Nephtalie KAHN,
le brodeur d'oeufs
Par André-Marc Haarscher
(Communication au Colloque de la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, 1996)


Il y a un an, en février 1995, un entre-filet des Dernières Nouvelles d'Alsace annonçait une exposition au Muséum d'Histoire Naturelle de Rouen. Cela nous a surpris, car il n'est pas dans les habitudes de ce quotidien d'annoncer des manifestations dans des villes de province aussi éloignées. Nous avons été encore plus surpris en lisant le thème de cette exposition, L'oeuf et la plume, consacrée à la broderie sur oeufs. Mais le comble de notre surprise a été de voir que celui en hommage de qui l'exposition était organisée, était un juif d'Alsace, Nephtalie Kahn de Scherwiller (1865-1949) !
Ce brodeur d'oeufs, - les oeufs de Kahn - comme avait écrit un journaliste facétieux, avait eu son heure de gloire et de célébrité dans les années vingt à trente de notre siècle, où ses oeuvres ont été exposées à l'occasion de diverses manifestations nationales et internationales.

Détail de l'oeuf d'autruche brodé par
Nephtalie Kahn, exposé au
Musée Alsacien de Strasbourg
Nous nous sommes souvenus alors que le Musée Alsacien conservait un oeuf brodé, exécuté par Nephtalie Kahn en "Hommage à l'abbé Grégoire (1750-1831), un Israélite reconnaissant". Ce chef-d'oeuvre d'art et d'habileté avait été exposé au Musée Historique à l'occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution en 1989.
Pour en savoir plus long sur cet intéressant personnage, nous avons écrit au Museum de Rouen, et son Conservateur, Madame Monique Fouray, qui était aussi l'organisatrice de l'exposition, nous a gracieusement adressé le catalogue et nous a signalé qu'à Strasbourg, Madame Rose Weber, petite-nièce de Nephtalie Kahn, pourrait nous donner des renseignements et possédait des documents sur son grand oncle.
Madame Weber a bien voulu nous reçevoir à plusieurs reprises et a aimablement mis à notre disposition les textes et photos qu'elle possédait.

Nephtalie Kahn est né à Scherwiller, dans le Bas-Rhin, le 6 juin 1865, fils cadet d'une famille de six enfants. Il devient orphelin de mère à l'âge de deux ans et demi, et c'est sa soeur Caroline, de vingt ans son aînée, qui l'a élevé. Très tôt, l'enfant manifeste un goût artistique, et sera fasciné - comme il raconte dans ses mémoires - par une petite tapisserie qu'avait exécuté sa mère quand elle avait douze ans, représentant le château de Pfastatt, d'où elle était originaire.
A l'âge de onze ans son père l'envoie au collège de Sélestat, où il s'intéressera particulièrement à l'histoire naturelle et au dessin. Il quittera le collège à quatorze ans pour aller en apprentissage dans une maison de commerce strasbourgeoise où il restera sept ans, mais continuera à se perfectionner en dessin à l'Ecole Municipale. En 1887, âgé de vingt deux ans, il quitte Strasbourg pour entrer comme dessinateur dans une fabrique de tissus de Rouen, dont les propriétaires, la famille Lang, était originaire du Haut-Rhin, et dont il épousera une soeur, Eugénie. Nephtalie se mettra ensuite à son compte et tiendra une affaire de demi-gros de 1900 à 1920. Retiré des affaires, il s'installera dans la maison qu'il s'était fait construire au Mont Saint-Aignan près de Rouen, et qu'il baptisera "Aux oeufs brodés". C'est là qu'il se consacrera entièrement à son art.

Nephtalie Kahn aimait volontiers raconter comment sa "vocation" lui était venue : C'était en regardant la tapisserie de sa maman, dont nous avons déjà parlé, et en suivant le jeu de l'aiguille et du fil quand sa grande soeur reprisait des chaussettes, avec comme support le classique oeuf en bois. Il est moins loquace quand il s'agit de décrire sa technique et n'a jamais permis qu'on le vît travailler. Néanmoins, il a laissé par écrit des notes sur son outillage, la manière de le fabriquer, ainsi que sur sa façon de procéder
Il portait sur la coquille d'un oeuf de poule, d'oie ou d'autruche préalablement vidée, rincée et séchée, puis durcie dans une solution dont il a gardé le secret, le dessin préparatoire au crayon. A l'aide d'un foret, il perçait les minuscules trous par lesquels les fils de soie devaient passer. Il s'agissait souvent de milliers de trous (5.342 pour l'oeuf aux armoiries de Rouen) distants parfois d'une fraction de millimètre l'un de l'autre. Notre artiste effaçait ensuite le dessin à la gomme, pour ne pas salir les fils de soie et brodait avec les aiguilles de son invention. Aucun fil ne traverse l'oeuf de part en part ; tous les noeuds et points d'arrêt se trouvent à l'intérieur. La "casse" était évidemment très importante et il fallait 10 à 15 tentatives pour une réussite. "Il a un doigté d'aveugle, un oeil de lynx, une adresse de prestigidateur", dira de lui un rédacteur du Journal d'Alsace et de Lorraine dans un article du 11 juillet 1929.

