à d'autres obligations urgentes, s'était fait représenter par son domestique Meyer Lazarus.

Le notaire Lichtenberger de Wissembourg fixa l'adjudication au 28 juin 1808, à partir de 9 heures du matin. Elle fut annoncée au public par une affichette que Bauer, l'huissier de Soultz, placarda "dans les différents endroits de la commune selon l'usage, et notamment à la porte de la maison où sont les effets à vendre, à la porte de la maison commune, à la porte de l'auditoire de la justice de paix et place du marché. "
Cette fois, les ex-conjoints seront présents. L'énumération des lots alors mis en vente est sans doute représentatif ce que pouvaient proposer des Krämer juifs ruraux sous le Premier Empire. Cela allait du petit bétail (ovins) aux produits pour tissiers travaillant à domicile (fil, coton, laine, colorants) encore très nombreux dans le Sulzerland, en passant par de la houille, du charbon de bois, des tissus, de l'huile végétale, du miel, du café et du vin de table.

On commença par les sept brebis (dont quatre avec un agneau) et les onze moutons, qui avaient été laissés à la garde d'un certain Jacques Muller. Ils trouveront tous preneurs, Mada gardant même l'avant-dernier mouton par devers elle pour 7 F. Seront également dispersés trois peaux de brebis ; 65,5 kg de laine en deux lots ; 19 kg de café en dix lots, dont Mada se réserva un lot de 2 kg pour 17,50 F ; plus de 6 hl de vin blanc de l'année 1807, dont Mada se réserva deux à 13 et 17 F respectivement ; 15,5 kg de miel en trois lots ; du bois de fourneau ; 86 kg d'alun (sulfate d'aluminium et de potassium servant à fixer les colorants des teinturiers) en huit lots, dont Mada se garda quatre lots de 5 kg et un cinquième de 4 kg ; 30 kg de coupe-rose (autre colorant textile) en trois lots, dont Mada se réserva un lot de 10 kg à 4,50 F ; 1 392 kg de houille, mais dont seulement 23 kg trouveront preneur ; 28,5 kg de fil de coton en trois lots ; 65 kg de coton bleu ou à filer en cinq lots ; une dizaine de mètres de futaine (étoffe croisée et pelucheuse, de fil et de coton) et 80 litres d'huile de navette (Rapsöl). Michel Aron et Mada Kahn demandèrent alors d'arrêter la vente, ayant estimé qu'elle avait atteint un produit suffisant de 965,24 F. Prévoyants, ils s'étaient aussi gardé un peu de vin de ménage (9).

Le 1er août 1808, coup de théâtre : ils exposent au juge de paix cantonal qu'ils ont finalement décidé de renoncer à leur divorce et requièrent en conséquence la levée des scellés qui avaient été apposés sur leurs meubles, effets et marchandises. Le même jour, à deux heures de relevée, le juge de paix et son greffier sont donc allés retirer les bandelettes qu'ils avaient collées aux portes et volets de la boutique du rez-de-chaussée et des deux chambres situées au-dessus au premier étage, sur les portes du magasin dans la cour, du grenier, du cabinet de ver-dure, ainsi que sur le secrétaire de bois de sapin placé dans la chambre à coucher à côté du grand poêle (10).

Deux mois et demi plus tard, lorsqu'à la mi-octobre 1808 les Juifs durent enregistrer à l'état-civil leurs patronymes "fixes et définitifs", Mada et Michel Aron ne firent donc pas de déclarations séparées, laissant supposer par là qu'ils s'étaient effectivement rabibochés.
Ce 18 octobre 1808, Michel Aron a ainsi été le second chef de ménage à se présenter à la maison commune. Il dit vouloir garder ses nom et prénom. Ses quatre enfants par contre changeaient leurs prénoms : Marum en Meyer ; Hirtz en Henry ; Güttel en Caroline ; et Telsché (née le 29 janvier précédent) en Thérèse. Puis, concernant son épouse Mada, il dit qu'elle gardait Kahn comme nom de famille, mais qu'elle changeait son prénom en Madeleine (7).

L'année suivante, le 23 mai 1809, Michel Aron et Mada ont même encore une fille, Philippine, née vers 4 h du matin, mais qui décédera à l'âge de dix ans le 11 décembre 1819. Ils auront encore deux fils Alexandre et Charles, nés le 12 septembre 1812 et le 30 novembre 1813 respectivement ; trois filles : Rosalie, née le 14 octobre 1816 ; Babette, née le 18 juin 1818, mais qui décédera le 16 mars 1820 à l'âge d'un an et six mois ; et Reine, décédée le 30 juillet 1826 à l'âge de 7 mois (7) ; plus un dernier fils, Jacques.

