Rencontre avec André Spire
par Claude Vigée
Extrait de La lune d'hiver, Ed. Flammarion 1970, pp. 414-414


Au moment où je quittai la France, quelques jours avant l'occupation totale, Arnold Mandel me chargea d'emporter en Espagne et aux Etats-Unis, où je tentais de me rendre, son étonnant "Testament Juif ", écrit à Toulouse en automne 1942. Mandel m'avait confié ce texte dans l'espoir de le voir accepté et publié au courant de l'année 1943 - l'Année Terrible de l'holocauste d'Israël en Europe - dans la grande presse juive américaine. Mais nous étions, nous autres jeunes juifs européens, en proie aux illusions les plus naïves : ce texte incendiaire eût, en 1943, dérangé le confort moral de la presse israélite new-yorkaise. Elle s'en. désintéressa totalement, en dépit des efforts que déploya le poète André Spire, alors à New York, pour en assurer la publication rapide.

A cet effet, j'écrivis à André Spire, dès mon arrivée en Amérique ; un peu plus tard, j'allai le voir au n° 325, West 102th Street, où il demeurait avec sa famille. Il était père d'une toute petite fille que je vis quasiment au berceau. Elle s'appelait Marie-Brunette. Les Spire étaient, comme moi-même, des immigrants de fraîche date, des réfugiés juifs échappés par miracle à la déportation, dans l'Europe occupée par les bourreaux hitlériens. Affecté par le dur climatde l'hiver américain, André Spire était fortement grippé, et voulut bien me recevoirà son chevet de malade.

Au fond d'un lit, dans une chambre aux rideaux à moitié tirés, je vis une petite silhouette frêle et sèche, toute en angle et en os, aux mouvements précis et rapides. Il avait alors 75 ans, et me paraissait très vieux. Entretemps, il a beaucoup rajeuni à mes yeux ; il est vrai que j'ai maintenant un quart de siècle de plus. Je regardai ce fin visage de faune, embroussaillé d'une grande barbe grise, aux yeux. clairs, gais et perçants, très jeunes, cette main agile et maigre qui discourait devant moi, et dont la voix ne semblait être que la réflexion en profondeur.

Nous parlâmes de Toulouse, de l'organisation des groupes d'auto-défense de l'A.J., des camps de concentration de Vichy et d'ailleurs, de la poésie résistante en France, de phonétique et de prosodie. Il écrivait alors un ouvrage qui a fait date dans l'histoire de la critique poétique contemporaine, Plaisir poétique et plaisir musculaire, dans lequel il. montrait les rapports entre l'expression poétique, la versification et la physiologie neuro-musculaire de la phonation. Il en profita pour lancer une série d'attaques fort vives contre Paul Valéry, la poésie abstraite et philosophique, le syllabisme, l'ornière néo-classique, mêlant dans un même esprit combatif ses griefs contre le Parnasse, l'art apollinien et symboliste, et ses dénonciations des traîtres de Vichy, des nazis, ou des Juifs honteux qui, devant le danger mortel qui les menaçait avec tous leurs frères, faisaient encore en France la politique de l'autruche. A travers toutes ses paroles, dans le feu de chaque geste, je sentais, en dépit du demi-siècle qui nous séparait, qu'il y avait devant moi un contemporain, un complice, un homme étonnamment présent. Je reconnaissais bien là l'auteur des Poèmes Juifs, plein de gouaille et de verve, s'amusant même de l'indignation que soulevait en lui la sottise ou la veulerie de ses contemporains.

(...)

La publication de Testament Juif n'eut guère lieu, pour les raisons qu'on imagine. Mais l'original est resté en ma possession, après qu'André Spire l'eût renvoyé à mon adresse le 5 mai 1945. Ce document daté de Toulouse, 1942 - l'année même où commença le génocide du peuple juif - est un véritable Cri des Profondeurs dont le ton outré et choquant n'eût certes pas convenu, en mars 1943, aux journaux juifs bien-pensants des Etats-Unis. Friands seulement de propos optimistes et rassurants, ils se posaient en champions de la "documentation précise ". Malgré les multiples démarches d'André Spire, ils demeurèrent sourds à un tel appel, à l'heure même où périssait dans les flammes la meilleure partie du peuple d'Israël.

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André Spire. In memoriam
par Moché Catane


André Spire doit être replacé à l'époque de sa jeunesse - il avait vingt-six ans quand le Capitaine Dreyfus fut condamné - pour que son attitude juive soit estimée comme il convient. Aujourd'hui, qui n'est pas sioniste ? A la fin du 19ème siècle, pour un Français israélite, adhérer au mouvement de Herzl n'était pas seulement ajouter foi à une utopie, c'était passer pour un traître, un renégat, un régressioniste, un barbare aux yeux d'une société tout entière. Ce pas hardi, Spire osa le faire, par défi chevaleresque, mais aussi à cause de la conscience qu'il avait d'être héritier d'un monde de valeurs dont il valait la peine d'être fier.