L'artiste a exécuté des broderies à dessin géométrique, mais surtout des oiseaux exotiques et des papillons, ainsi que des emblèmes et des armoiries, dont celles de la ville de Rouen est sans doute son chef-d'oeuvre. Il a signé la plupart de ses travaux d'un élégant monogramme : N K S (Nephtalie Kahn Scherwiller).

Ce travail de préçision était devenu pour Nephtalie Kahn une véritable obsession : "Depuis quarante ans je m'astreins à un travail effroyable et passionnant. J'habite près de Rouen, dans une maison blottie sous les roses, au chevet de la Seine. Mais je ne vois ni le fleuve ni les fleurs. La loupe vissée dans l'orbite, je n'ai de regard que pour mes oeufs, mes tyrans, mes maîtres".
Outre les oeufs brodés, Nephtalie Kahn a également peint des oeufs avec une technique spéciale qui s'incrustait dans la coquille, qu'il vitrifiait ensuite par un procédé qu'il n'a pas révélé.

Nephtalie Kahn a exposé ses travaux à l'exposition des Arts Décoratifs de Paris, en 1925, ainsi qu'à différentes manifestations locales entre 1926 et 1929. Ses oeufs ont figuré parmi les objets exposés au pavillon de Normandie lors de l'Exposition Universelle de Paris, en 1937. Ses oeuvres ont fait l'objet de nombreux articles de journaux et de revues dont le Journal d'Alsace et de Lorraine (18.7.1925 et 11.7.1929), le Journal de Rouen (6.10.1928 et 26.7.1931), l'Illustration (6.2.1932), le Miroir du Monde (18.4.1936), la revue Rustica (N°580 bis, 1981) et Figaro Magazine (9.4.1982).

Malgré les offres qui lui ont été faites, Nephtalie n'a jamais vendu une de ses oeuvres, mais en a offert à des amis ou à des musées, comme le Musée Alsacien (1931) et le Museum d'Histoire Naturelle de Rouen, auquel il a légué par testament une partie de sa collection. N'ayant pas eu d'héritiers directs, l'autre partie est revenue à un de ses petits neveux, M. Georges Rueff de Paris, qui l'a aidé matériellement après la guerre. Ce dernier vient de les léguer tout récemment à la ville de Rouen, à condition que celle-ci s'engage à entretenir perpétuellement la tombe de son grand'oncle.

Nephtalie Kahn avait d'autres cordes à son arc : il a fait breveter en France et aux Etats-Unis un système pour collectionner et encarter des reproductions de petit format ou des cartes postales. Il a fait éditer des réductions en monochromie de tableaux de maîtres des grands musées européens, auxquelles on souscrivait par abonnement, et a créé un journal Picturama qui commentait ces reproductions d'oeuvres d'art. Le tout devait former, dans l'esprit de Nephtalie, une collection du patrimoine pictural européen. Les aléas économiques après la première guerre mondiale ont fait échouer cette entreprise.

La dernière guerre ne l'a pas épargné : déporté à Drancy à l'âge de 80 ans, en janvier 1943, mais tombé malade, il a été hospitalisé à l'hôpital Rothschild, ce qui lui a évité d'être transféré en Allemagne. Complètement ruiné, il s'est retiré dans une maison à Mesnil-Esnard, en Seine-Maritime, où il est décédé le 9 août 1949.

Nephtalie Kahn avait une haute opinion de lui-même ; n'écrit-il pas dans une note manuscrite peu de temps avant sa mort : "S'il est un homme qui, en ces temps où l'on ne s'étonne plus de rien, peut néanmoins se flatter d'avoir suscité l'émerveillement général, c'est bien M. Kahn de Scherwiller, créateur unique parmi les créateurs et qui, au seuil de la quatre-vingtième année, a conservé cette force secrète qui anime les êtres exceptionnels..." ? Il ne semble pas avoir fait d'émules dans l'art de broder les oeufs, dont il est l'inventeur et, à notre connaissance, le seul représentant.
La municipalité de Rouen a donné le nom de "Rue des Oeufs Brodés" à la rue où il a vécu et où sa villa existe toujours.


