Notre arrivée à Lautrec en mai 1941


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A Lautrec, comme déjà dit, nous devions habiter la maison d’Estampes construite en 1691. Au rez-de-chaussée habitaient Léo et Rachel Cohn avec leurs deux enfants, en haut dans la grande pièce, les Pulver et leurs jumelles. Nous disposions d’une pièce plus petite et les enfants, au début, couchaient dans un grenier, en face de notre chambre.

Il y avait l’électricité, ce qui était un grand bienfait, mais il fallait tirer l’eau d’un puits à cent mètres de la maison. L’atelier nous construisit des réservoirs d’environ cinquante litres avec robinet, et les garçons nous les remplissaient chaque matin. Les hivers sont très froids dans le Tarn et pour le chauffage nous avions des petits poêles à bois où il fallait mettre des bûches.

Le premier hiver, je vois encore Léo Cohn, cassant avec une hâche du bois pour le poêle de sa famille. La première année, le service de l’eau et du bois pour une famille prenait à peu près toute la matinée. L’année suivante, le Chantier avait acheté une scie circulaire qui permettait de débiter rapidement ces fameuses bûches.

Rachel et Léo Cohn
(...) A Lautrec le paysage était beau, nous aimions voir les petits des poules, des brebis et des vaches grandir et profiter. Mais les conditions matérielles de la vie quotidienne étaient assez dures pour des citadins.

Nous, les Gamzon, avons fêté Pessach 1941 en famille à Valence avec mes parents et ma belle-mère. Le Consistoire Central replié à Lyon, n’avait pas alors de machines à faire les matzoth (pain azyme) et a fait un accord avec la biscuiterie “Brun” de Grenoble pour faire nettoyer les machines et confectionner des matzoth ; celles-ci se présentaient sous forme de crackers avec la marque “Brun” inscrite dessus.

Nous avons rejoint Lautrec fin avril et mes enfants ont commencé à aller à l’école à St-Pierre, dans un hameau, à deux kilomètres de chez nous. Il y avait là, une quinzaine d’élèves dans une seule classe, et une institutrice remarquable, pour faire la classe successivement aux grands élèves de 12 ans et aux petits qui apprenaient à lire. Lilette, 9 ans et demi, et Daniel, 8 ans et demi, se comportaient comme de vrais petits paysans et, de temps à autre, allaient traire les vaches, pour leur compte personnel.

Tout de suite, j’ai pris en main la direction du Chantier. Castor n’était pas souvent là, et Jacques Pulver s’occupait plutôt des problèmes administratifs.

Edmond Fleg et Robert Gamzon
en 1941 à Beauvallon
Au même moment, c’est-à-dire du 28 avril au 14 mai, Castor avait organisé un camp (on dirait aujourd’hui un séminaire) d’éducation juive destiné spécialement aux “statufiés”, c’est-à-dire des jeunes profs et fonctionnaires qui avaient été chassés de leur poste par le “statut des Juifs”. Ils étaient six qui, par la suite, ont occupé des fonctions d’instructeurs ou de chefs de groupe local. S’y sont ajoutés des commissaires et chefs qui travaillaient activement dans le mouvement et éprouvaient un besoin de retour aux sources, d’approfondissement, et de “recharge des batteries”. Étant donné mes nouvelles fonctions à Lautrec, je n’ai pas pu y participer. Les campeurs étaient logés dans deux vieilles maisons, non loin de la maison des Fleg à Beauvallon. Et Edmond Fleg, déjà plus très jeune, venait tous les matins à bicyclette donner un cours ou prendre part à une discussion.

Les cours étaient variés et intéressants, assurés par Fleg, Castor, Pougatch, Joseph Fisher, Simon Lévitte, Léo Cohn et Samy Klein. D’après les participants, l’atmosphère était emballante et leur a beaucoup donné. Castor a fait une série d’exposés sur sa conception de l’harmonie dans le judaïsme, qu’il a édités après la guerre sous le nom de Tivliout.

Au mois de juin, Robert a dû être opéré d’une hernie, et Lilette de l’appendicite, dans une clinique de Toulouse. Lilette s’est rapidement remise, mais Robert a commencé une phlébite et a dû être ramené en ambulance à Lautrec. Il est resté couché plus d’un mois; j’étais très prise par la direction du Chantier; et c’est Monique Pulver qui l’a soigné avec dévouement et gentillesse, comme il le raconte dans son livre.

