Pierre CLAUDE (Léon CERF)
L'écrivain du double abandon
1893 - 1951
par Marc CHAUDEUR


Sarre-Union fêtait, en 1993, le centième anniversaire de la naissance de Pierre Claude, alias Léon Cerf, ce remarquable témoin des premières décennies - tragiques - du 20ème siècle. Un auteur quelque peu oublié pourtant ; et cette date serait peut-être passée inaperçue si l'Association d'Histoire de Sarre-Union n'avait pas organisé une exposition consacrée à ce singulier enfant de la ville, assez fameux alors, mort en 1951 à Strasbourg.


Un grand Alsacien, Claude Vigée, a dit un jour qu'être juif alsacien, c'est être deux fois juif et deux fois alsacien à la fois : comme cette phrase s'applique bien à notre écrivain ! En lui, on voit exprimée la souffrance la plus alsacienne, celle de l'homme balancé entre les antagonismes, mais aussi, bénéficiant de l'ironique privilège de se situer au meilleur poste d'observation possible : celui où l'on distingue avec la plus grande netteté les ressorts vrais de l'Histoire et des sentiments humains. Pierre Claude témoigne de cela avec une exceptionnelle sincérité, qui constitue sans doute l'intérêt majeur de son oeuvre. Et pour cette raison même. l'écrivain échappe au régionalisme étroit ; sa vaste culture, son engagement idéaliste et universaliste, mais aussi, l'inquiétude et le dynamisme de son esprit, font que chez lui, le "problème alsacien" appelle des solutions qui concernent l'humanité entière, et non pas seulement la population entre Blies et Sarre, ou bien entre Rhin et Vosges ... Rendre justice à cet homme, et déceler ses aspects les plus intéressants, consiste alors moins à rechercher une hypothétique "micro-spécificité sarrunionnaise" qu'à éclairer l'homme à travers son oeuvre et l'intention morale qui s'y révèle. Un chemin plus court vers l'homme et son pays natal. contrairement à ce qu'on pourrait penser, que l'anecdote et le soupçon que pratique une certaine critique littéraire, désormais traditionnelle...

L'existence, l'engagement et le témoignage

Léon Cerf, qui choisit très tôt le pseudonyme de "Pierre Claude" (en référence à son fils Pierre-Claude), est né à "Bouquenom" (Sarre-Union) le 21 juillet 1893. Ecolier dans sa ville natale, il entre ensuite, comme de juste, au Lycée de Sarreguemines, où il passe ses deux bacs (Abitur à cette époque...). En 1913, il est soldat. en tant qu'Einjährig-Freiwilliger, c'est à dire qu'en sa qualité d'étudiant son service militaire est écourté à un an. Hélas ! La guerre éclate ... Elle vient trouver notre soldat dans sa caserne ; et Pierre Claude finira par compter cinq années de présence dans l'armée allemande. De quoi en faire un ardent pacifiste...

Son expérience militaire, celle surtout de la première guerre mondiale, fera l'objet de sa première oeuvre d'importance, Elsass-Lotliringer in Feldgrau (Les Alsaciens-Lorrains sous l'uniforme allemand) (184 pages), publiée en 1931 seulement - alors que les années d'après 1918 seront consacrées à la direction d'une petite entreprise, et à la collaboration à quelques journaux ( Dernières Nouvelles, Illustrierte Zeitung et La République). Immédiatement après la fin de la première guerre, Pierre Claude composera Glauben, un court texte que les Dernières Nouvelles ont publié le 14 mars 1919.

chemises Après 1918 donc, Pierre Claude parvient à s'installer, avec une certaine réussite, dans son métier appris, celui de commerçant et de petit industriel. Il ouvre une fabrique de chemises à Strasbourg, rue du vieux Marché aux vins, puis en face des Grandes Arcades. Des chemises élégantes et réputées, identifiables à la petite rose noire qui en orne le revers... L'écrivain devient alors un ardent pacifiste, aux idées progressistes ; il veut lutter pour la fraternité humaine universelle et pour l'entente entre les peuples, dans la lignée d'un Romain Rolland ou d'un Thomas Mann - ces hommes admirables, ces Alsaciens idéaux qui hélas, ne sont pas Alsaciens...