Ce Maître brodeur d'oeufs


Oeuf d'autruche brodé par
Nephtalie Kahn, exposé au Musée Alsacien de Strasbourg
Nepthalie Kahn est né le 6 juin 1865 à Scherwiller, à 40 km de Strasbourg et il est venu s'installer à Rouen en 1887. Entré comme dessinateur en tissus aux Etablissements Lang-Russer, il ouvrit en 1893 un petit magasin de tissus "Au Vrai Soldeur" sur la place du Vieux-Marché en attendant de fonder rue de Crosne sa maison de demi-gros qu'il tint de 1900 à 1920.
"Dans mon commerce où j'étais indépendant disposant de mon temps libre, les dimanches et jours de fête, ainsi qu'en été aux heures matinales, je m'occupais souvent des oeufs brodés, toutefois sans rien négliger de mon commerce".

A Mont-Saint-Aignan, une coquette demeure, à l'enseigne énigmatique "Aux Oeufs Brodés", intrigue toujours les promeneurs.
C'est là que vivait paisiblement retiré l'inimitable brodeur d'oeufs.

"Il ne faut pas perdre de vue que, si la nécessité de gagner ma vie dès l'âge de 14 ans m'a lancé dans la voie du commerce, j'ai senti dans mon for intérieur l'amour de l'art depuis mon enfance".
Ainsi retiré des affaires, il se consacra exclusivement à la broderie sur oeufs, une broderie de soie, d'un chatoiement de couleur et de finesse de détail qui font la splendeur de ce travail minutieux.

"Depuis quarante ans, je m'astreins à un travail effroyable et passionnant. J'habite, auprès de Rouen, une maison blottie sous les roses au chevet de la Seine. Mais je ne vois ni les fleurs ni le fleuve. La loupe vissée dans l'orbite, je n'ai de regards que pour mes oeufs, mes tyrans, mes maîtres".

Comment un très modeste oeuf à repriser les bas se trouve à l'origine d'un art nouveau

Il était une fois un petit garçon dans le village de Scherviller qui avait eu le malheur de perdre sa maman alors qu'il était âgé de deux ans. Le petit garçon, dès qu'il fut en âge d'apprécier les jolies choses, admirait fort un beau travail de tapisserie exécuté par sa mère, alors âgée de 12 ans et qui représentait le Château de Pfastatt, son pays natal.
Le petit garçon s'imaginait longtemps que ce travail avait été exécuté par sa grande soeur qu'il regardait repriser, à l'aide d'un oeuf de bois, les chaussettes usées. Et tandis que son oeil allait, de la chaussette où l'aiguille progressait, à la tapisserie suspendue au mur, le petit garçon se disait que lui aussi, plus tard, ferait de la broderie que tout le monde admirerait. Ainsi se trouve associé de bonne heure dans l'esprit de ce petit garçon l'art de la broderie à l'oeuf à repriser.
"J'ai actuellement encore sous les yeux un magnifique petit tableau en broderie "au petit point" qui représente le "Château de Pfastatt" que ma pauvre mère a brodé à l'âge de douze ans, signé et daté : Judith HAAS - 1837".
"Lorsque des familiers venaient chez nous et exprimaient leur admiration sur les beaux travaux de ma mère, cela qu'impressionnait et éveillait en moi, dès ma tendre jeunesse, le désir de créer quelque chose en broderie, qui devait surprendre le monde par son originalité et sa beauté".
"Avec l'âge ... j'ai eu la vocation de créer un art inédit en broderie, l'art des oeufs brodés".

Le dessin

"En me creusant longtemps la tête pour savoir comment m'y prendre je pensai qu'il fallait commencer par le dessin. A l'école, à côté de l'enseignement élémentaire je m'appliquai avec ferveur à cette étude faisant pour mon âge passablement de progrès. Chaque fois que j'avais en mains un oeuf, je ne pouvais m'empêcher de crayonner des dessins dessus".
A 14 ans, N. Kahn est placé dans une maison de tissus en gros à Strasbourg. Le soir, après son travail, il suit des cours de dessin à l'Ecole Municipale.
"Mon professeur remarquait avec satisfaction mes aptitudes pour le dessin et pour l'histoire naturelle. La botanique et la zoologie m'ouvraient un champ vaste de variations de dessins que je rêvais d'exécuter sur mes coquilles d'oeufs".
"Un samedi après-midi faisant comme d'habitude de la peinture chez mon professeur ZIMMERMANN, un homme expliquait être membre d'une société des nobles d'Alsace-Lorraine. Ces messieurs avaient convenu entre eux que pour décorer leur salon, chaque membre devrait avoir accroché au mur, son blason, avec un encadrement dans les mêmes dimensions pour tous. Le professeur n'ayant pas le temps d'entreprendre l'exécution de ces blasons, me chargea de ce travail. Avec mes progrès appréciables dans le dessin et la peinture, je faisais de multiples essais de broderie sur oeufs"