Le plus gros problème que nous avions sur place, c’était celui de la nourriture. Dès l’hiver 1940-1941 un rationnement sévère avait été introduit: par mois et par personne, 500g de sucre, 200g de matière grasse, un peu de viande etc... Les paysans d’alentour n’en souffraient pas trop, car s’ils ne cultivaient pas énormément de blé, ils avaient du maïs qu’on écrasait en farine et dont on faisait une sorte de galette appelée “millat”, et ils avaient des poules, des oies, des lapins et des cochons.

Au début, nous avons élevé des lapins - non pour les manger, mais comme monnaie d’échange - mais plus tard Léo a réussi à faire supprimer cet élevage.

Cette première année, on ne trouvait pratiquement pas de pommes de terre, on les remplaçait par du rutabaga, grosse rave fourragère pleine d’eau, des topinambours qui donnaient facilement la colique et des vesces, grosses lentilles fourragères difficiles à digérer. Lorsque nous recevions des haricots secs ou des nouilles, on les réservait pour le repas du vendredi soir. Un samedi soir d’été, avec l’économe, nous avons préparé un dîner : un demi oeuf dur, une sardine et un triangle de “Vache qui rit”, et les garçons, qui travaillaient dur à bêcher, à labourer et à la menuiserie, ont alors demandé: “Ça c’est le hors-d’oeuvre, où est le plat principal ?”.

Par la suite, la nourriture s’est un peu améliorée, car nous avions nos propres légumes frais (radis roses, salades, petits pois) et nous avons embauché un garçon licencié ès-lettres, un peu bohème, mais qui s'est révélé être un très bon ravitailleur. Nous touchions, au titre de “Chantier de Formation de Jeunes”, des bons de “monnaie-matière” pour du fil de fer, des clous, des vis..., et en échange d’une partie de ces bons, nous avons pu obtenir à Albi, une sorte de saucisse dont le fabricant jurait qu’il n’y mettait pas de porc car c’était trop cher. Dans la région, on trouvait facilement des oeufs à acheter et le vin ne manquait pas non plus.

Je n’ai pas toujours été à la hauteur comme directrice, surtout sur le plan de la propreté minutieuse des lieux, mais par ailleurs, j’essayais toujours d’être juste et de ne pas avoir de “chouchous” et cela, les jeunes l’appréciaient.

Il y avait d’ailleurs une équipe de filles qui était là depuis le début et qui connaissait mieux que moi le travail ménager: Annette, Liliane, Janine (qui s’est révélée être une pâtissière hors-classe), Feu-Fo et Hérisson (celle-ci, cadette de la famille Donoff, avait pu poursuivre ses études jusqu’au bachot), qui travaillait comme un homme et était aussi une jeune poétesse d’une grande sensibilité. Ensuite se sont jointes à nous encore plusieurs filles, en général travailleuses, mais qui n’avaient pas, comme celles nommées ici, le titre de “Fondatrices”.

Entre ces filles et la vingtaine de garçons qui étaient là, il y a eu, évidemment, des amitiés, de grandes amitiés, et même de l’amour, des fiançailles plus ou moins officielles, quelquefois des ruptures, mais finalement rien de bien dramatique.

Mon mari, Castor, était rarement là. Il faisait au moins deux fois par mois une grande tournée dans des trains surpeuplés, pour aller à Marseille voir les gens du “Joint” et leur soutirer de l’argent, à Lyon voir le Consistoire et les autres organisations juives et, si possible, rencontrer Chameau, et à Vichy pour régler certains problèmes administratifs. Il rentrait en général le vendredi pour être le Shabath avec nous. Il devait tout de même parfois passer le Shabath à Limoges, par exemple, pour y voir le groupe scout.

Le défrichage sur le chantier de Lautrec, 1943 (Coll. M. Pulver)
Nos rapports avec les voisins n’étaient pas très bons, au début. Les paysans du Tarn regardaient avec méfiance ces citadins venus de Paris, qui parlaient “pointu” - très différent de leur français du Midi, mêlé d’occitan - et puis ils riaient de voir les efforts maladroits de nos garçons pour, par exemple, charger une charrette de foin. Mais plus tard, ils ont commencé à nous estimer parce qu’ils voyaient que nous voulions vraiment apprendre le travail agricole, et aussi parce que nos filles ne tombaient pas enceintes - ce qui se serait vu !