Depuis la fin de la guerre, Pierre Claude a élu domicile d'abord Boulevard de Lyon, puis au 24, rue du Général de Castelnau. C'est là qu'il écrit son premier roman, accueilli avec succès, puis, en 1931 toujours, une courte nouvelle qui paraît dans l'anthologie de Karl Walter, Zwischen Rhein und Mosel (Heitz Verlag, 1933). Ce texte porte pour titre "Die Einweihang des Totenmals" ; il trahit l'influence d'un certain expressionnisme pacifiste allemand. On y voit la folie meurtrière peser, implacablement. sur l'individu - et surtout, sur la mère. "Où est mon fils ? se demande-t-elle encore... Son nom est gravé dans le grès de ce monument, et j'ai reçu cette lettre, il y a trois ans. Mais je n'irai pas à l'inauguration : je sais que sous ce nuage, devant moi, là où se rencontrent montagne et ciel. il reviendra - près de ce point que je fixe depuis trois années. Et d'ailleurs, le Maire. le village : de quel droit se croient-ils autorisés à prononcer son nom sacré, ce nom gravé d'abord dans mon âme ?"
Mais comme au jour de la mort de son mari, la pendule s'arrête. Son fils est là ; elle le sent. Elle tend les bras. Elle tombe de sa chaise. Morte...

"Paix sur le Rhin" : la paix idéale et sa croix

P. Claude avec son épouse et ses deux enfants en 1929
Mais surtout, en 1935, paraît Friede am Rhein ("Paix sur le Rhin"). Fait significatif, ce roman est publié à Zürich, chez Europa Verlag - un endroit mieux capable sans doute que l'Alsace, de soutenir une création "au-dessus de la mêlée", c'est à dire au-delà de cette guerilla politico-culturelle qui depuis 1920, a remplacé l'autre guerre, la "vraie"... En témoigne l'assez vive polémique que suscite l'ouvrage. Pierre Claude veut réconcilier les peuples : cela même paraît scandaleux à beaucoup ; et certains hommes politiques se souviennent fort bien de ce scandale, aujourd'hui encore...

Si cependant, le roman a connu un tel retentissement, c'est aussi parce qu'il fournit la trame et la matière d'un des tout premiers vrais films alsaciens - c'est à dire tourné et réalisé en Alsace sur un sujet alsacien. Le réalisateur en est Jean Choux, et quelques acteurs d'une relative célébrité à l'époque (Michèle Alfa, John Loder, Dita Parlo, Françoise Rosay) y interprètent les rôles majeurs. Ce long métrage, tourné en 1938 partiellement à Molsheim et à Riquewihr pour les extérieurs, remporta un grand succès en Alsace. On en trouve d'assez nombreuses recensions dans la presse de l'année 1938, dont un reportage photographique effectué lors du tournage par l'hebdomadaire alsacien Der Sonntag (édition du 1er juin).

Vers la grande épreuve

Depuis 1933, Hitler exerce le pouvoir en Allemagne. Les premiers camps s'ouvrent pour les opposants au régime nazi ; la culture est mise au pas, ce qui n'empêche pas certains compromis. L'adroite politique culturelle de Goebbels lui fait inviter Pierre Claude à Berlin, afin qu'il lui présente son film. L'écrivain est à deux doigts d'accepter ; mais au dernier moment, il renonce au voyage, sur les conseils angoissés de ses amis, qui craignent bien évidemment pour sa sécurité et pour sa vie...