Le choix des oeufs
Il faut d'abord choisir l'oeuf, ce qui n'est pas une petite affaire, un oeuf bien fait, bien ovale et symétrique dont la coquille soit à la fois poreuse et solide. Lorsque dans un tas longuement examiné, l'artiste a jeté son dévolu sur telle ou telle coquille il la perce, la vide, enlève la pulpe intérieure, en l'attirant au dehors avec de fines aiguilles, plonge ce qui reste dans une préparation spéciale, et se décide enfin à travailler.
"Si vous saviez, monsieur, comme ils ont leur nature propre, leur personnalité, leurs caprices ! Je les étudie longuement, je choisis les plus lisses, les plus fins, les plus joliment teintés. Puis, je prends ma scie et mes aiguilles et je commence ma tapisserie. Parfois, au bout de trois mois d'efforts, une coquille casse, et tout est à recommencer".
"Un oeuf a des bosses et des creux qui ne sont jamais semblables. La variété en est infinie. Sur une centaine d'oeufs, il y en a tout juste un pour atteindre la perfection de l'ovale, dans sa ligne et dans sa symétrie. Cette perfection est également sensible au toucher. Car il y a des coquilles poreuses et vulgaires ; d'autres qui le sont moins ; d'autres qui sont élégantes, douces, satinées"

N. Kahn disait que la personnalité des oeufs variait au moins autant que celle des empreintes digitales.
D'un crayon léger, l'artiste traçait les contours du sujet retenu : animal, armoiries ou combinaisons géométriques. Puis venait l'opération du percement des trous.

Les trous
Pour cela l'assortiment le plus complet d'aiguilles fines que l'on puisse imaginer était nécessaire. Car il fallait des centaines de trous pour exécuter un dessin, sans que cette perforation compromette la solidité de l'ensemble.Un trou percé à l'improviste pouvait entraîner la ruine de l'ouvrage et anéantir en une seconde le travail. Si par malheur la coquille se fêlait, l'oeuf était perdu et tout le travail était à recommencer.
Les trous ne mesuraient qu'un quart de millimètre et étaient percés aussi près que possible l'un de l'autre.
N. Kahn commençait alors à border et il employait uniquement la soie dans toutes les variétés de coloris, jusqu'à 250 pour un même oeuf !
Plusieurs fils (jusqu'à 12) s'entrecroisent dans un même trou.
"Pour le premier, c'est facile. J'en passe un second, puis un troisième, puis quatre, cinq, six. Au moment où le septième fil est tendu, une angoisse m'étreint et cela aussi souvent que le cas se présente. C'est tout noir autour de moi et quand j'ai réussi à passer le fil, l'effort consenti est tel que j'éprouve la violente sensation d'avoir reçu un coup de poing sur la tête".

La broderie
La broderie est faite au dehors comme au dedans, à la manière d'un tapis. Aucun fil ne traverse l'oeuf de part en part, et complication déconcertante, bouts de soie, noeuds et points d'arrêt se trouvent à l'intérieur.
Ce travail durait, comme on peut le supposer, de longs mois et il y fallait une patience et une habileté extrêmes.

L'oeuf d'autruche
Jusqu'en 1928, N. Kahn avait travaillé sur des oeufs de pigeon, de poule et d'oie ; à partir de cette date il s'exerça sur l'oeuf d'autruche.
"Si le public croit que c'est plus facile, c'est une erreur. On risque moins la casse ; cela n'a pourtant rien de commun".
"L'oeuf d'autruche est quarante fois plus grand et la broderie ne doit pas être quarante fois plus grosse. Elle doit avoir la même finesse. Les trous sont aussi petits. Ce ne sont plus des trous, ce sont des crevasses".
"L'épaisseur de l'oeuf d'autruche est de 2mm 1/2. Le trou percé, on a donc devant soit "un tube" dix fois plus profond que large. Avec cette molécule fine, la "périphérie" du trou est plus tranchante".
Ce qui, en d'autres termes, multiplie les chances de cassure des fils.