Les dettes du Schlossmüller (meunier)

A gauche, le bâtiment de la Schossmühle (moulin) de Soultz.
Le couple resta également uni dans ses démêlés judiciaires avec Jean-Georges Kreiss, le meunier de la Schlossmühle de Soultz. La querelle remontait au 15 mai 1801, lorsque Michel Aron et Mada lui avaient vendu pour 4.907,93 F de terres agricoles. Mais l'incommode meunier ne paya que par tranches, selon ses possibilités du moment. Le 11 novembre 1801, il régla 126,59 F, plus 1.389,60 F. Le 14 avril 1804 : 2.024 F via le notaire Lambert de Hatten, qui avait enregistré l'acte de vente. Le 5 juin 1807 : 350 F par l'intermédiaire du notaire Anthing de Soultz. Le 3 janvier 1809 : 168,05 F par le biais du notaire Müntz de Soultz. Le 26 avril 1809 : 25,50 F, via le même. Le 8 mai 1809 : 120 F. Le 7 juin 1809 : 244 F. Le 10 octobre 1809 : 240 F. Le 11 novembre 1809 : 240 F. Le 2 janvier 1810 : 240 F.

En août 1812, puisque les intérêts continuaient de courir, Kreiss devait donc encore 175,08 F, plus 54,95 F de frais d'injonction d'huissier. Michel Aron y ajouta 1.242,48 F pour marchandises fournies au meunier jusqu'au 9 juin 1801 ainsi que le prix de location d'une pièce de terre qu'il lui avait baillée pour quatre ans le 24 septembre 1801 et dont Kreiss n'avait acquitté que le premier fermage de 41,75 litres de froment. Et comme le meunier avait outrepassé ce bail de deux ans, il lui devait en réalité cinq années de fermage, avec les contributions foncières.

A bout de patience, Michel Aron réclama l'impayé devant le tribunal de Wissembourg. Mais incapable de démêler des comptes aussi tordus, celui-ci demanda aux parties de chercher à se concilier chez le notaire Hemberger de Soultz. Le 26 août 1812, à 8 h du matin, Michel Aron présenta ainsi son décompte en présence du meunier. Selon ses calculs, celui-ci lui devait encore 1.695,23 F avec les intérêts et les frais d'huissier, plus 29,36 hl de froment.
Kreiss contesta ce montant, puisqu'il omettait certains de ses remboursements. Il contestait également le décompte des marchandises fournies et celui du loyer de la pièce de terre. Il revint donc le lendemain avec son propre décompte. Il réclamait 1.637,50 F et n'admettait devoir que 14,71 hl de froment. Mais comme Michel Aron persistait dans ses dires, la concilia-tion échoua (11).

Autres débiteurs de Loewel Kahn

Mada et Michel durent également continuer de poursuivre ensemble les débiteurs de Loewel Kahn, le grand-père de Mada. Au début, ce fut même avec Reisel, la mère de Mada. Le 16 juillet 1804, le trio demanda ainsi à la justice de paix soultzoise de condamner Antoine Studer de Leiterswiller à payer pour Philippe Eisenzimmer, de Leiterswiller, dont il était la caution solidaire, la somme de 300 F due depuis le 11 mai 1800. Studer nia d'abord être la caution solidaire d'Eisenzimmer. Mais Michel Aron répliqua que s'il payait cette dette sur le champ, tous les frais de justice lui seraient évités. L'argument suffit à lui faire débourser le dû (12).

Un mois et demi plus tard, le 3 septembre 1804, le même trio demanda à condamner la veuve de Jean-Georges Sturm de Rittershoffen, héritière du maréchal-ferrant Philippe Sturm, à lui payer 68 F et à lui livrer un double décalitre de navette qu'elle devait depuis le 8 février 1772. Mais la cause dut être reportée, car la veuve soutint qu'elle était dans l'impossibilité de payer le moindre sou, son père ne lui ayant délaissé aucun bien, ni héritage, ce qu'elle offrait de prouver (12).

Six particuliers de Leiterswiller finirent cependant par régler leurs anciennes dettes envers Loewel Kahn. Le 1er février 1813, Michel Aron et son épouse Mada consentirent donc à radier leurs inscriptions hypothécaires (13).