Lorsque les nazis, en 1940, annexeront de fait l'Alsace et la Lorraine, ils détruiront sans doute les bobines de Friede am Rhein, car toutes les recherches ultérieures se sont avérées vaines - jusqu'au mois de juin 1993, où après les avoir cherchées partout, y compris dans les studios de Berlin-Est, on en retrouve enfin une copie ... à Paris, qui nécessite d'ailleurs une restauration. Sans doute pourra-t-on revoir le film bientôt : espérons-le bien fort, d'autant plus qu'il se prépare actuellement certains travaux de recherche sur le cinéma alsacien.
Mais voici venu le temps de la guerre, des massacres et des persécutions. En 1939, c'est la déclaration de guerre, que suivent bientôt la "Drôle de Guerre" et l'exode. Pierre Claude, lui, est évacué en Charente-Maritime ; il y dirige un journal de réfugiés alsaciens, intitulé L'Est à l'Ouest.

1940 : les nazis occupent l'Alsace. Déportation et Shoah commencent pour les juifs d'Alsace. Partir ... de chez nous ? Jamais, se disent bon nombre d'entre eux. Plus tard, après 1945, Pierre Claude publiera sur ce thème une courte nouvelle, Il voulait rester chez lui (Ed. Istra) dont l'original en langue allemande (Er blieb daheim), stylistiquement mieux réussi, reste hélas inédit.

Rester chez soi ... Le vieux Lévy contemple les vénérables objets qui constituent son entourage familier depuis toujours, et décide qu'il ne quittera plus ce pays, qui est celui des siens depuis tant de siècles déjà ... La nuit qui précède le regroupement prévu sur le Viehmarkt du bourg, il emmène son linceul, ses chaussures de lin et son bonnet rituel, et se dirige vers l'antique cimetière juif. Le vieux Lévy creuse sa propre tombe, et s'y ensevelit. Ce n'est que l'année suivante que, transformant le cimetière haï en stade, les ouvriers découvrent le corps...
Notons qu'une scène analogue, mais d'une cruauté paroxystique celle-là s'est réellement déroulée en 1940 à Lixheim, en Moselle : dans les mêmes circonstances, le Hazan (ministreofficiant) s'y était égorgé publiquement, et s'était vidé de son sang devant sa fille ! Une immolation, un reproche éternel pour ceux qui ont aidé à la persécution ou laissé faire. Ajoutons cependant que les relations entre juifs et "Goyim" étaient souvent excellentes dans les villages d'Alsace, contrairement à une image trop répandue : ainsi, les "Gentils" suivaient souvent les cortèges funèbres juifs jusqu'au cimetière, qui se trouvait parfois à plusieurs kilomètres ; et beaucoup de chrétiens ont perdu, de 1940 à 1943, leurs meilleurs amis lorsque ceux-ci, en fuite, étaient exécutés par les nazis, parce que juifs...

La douleur de l'abandon : "Patriotisme contre espèces"

L'ex-libris de P. a été réalisé par son ami, le peintre alsacien Henri Solveen (1891-1956). Il représente le cerf, pour le nom de famille, la colombe pour la paix universelle qui l'inspire, la chemise pour son activité professionnelle, le livre, les pages qui tombent l'encrier avec sa plume pour son talent d'écrivain, et enfin le blason de Sarre-Union pour son attachement à sa ville natale.
Ces événements tragiques portent à faux et forcent à rompre, la mort dans l'âme, avec le pacifisme généreux des années 1919 à 1935. La fraternité humaine ne peut-elle donc exister que dans les rêves de quelques fous ? Que faire encore, comment agir lorsque déjà, les nazis pourchassent, massacrent et se préparent à persécuter dans toute l'Europe ? Pour la bourgeoisie alsacienne - et française, bien sûr - il semble qu'il ne reste qu'une seule solution possible : sauver ce qu'on peut sauver de ses biens et de son avoir, quitte à se vendre, sans regrets, au vainqueur, pour jeter par-dessus bord le lest moral et sauvegarder, surtout, sa tranquillité... Voilà le constat qu'exprime Pierre Claude : trop d'Alsaciens et de Français sombrent dans l'opportunisme et la versatilité, avec une sorte de cynisme naïf et d'indéracinable inconscience morale.

