Deux personnages :
Léopold, mon grand-père,
et Reb Abraham le 'hazane


Léopold, mon grand-père

Léopold Meyer
Les Juifs, bien qu'enracinés si profondément dans leur terre natale, n'ont jamais eu d'histoire provinciale. Même à Bischwiller ou à Schirrhoffen, ils vivent en même temps l'histoire prodigieuse du peuple d'Israël, des enfants de Jacob - c'est-à-dire celle de la souffrance et de la rédemption de l'humanité entière, dont les prophètes de la Bible sont les messagers privilégiés. Comme l'a souligné naguère le fameux "schnorrer" (mendiant professionnel) Mauschele Zellwiller, ce personnage emblématique du judaïsme alsacien, à qui le chef de gare demandait sa destination pour lui vendre le billet désiré, le but limite du voyage nous est indifférent : "nous avons à faire partout à la fois", dans l'espace et dans le temps de ce monde imparfait, qui attend son salut des hommes de bonne volonté. D'où nos ennuis, évidemment... mais aussi la vérité, l'impact de notre présence intempestive.

Léopold Meyer, mon grand-père maternel, marchand de blé, de noix et de houblon à Seebach dans l'Outre-Forêt, était à mes yeux d'enfant un colosse inculte, un peu primitif, qui dans la simplicité de son âme m'a beaucoup appris sur les réalités de ce monde. Bel homme, fier de sa prestance et amoureux de la vie jusque dans sa vieillesse, il avait épousé en 1879 mon aïeule Sarah également originaire de Seebach. Elle était une beauté rare, et le jour de leur mariage ils ont formé un couple de jeunes gens magnifiques, comme en témoigne le double portrait fait à cette occasion par le photographe attitré de Wissembourg.

Léopold, ce rustique invétéré, n'avait jamais quitté son village natal quand, poussé par sa femme vieillissante, par ma mère et mes oncles désireux de connaître enfin une vie citadine et bourgeoise, il se résigna à quitter Seebach pour venir habiter Bischwiller, à quarante kilomètres de chez lui. Mais à soixante-cinq ans sonnés, il ne se remit jamais de cet exil doré au milieu des tristes usines de textile en faillite et des marécages sablonneux du Ried rhénan. Septuagénaire vigoureux, il me disait sa solitude, son ennui de vivre loin de son beau sol noir fertile du nord de l'Alsace Je devins bientôt son confident, dans l'aveu de ses nostalgies comme dans ses tardives amours de veuf un peu déluré, transformé à Bischwiller, par l'effet d'un pesant désoeuvrement, en Don Juan sur le retour...

Quand il rentrait de la synagogue les soirs de fête, le vieux Léopold portait fièrement son beau chapeau de feutre sabbatique, sa redingote en alpaga sombre qui lui venait encore de son village natal. Dans sa main droite il faisait coquettement valser sa canne d'acajou à la poignée ornée d'un pommeau en argent ciselé. Alors il ne pouvait s'empêcher de nous sourire avec un air de satisfaction béate : "Ah, mes enfants, soupirait-il doucement, comme j'étais beau, élégant, presque jeune encore aujourd'hui : une fois de plus, les dames qui s'empressaient là-haut dans la galerie qui leur est réservée au premier étage de la synagogue, n'avaient d'yeux que pour moi..."


Reb Abraham le 'hazane

Reb Abraham
... Quand je l'ai revu après la guerre en Alsace, au temps béni ou je rendais visite l'été à mon vieux père retire a Bischwiller, Reb Abraham, notre "'hazane", était encore un bel homme, vif et droit sur ses jambes. Septuagénaire, il exhibait fièrement un reste de chevelure blanche qui se terminait en houppe frisée sur le haut du crâne. Ses grands yeux, noirs et ronds comme ceux des lions de Juda héraldiques au- dessus de l'Arche sainte de la vieille synagogue détruite, mais déjà très enfoncés dans l'orbite, étaient entourés de cernes immenses d'une teinte bistrée qui me rappelait les yeux magnifiques des perdrix. En sa qualité de cycliste chevronné, il serrait toujours le bas de ses pantalons dans une pince d'acier, afin d'éviter qu'ils ne se coincent ou ne s'effilochent entre la chaîne et la roue dentée de son antique vélo 1900. Notre ministre-officiant ne possédait pas seulement une voix juste et belle. Il savait aussi se servir de sa langue acerbe pour remettre poliment à leur place les gens qui se prenaient pour quelqu'un, parce qu'ils avaient enfoui plus d'argent que lui dans leur bas de laine. Célèbre pour ses reparties drôles, plus encore que pour sa piété à éclipses, il sut tenir activement son rang dans notre petite société campagnarde jusqu'à l'âge le plus avancé. Depuis que le plus pittoresque de nos concitoyens nous a quittés, il y a déjà trois décennies, les choses pour moi ne sont plus ce qu'elles étaient : le charme de l'ancien monde s'est évanoui avec lui.

La synagogue de Bischwiller
Synagogue de Bischwiller
Dès son retour d'exil en Alsace après la Seconde Guerre mondiale, notre vieux 'hazane tenta de reprendre ses fonctions liturgiques d'avant-guerre. En vain, car la petite synagogue nouvelle, reconstruite non loin du site de celle que les nazis avaient incendiée puis rasée jusqu'au sol en 1941, restait désespérément vide. Le vieil homme ne pouvait plus célébrer les offices du Sabbat : il n'y avait plus jamais de minyane, sauf aux grandes occasions, le matin du Nouvel An parfois, ou la veille du Yom Kippour. Mais chaque vendredi soir à l'heure de la prière collective, notre 'hazane désolé ouvrait toutes grandes les portes de la synagogue désertée, il s'avançait seul entre les rangées de bancs neufs inoccupés, vers l'Almemor richement orné, écartait les rideaux de velours pourpre et or de l'Arche d'Alliance aux lions de Juda dressés sur leurs pattes et brodés de main d'artiste. Puis, les bras levés comme pour prendre le ciel impuissant à témoin, Reb Abraham s'écriait en apostrophant Dieu lui-même, son unique paroissien, face aux rouleaux de la Loi abandonnes, les saints Sifre-Torah qui s'épaulent, dressés côte à côte, dans l'armoire sacrée toujours close : " Ces pécheurs, ces impies (les Juifs infidèles de la communauté moribonde de Bischwiller), ne veulent plus aller à la synagogue, ils n'observent plus ni les prières de Min'hah - le sacrifice du Temple de Jérusalem à la mi-journée -, ni celles de Maariv - l'office du soir -; ils ne pratiquent plus guère, ne respectent ni le Sabbat ni les jours de fête, qu'ils soient grands ou petits. Seigneur Dieu, Adona'i Elohenou, pardonne-moi, pardonne à ton pauvre serviteur : sur mon âme, ce n'est pas de ma faute. La transgression écrase la communauté entière, je suis seul contre tous, je n'y peux plus rien !"
Puis il tirait, pour les refermer, les rideaux rouges fanés de l'Arche Sainte, et rentrait tristement chez lui pour le repas solitaire du vendredi soir, après avoir refermé consciencieusement les portes de la petite synagogue.

Extrait de La maison des vivants, Ed. La Nuée Bleue, D.N.A., Strasbourg, 1996.


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