  Toujours "poursuivant les droits de sa femme"  et de son défunt beau-père, Michel Aron obtient également le 19 août 1818, du tribunal civil de Wissembourg que Martin Stell le vieux, laboureur à Soultz, soit condamné à lui payer 107,80 F en principal, résultant d'une obligation passée devant le notaire Guntz, de Soultz près de 30 ans auparavant, le 17 mars 1790, avec les intérêts échus depuis lors, plus une deuxième créance de 59,74 F, avec les intérêts également dûs, ainsi qu'aux dépens liquidés à 126,02 F.

  Mais pour que Mada soit réglée des 15,80 F que Stell lui devait en outre pour de la viande qu'elle lui avait livrée, mais sans preuves écrites, et que par conséquent il contestait, il fallait qu'elle jure publiquement "more judaico"  (suivant les règles du culte israélite), sur des textes sacrés juifs présentés par le rabbin de Wissembourg et en présence du nombre requis de notables juifs, que cette somme lui était effectivement encore due (14). Les serments « more judaico » prononcés par des femmes sont rarissimes. Nous n'en connaissons qu'un autre prononcé le 2 septembre 1819 par deux juives de Soultz dans la petite synagogue de la Hundsgass, serment également ordonné par le tribunal de Wissembourg le 9 juin précédent (15), mais recueilli par le juge de paix Geiger (16).

 Tout cela n'a cependant pas empêché Mada de poursuivre des opérations en son propre nom, continuant ainsi d'être la seule femme commerçante de sa communauté. Le 26 juillet 1813, elle revend ainsi au cordonnier Georges Stuckard un champ à Soultz, près de la petite forêt (le kleiner Wald ?), que son grand-père avait acquis de Jacques Voltzelogel (17).

 Le 18 novembre 1818, Henry, son second fils, se fait traiter de morveux et frapper par le marchand de bétail Isaac Weil à la synagogue de Soultz pour lui avoir dérobé son livre de prières. Michel Aron voulut faire condamner l'auteur des coups, mais le 31 décembre 1819, après audition de cinq témoins, la justice de paix le débouta de sa plainte et le condamna au contraire aux dépens (16).

Cessions immobilières

Puis Michel Aron et son épouse Mada eurent à leur tour des problèmes d'argent. Le 15 mars 1820, ils doivent transporter à Léopold Aron, le frère aîné de Michel, la somme de 1.328,96 F, plus environ 6,96 hl de froment ainsi que 41,18 F de frais de justice, que leur devait Georges Schaub, laboureur à Leiterswiller, par jugement de la justice de paix du 6 décembre 1819. En garantie, Michel et Mada lui transférèrent également l'hypothèque sur 10 lopins de terre à Soultz, Retschwiller et Leiterswiller (18).
Léopold Aron radiera cette inscription hypothécaire le 30 avril 1822, mais seulement pour deux lopins de terre d'environ 13 ares, en se réservant expressément tous les autres droits et actions résultant de l'acte allégué. Dès ce 30 avril 1822, Mada put donc revendre ces deux lopins (19).

 Au milieu de l'été 1825, "Madeleine Kahn, autrefois Matha Kahn"  et son époux Michel Aron, commerçant à Soultz, procèdent à deux autres importantes cessions. Le 31 juillet, dans la maison de Jacques Muller, aubergiste et boulanger à Soultz, ils vendent par adjudication à des preneurs du cru huit lopins à Soultz et un neuvième à Retschwiller (sept champs, un pré et un jardin), faisant ensemble une soixantaine d'ares pour un produit total de 2.123 F.
Huit de ces lopins avaient été hérités par Mada de ses parents. Seul le dernier (un champ planté d'arbres auf dem kleinen Rebberg de Soultz, d'environ 12,7 ares) avait donc été acquis par Mada et Michel Aron durant leur mariage. Il put alors être cédé pour 230 F. Les sept autres lopins paternels soultzois se trouvaient auf der Erzgrub, beim kleinen Wald auf dem En-tenbühl, auf dem Erzknappengarthen, auf dem grossen Entenbühl, bei dem Kleinwald, in den Lienenbach (qui provenait des communaux partagés) et im Ziegelgarten (20).

 Le 3 août suivant, les mêmes vendent encore un jardin, un pré et un champ au Ziegelgarten faisant ensemble 25,6 ares pour 1.115 F au total à deux repreneurs. Jean Heusser, chevalier de la Légion d'honneur et officier retiré à Soultz, prit les deux premiers lopins, pendant que François-Antoine Geiger, le fils cadet de l'ancien bailli Geiger, alors juge de paix cantonal, se réservait le champ de 2,8 ares pour 325 F, puisqu'il en était déjà riverain. Ces trois parcelles étaient coincées entre le chemin conduisant à Hohwiller et la Seltzmatt toujours rattachée à la saline. Le bout de pré avait la particularité d'être entouré d'une haie, appartenant d'un côté à ses voisins, mais qui était mitoyenne de l'autre côté entre ses deux riverains (20). La recette totale de ces deux ventes a été de 3.238 F.