Toute l'admiration qu'on a pour Fleg ne peut empêcher que son oeuvre pâlit à côté de celle de Spire. Le premier avait prôné dans ses livres une sorte d'orthodoxie tolérante, grâce à quoi il accéda à sa position de cacique et de classique du consistorialisme. Mais ce pontife pratiquait à peine sa propre religion. Au contraire, Spire, enfant terrible à cheveux blancs, affichait sa révolte contre la tradition, au nom du dynamisme d'Israël. S'il n'observait pas les préceptes, c'était de propos délibéré ! Mais il ne s'engageait pas moins en allant, lui haut-fonctionnaire de la République française, revendiquer à Versailles un Foyer national, ou même plus tard, à l'âge de la retraite, en soutenant - bien qu'homme de gauche - le terrorisme de l'Irgoun tsevaï leoumi, parce qu'il voyait dans les actes de ces extrémistes la suprême logique et le suprême courage.

André Spire n'a pas joué en fin de compte le rôle qui semblait lui être échu après la guerre de 19146-1918 : représenter l'élément français dans la construction sioniste. Il est permis de l'imaginer membre de l'Exécutif, et, vu ses dons et sa longévité, ministre de l'Etat d'Israël et même superbe Président à la barbe fleurie. Dans ses longues lettres à l'écriture tremblée, il m'a expliqué comment Weizmann l'avait rebuté, tandis qu'il participait avec lui à la Délégation sioniste en Palestine qui devait préparer le Mandat, et pourquoi il avait résolu de se tenir à l'écart aussi longtemps que son adversaire tiendrait les rênes. Vraisemblablement Weizmann, qui avait tout misé sur la carte anglaise, voulait éviter que la France mette son nez dans ses affaires.
Ainsi Spire renonça au sionisme actif, mais resta fidèle à l'idée nationale. A quatre-vingts ans il assista à la création de l'Etat d'Israël, et put encore suivre ses progrès pendant dix-huit années.

Cette capacité de vieillesse n'est pas ce qui m'en impose le moins dans la personnalité d'André Spire. Vivre longtemps ne demande pas seulement une résistance physiologique extraordinaire, mais aussi une persévérance de l'âme. (Cela peut paraître curieux quand on n'est pas habitué à cette idée, mais je crois que c'est la vérité : les centaines d'années des patriarches signifient aussi quelque chose.) Et, s'il est déjà possible de dire cela de ceux qui traînent péniblement le prolongement de leur existence sur terre, à combien plus forte raison faut-il admirer un homme qui a su rester jeune jusqu'à quatre-vingt dix-huit ans. Je l'ai vu défendre ses opinions avec une flamme juvénile, et, lorsqu'il y a trois ans je lui ai rendu visite, et que j'étais frappé de sa mobilité de corps et d'esprit, il s'excusa de n'avoir pas participé intensément à la conversation parce qu'il relevait de maladie. Et surtout il sut être pour la fille qui lui naquit quand il était plus que septuagénaire un père tendre et amical, peut-être davantage que bien des jeunes chefs de famille.

A celles qui ont pu faire le rêve de voir le vieux mécréant vivre aussi longtemps que Moïse ou que le prophète Elie, à Madame Thérèse Marx-Spire et à Marie-Brunette, exprimons le souhait antique : "Que l'Omniprésent vous console parmi tous les autres endeuillés de Sion et de Jérusalem". Moché Catane

tu es content
Israël aspire à deux choses contradictoires ;
il veut être comme tout le monde et être à part.
RENAN.
Tu es content, tu es content !
Ton nez est presque droit, ma foi !
Et puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe !
Tu est content, tu es content !
Tes cheveux frisent à peine, ma foi !
Et puis tous les chrétiens n'ont pas les cheveux raides !
Tu es content, tu es content !
Tu n'es presque plus dolichocéphale !
Et puis quelques chrétiens n'ont pas la tête ronde !
Tu es content, tu es content !
Tu tiens ton visage presque impassible !
Et puis bien des chrétiens ont la face mobile !
Tu es content, tu es content !
Tes épaules, tes bras gesticulent à peine !
Eh ! parfois des chrétiens parlent avec leurs mains !
Tu es content, tu es content !
Les chrétiens te prient à toutes leurs fêtes !
Tu sais t'y tenir presque aussi mal qu'eux !
En habit, en tennis, en smoking, en jaquette
Tu y sais bien glousser : "délicieux", "admirable",
Avec le même chic que le dernier d'entre eux.
Tu es content, tu es content !
Ils t'emmènent avec eux finir la soirée
Là où tous leurs plaisirs vont se terminer !
A pleines mains, à pleines bouches,
Ils s'amusent. Ils vont leur train...
Mais toi, que fais-tu dans ton coin ?
Que fais-tu dans ton coin, gauche et triste,
Plein de pitié, plein de mépris ?
Juif ! tu manques d'estomac !
Tant de souplesse, de contrainte,
Tant d'essais, pour en rester là !
Tiens-toi bien ; fais comme les autres ;
Ou l'on va rire de ton nez !
Et chasse donc ta brave vieille âme
Qui, jusqu'ici, vient te chercher.
André SPIRE

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