Au moyen-âge et à l'époque de là Renaissance, les "oeufs d'autruche" furent fort en honneur dans les collections impériales et royales, mais jamais on ne tenta de décorer l'oeuf lui-même par une imperceptible broderie, et c'est ce qui fait la beauté du chef-d'oeuvre inventé et créé par M. N. Kahn de Scherwiller, le merveilleux brodeur.

Les armes de Rouen
5 342 trous, 300 mètres de fils (la hauteur de la Tour Eiffel), 1 000 mètres de déchets.
Il a fallu pour achever ce travail 256 000 opérations et huit mois pour le réaliser à raison de 1 000 à 1 100 points par jour.
"Celui qui voit l'écusson de Rouen a l'illusion qu'une étoffe est collée sur la coquille. Sur la forteresse, on distingue la patine des pierres comme si c'était du bronze ciselé. Quant à l'agneau, j'en ai rendu le modelé de la laine. Vous regarderez le point où la patte est levée et vous verrez les demi-teintes et les ombres".

Toute l'histoire de cet art original est retracée sous l'aspect d'oeufs de poules, d'oies, d'autruches et même de pigeons.
Sous leurs dehors très simples, encore qu'ils ne laissent pas que d'être compliqués, les oeufs de poules représentent les premiers essais avec des sujets symétriques.
Les oeufs d'oie marquent un pas dans le progrès de cette broderie, la surface de la coquille en étant plus étendue, permettant d'exécuter des motifs plus compliqués, mais encore symétriques, couvrant toute la surface. Comme on peut s'en rendre compte, il n'y avait aucune place libre pour la signature que méritaient ces chefsd'oeuvre.
Ce n'est que lorsque l'artiste était arrivé par de nouveaux progrès à exécuter sur des oeufs d'oies des sujets autres que symétriques, par exemple, des oiseaux, papillons, qu'il a pu trouver de la place pour sa signature, où la forme d'un oeuf ne lui permettait que de mettre ses initiales N.K.S. (Nephtalie Kahn de Scherwiller). A partir de ce moment on prit l'habitude de l'appeler: Monsieur Ennka de Scherwiller.
Nous croyions tous ces chefs-d'oeuvre disséminés. Nous venons aujourd'hui d'en retrouver la totalité chez le petit-neveu de l'artiste, Monsieur Georges RUEFF, qui nous les a aimablement prêtés pour le plaisir des visiteurs.

Chacun des oeufs d'autruches, que ce soit celui qui porte les papillons, les faisans, les armes de Rouen, la salamandre de François ler etc... mérite qu'on l'examine attentivement. Les détails y sont traités avec un soin extrême. Les coloris y sont savamment gradués pour souligner le relief. L'exécution en est serrée au point de donner l'impression d'une peinture. Et quand on pense qu'il suffit d'écarter un seul fil pour qu'apparaisse la coquille de l'oeuf et qu'intérieurement l'oeuf demeure creux, on se demande comment Monsieur Ennka de Scherwiller a pu réaliser pareille entreprise.
On a d'abord l'impression de se trouver devant un délicat ouvrage de tapisserie, rehaussé d'incrustations d'or collées à même la surface.
Et s'il nous est possible de risquer un oeil par l'un des deux orifices qui permettent le montage sur support, on constate que l'intérieur est aussi soigné que le dehors, tous les fils sont arrêtés en dedans, sans franges, sans bavures, sans boursouflures, sans qu'aucun d'eux ne traverse l'oeuf de part en part.
Lorsqu'on l'interviewait sur son secret, M. Kahn se bornait de répondre :

"Ce secret réside en mille tours d'adresse et il faut une nature spéciale pour les exécuter. Je ne bois pas de vin, ni de liqueur, ni de thé, ni de café. Je ne fume pas, j'ai bonne vue et bonne ouïe".

Lorsqu'il brodait, "çà lui sifflait", comme il disait, dans les oreilles, tellement il était "ramassé sur lui-même", précisait-il pour donner une idée de son degré de concentration intérieure.

"Il ne faut pas que j'aie d'objet plus clair que l'oeuf à côté de moi. Je m'hypnose sur ma tâche. Il ne faut que je dévie la main d'un quart de millimètre. J'entends ce qui se passe à l'intérieur de la coquille et lorsqu'un fil se tire ou se déplace ce sont craquements sinistres qui parviennent aux oreilles. Je livre à mon oeuf une véritable lutte".


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