Mada marie seule sa fille Telsché

Les signatures du contrat de mariage de Telsché Aron.

 Le 19 avril 1836, Mada se dit aubergiste, assistée manifestement de sa seconde fille Telsché, toujours célibataire. Ce jour-là, elle vend la maison à un étage, qu'elle occupait, à un certain Jacques Bing, négociant à Hambourg, pour lequel signait Benjamin Gougenheim, 33 ans, négociant à Haguenau et mari de sa fille Caroline. Du prix de cession de 3.650 F, 2.581 F étaient à réemployer comme suit :

 Le 14 mars 1837, âgée de 54 ans et toujours commerçante, Mada peut enfin marier sa fille Telsché, 29 ans. Celle-ci épouse alors Mayer Klotz, marchand d'étoffes à Soultz, fils du brocanteur Elie Klotz (7). Leur contrat de mariage fut paraphé le jour-même chez le notaire Müntz en présence de deux témoins requis, qui, curieusement, étaient tous deux meuniers : Henry Hess, au moulin des Sept-Fontaines, et Henri Mootz, au moulin de Birlenbach.

 Les mariés adoptaient le régime de la communauté réduite aux acquêts. Telsché était apparemment la mieux pourvue. Elle apportait 1.800 F en argent ainsi qu'un trousseau en habillement, ornements et bijoux estimé à 600 F. Mayer Klotz, lui, apportait son fonds de commerce, 1.600 F de créances ainsi que des meubles, habits et ornements estimés à 400 F (22).

 Mais Michel Aron, le père de la mariée, n'était pas de la fête. Depuis quatre ou cinq ans, il avait quitté le domicile conjugal pour une résidence restée inconnue y compris de ses proches, ainsi que l'affirme un acte de notoriété spécialement établi pour la circonstance un mois avant le mariage de sa fille, par sept Soultzois, dont seulement un Juif, le marchand Ephraïm Kahn (7).

Le mariage de Rosalie

Rosalie, la dernière fille de Mada, se maria quatre ans plus tard, à l'âge de 24 ans, le 29 mars 1841 à Soultz, avec Jacob Bloch, 30 ans, professeur de musique et artiste musicien à Colmar, fils d'un colporteur de Wintzenheim. Michel Aron, son père, n'avait toujours pas réapparu. Quand Jacob Bloch fit ses publications de mariage à Colmar, il le dit même mort (7). En réalité, il ne serait décédé que le 5 février 1843 à Schierstein, localité de la banlieue de Wiesbaden et riveraine du Rhin (23 - 24), où s'était concentrée la communauté juive commerçante de Wiesbaden (25).

 Loin d'être démunie, Rosalie apportait par son contrat de mariage 2.400 F en argent, 18 draps de lit estimés à 120 F ; 18 taies à 30 F ; 18 nappes à 90 F ; 18 serviettes à 27 F ; 18 essuie-mains à 18 F ; 36 chemises à 140 F ; des effets d'habillement à 365 F ; une commode en bois de lit et autres menus objets à 80 F ; des bijoux et ornements à 600 F, soit une dot d'une valeur totale de 3.570 F. Son futur apportait de son côté ses instruments de musique, ses effets et argent, estimés à . 000 F, ainsi que ses bijoux et ornements estimés à 135 F (26).

Au recensement de 1841, Mada vivait donc seule Hundsgass à Soultz avec sa servante Ester (27).

La nouvelle du décès de Michel Aron trois ans plus tard, le 5 février 1843, à Schierstein, mit sans doute un certain à temps à parvenir jusqu'à Soultz, car ce n'est que le 17 août 1843, que Mada réunit un conseil de famille pour désigner un tuteur pour son dernier fils Jacques, encore mineur. Ce conseil nomma alors Benjamin Gougenheim, l'époux de sa fille Caroline (23).

Outre Jacques, les six autres enfants survivants de Mada étaient :
- Mayer Aron, qui s'était fait fabricant de casquettes à Paris ;
- Alexandre Aron, médecin militaire ;
- Judas Aron, commis négociant à Hambourg ;
- Rosalie, épouse de Jacques Bloch, musicien et professeur de musique à Colmar ;
- Thérèse (Telsché), épouse de Mayer Klotz, commerçant à Soultz ;
- et Caroline, épouse de Benjamin Gougenheim, quincaillier à Haguenau.
Avec leur accord (excepté celui d'Alexandre, sans doute injoignable), elle fit procéder le 4 septembre suivant, par le notaire Müntz, à l'inventaire de "tous les biens meubles, immeubles dettes actives et passives du défunt". Au chapitre des dettes actives, elle ne put alors déclarer que les 130 F qu'elle avait reçus du bailliage de Wiesbaden pour le reliquat des effets que le défunt avait laissés à Schierstein, "après déduction de ses frais de dernière maladie et d'enterrement".