"Souvent, il semble que le mensonge constitue la vérité de l'existence. Bien des hommes ne vendent leur patriotisme qu'en échange d'espèces sonnantes et trébuchantes - et davantage d'hommes encore abaissent leur Dieu jusqu'à en faire leur esclave". Cette sentence donne toute sa signification au troisième roman de Pierre Claude, Patriotismus gegen Bar ("Patriotisme contre espèces"), publié en 1950.

Une analyse fine et précise de certaines mentalités des années 1940 à 1944 ; une véritable déposition contre ceux qui, en Alsace et en France, n'ont rien fait pour empêcher les persécutions, voire même, y ont prêté la main ... L'accusation qu'exprime l'écrivain de SarreUnion, cependant, déborde d'une sorte de mépris amer. Tout de même, la France, s'exclame-ton très souvent dans le roman, pays des Droits de l'Homme et de l'émancipation de 1793, ne laissera pas faire cela ! Et pourtant, si... On est forcé sans cesse de répondre : "si, elle l'a permis...". Ce texte représente sans doute la plus belle réussite de Pierre Claude. Un roman de la déception, donc de l'amertume risque toujours de verser dans le plus sombre désespoir. Le style et la forme y sont très classiques encore, avec un aspect parfois sentencieusement schillérien, assez surprenant - ce dont témoigne, notamment, la fréquence des génitifs saxons ... Le contenu lui-même demeure idéaliste, d'un idéalisme cette fois plus intellectuel que sentimental. Un témoignage douloureux et passionnant, qu'il conviendrait de relire en nos années de crise et de fermeture morales...

Le retour d'exil et la fin

P. Claude quelques instants avant la remise de la Légion d'Honneur
Pierre Claude, revenu de son exil en Dordogne après la victoire des Alliés, se met à collaborer aux pages culturelles des Dernières Nouvelles d'Alsace; il commence à écrire des articles en français pour la rubrique intitulée Arts et Lettres. C'est à cette époque qu'est publiée Il voulait rester chez lui, cette courte nouvelle commentée plus haut. A propos des textes en français de notre écrivain bouquenomois, Jean-Toussaint Henches, le critique alors réputé des DNA, parlait d'une reconversion très réussie, comparable à celle de Maxime Alexandre, de Schikele à la fin de son existence, ou bien encore de Louis-Edouard Schaeffer à cette même langue française. Pourtant, il nous semble que la prose française de Pierre Claude n'atteint pas la qualité formelle et stylistique de ses textes en allemand ; la balance y trouve rarement l'équilibre entre rigueur et originalité. Mais il est bien sûr que le bilinguisme "intégral" est chose excessivement rare, puisque l'une des deux langues utilisées domine presque toujours l'autre, et sert d'axe stable à la pensée - et chez les auteurs cités, il ne se réalise parfaitement qu'en certains sommets exceptionnels, et jamais définitivement.

Pierre Claude, alias Léon Cerf, s'est éteint à son domicile strasbourgeois, au 4 de la rue Strauss-Dürckheim, le 9 juin 1951, une année à peine après son épouse. Il n'est pas de ceux qui révolutionnent la littérature ; on l'installerait plutôt aux côtés de Romain Rolland et de quelques autres : de ces écrivains qui révèlent l'immense richesse de l'humanité de leur temps. Les trois romans du Buckenumer, précieux témoignages sur l'expérience vécue et les espoirs de tant d'Alsaciens, en ces années de douleur et de redéfinition de soi, nous font accéder à la valeur universelle de cette expérience : c'est à dire essentiellement, celle des petits peuples engrenés dans la machine à broyer de l'Histoire. Quel sens donner au juste, maintenant, à ce "vécu" ? C'est l'Histoire, hélas, qui le dira, elle qui ne cesse jamais de se mouvoir - en avançant ou bien à reculons - et de devoir être, toujours si difficilement, interprétée...


Bibliographie

[Romans][Nouvelle (texte intégral)]
[Le film interdit][Inauguration du Collège Pierre Claude]

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