Avec la mairie par contre, les rapports sont toujours restés assez mauvais : le maire et le secrétaire de mairie avaient été nommés par Vichy et n’étaient pas très heureux d’avoir reçu dans leur commune, un groupe de 50, bientôt 80 Juifs. Ils nous délivraient les papiers nécessaires, mais rien de plus. Par exemple, pour avoir des chaussures à semelles de cuir, il fallait un bon, délivré par la mairie. Or pendant les deux ans 3/4 où nous avons été là-bas, nous n’avons jamais obtenu un bon de chaussures. Les femmes - légitimes! - qui se sont trouvées enceintes, dont moi, ont obtenu un bon pour le métrage d’une robe sur présentation d’un certificat médical. Dans le bourg de Lautrec, assez pittoresque, avec d’anciennes fortifications, il y avait un médecin dont on nous a dit qu’il n’était pas extraordinaire. Mon mari a décidé d’embaucher pour le “Chantier”, un jeune médecin d’origine roumaine, naturalisé français, qu’il avait rencontré au centre de l’O.S.E., et qui cherchait un emploi. Le docteur Schaeffer était certainement un meilleur médecin que celui de Lautrec, mais cela nous a valu encore plus d’animosité de la part des notables du village.

A l’intérieur du groupe, la vie était joyeuse et parfois exaltante. Pour les garçons, apprendre ces nouveaux métiers agricoles, c’était un défi. Il fallait voir un jeune licencié ès-Lettres labourer avec des boeufs, un sol un peu ingrat, en lançant des jurons en patois du coin. On chantait beaucoup, surtout le soir, des chants français, yiddish, hébreux. Léo organisait avec brio l’office du vendredi soir qu’on faisait près de la grande table aux nappes blanches et ornées de fleurs, et il chantait des duos avec Rachel qui avait une voix très pure. Le samedi après-midi, nous faisions souvent une sorte d’Oneg Shabath avec une causerie (assez souvent, c’est Castor ou moi qui la faisions), ou la lecture d’un texte pouvant prêter à échanges.

(...) En novembre 1941, s’est posé un grave problème: le gouvernement de Vicby sous la pression des Allemands, a voulu organiser une “Union Générale Israélites de France” (U.G.I.F.), qui devait recenser tous les Juifs avec adresse, et les aider matériellement, si nécessaire; toutes les autres organisations juives seraient dissoutes.

Alors nous, les E.I., devions-nous entrer, ou ne pas entrer dans l’U.G.I.F.?

Voir aussi le chapitre de
Lia Rosenberg-Gamzon :
Le Chabbath à Lautrec
Refuser d’y entrer, cela voulait dire, dissoudre les groupes scouts des villes, et surtout les maisons d’enfants et les centres ruraux. A cette époque, en 1941, la majorité des Français était remplie d’admiration pour le Maréchal Pétain, et assez indifférente, sinon hostile, au sort des Juifs. Donc, il était difficile alors d’envisager des placements d’enfants et de jeunes camouflés. C’est pour cette raison que les E.I. ont finalement décidé d’adhérer à l’U.G.I.F. Robert Gamzon était le représentent des jeunes Juifs pour la zone Sud, Fernand Musnik, le représentent pour la zone Nord. Il sera d’ailleurs arrêté par le service juif de la Gestapo, en septembre 1943.

Le rôle de l’U.G.I.F., qui était un “Judenrat ”, a été très discuté : d’un côté elle a assisté des gens, mais de l’autre, le fait d’avoir des fichiers avec des adresses était très dangereux. Il faut préciser que la plupart des dirigeants de l’U.G.I.F. faisaient en même temps du travail clandestin, et ont pu sauver quelques milliers de Juifs. C’était le cas de Fernand Musnik, (qui plus tard sera déporté), de Juliette Stern (plus tard, présidente de la W.I.Z.O. à Paris), de Robert Gamzon, Joseph Millner de l’O.S.E., et également du directeur général en zone Sud, Raymond Raoul Lambert, qui, a lui aussi, été arrêté et déporté.

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