 Quant aux meubles meublants se trouvant dans son habitation soultzoise, ils provenaient tous de ses apports nuptiaux à elle ou de la succession par elle recueillie. Elle les reprenait donc "en nature". En quittant Soultz, Michel Aron n'avait laissé que "deux caisses closes" en garde chez Elie Mannheimer, le fils aubergiste de l'ancien chantre de la synagogue, qui les a restituées. Le notaire les a fait ouvrir. La première en sapin, fermée à cadenas et estimée à 50 F, contenait une boîte remplie de flageolets brisés (?) estimés à 50 F, 12 livres en hébreu et en allemand estimés à 3 F, un caleçon déchiré estimé à 25 cts, un chandelier en fer estimé à 25 cts, ainsi qu' "une foule de papiers roulés avec le plus grand soin et consistant en gazettes, lettres, chansons et dossiers de procès renvoyés par les avocats avec une mention de leur part qu'ils ne pouvaient se charger de la cause."
L'autre caisse, également en sapin, était "ficelée". Elle contenait un petit miroir à 50 cts, une bouteille et 6 verres à 1 F, 2 encriers à 20 cts, quelques bouchons, une forme de souliers, une chaufferette à 20 cts ainsi qu'un "tas de chiffon et de vieilles paperasses sans valeur", l'ensemble ne pouvant être estimé qu'à 6,65 F.
  

L'emplacement de la synagogue de Schierstein, près de Wiesbaden,
détruite en 1938.
Il n'y avait donc rien à partager dans cette succession et Mada réclama le retour de tout son dû, à savoir :

Dernières transactions

Le 30 janvier 1845, Mada revendit encore pour le compte de Jacob Bing, toujours négociant à Hambourg, à son gendre Mayer Klotz et à sa fille Telsché, la maisonnette de la rue du Dr. Deutsch à Soultz, que Bing lui avait achetée neuf ans plus tôt.
Celle-ci, dépendances comprises, occupait un terrain 3,4 ares. Elle fut cédée "avec tout ce qui est dedans" pour 5.000 F, à payer en six termes annuels égaux avec les intérêts de 5 % et dont 2 400 F constituaient l'apport promis à Telsché lors de son mariage. Cette dernière en devenait donc propriétaire indivise à proportion de ce montant (29).
Mayer Klotz semble avoir également repris l'estaminet ouvert par sa belle-mère et son épouse, puisque le 28 octobre 1851 il est cité comme aubergiste et commerçant à Soultz (30).

 Mada Kahn, nous apprend l'une de ses descendantes, Elisabeth Gerson de Colmar, décéda trois ans plus tard le 26 octobre 1854 à l'âge de 71 ans, vers 5 h du soir, au domicile de sa fille Rosalie, place d'Armes de Colmar (aujourd'hui place Rapp). Décès déclaré à l'état-civil par son gendre Jacques Bloch, 44 ans, alors limonadier, et Ephraïm See, propriétaire, 50 ans,  à Colmar.

Son fils Alexandre, 52 ans, médecin militaire au 9e régiment d'infanterie, participait alors l'expédition franco-anglaise de Crimée. Le jour du décès de sa mère, il se trouvait donc à Gallipoli, à l'entrée du détroit des Dardanelles, pendant que le gros du corps expéditionnaire faisait déjà depuis un mois le siège de Sébastopol. Il était en train de somnoler dans un baraquement, quand tout d'un coup il fut réveillé par des coups frappés contre la paroi. Il se leva, ouvrit la porte et fit le tour de la maisonnette. Mais il ne vit personne, puis se recoucha. Il n'apprit le décès de sa mère que quelques semaines plus tard et en vint à se demander si les coups frappés contre son baraquement ne venaient pas finalement de sa part.

Alexandre Aron s'était marié sur le tard, à 50 ans, à Strasbourg avec Wilhelmine-Adelaïde Goetz, fille d'un hôtelier de Wiesbaden. Il en avait eu deux filles, Lucie et Berthe, Elisabeth Gerson étant une descendante de l'aînée.


synagogues Judaisme alsacien Accueil
© A . S . I . J . A .