Les romans de Pierre Claude
analysés par Marc Chaudeur



Elsass-Lothringer in Feldgrau
Les Alsaciens-Lorrains sous l'uniforme allemand
1931

P. Claude paraphant l'une de ses poésies
"Alsaciens-Lorrains, à gauche, gauche !" (Elsass-Lothringer, links raus !) : voilà le véritable leitmotiv de Elsass-Lothringer in Feldgrau (Les Alsaciens-Lorrains sous l'uniforme allemand), roman largement autobiographique. L'auteur y raconte sa rébellion et son refus de combattre, qui l'ont mené au Conseil de guerre et ...à la condamnation à mort - condamnation sans effet, puisque Pierre Claude est parvenu à s'échapper de sa captivité. Cette rébellion a suivi de très durs combats sur le front, où notre écrivain a été très gravement blessé. Mais de plus, dans tous les drames successifs et emboîtés que relate le texte, outre le cauchemar hallucinant et l'anéantissement universel des combattants sans visage, l'auteur révèle la souffrance et l'humiliation particulières aux soldats alsaciens-lorrains dans l'armée allemande : discrimination et suspicion apparaissent comme leur lot quotidien. Ces gens, pensent bien souvent les officiers, sont des "Franzosenküpfe", c'est à dire des demi-français, des hommes atteints par la propagande française ... Une méfiance bien confirmée par de nombreux témoignages, d'ailleurs (1). Lorsqu'on est un Alsacien incorporé, il faut sortir des rangs : pas de permission de Noël. Pas de faveur : Herr Major, ich bin Elsitsser! ("Monsieur le Major, je suis un Alsacien") Au front les Alsaciens-Lorrains !

Un "roman" à la narration dense, à la mesure sans doute de la richesse de l'expérience vécue, et même, d'une certaine sécheresse de style, qui tranche assez nettement avec les classiques du genre comme Im Westen nichts Neues (A l'Ouest rien de nouveau) , de Remarque, ou bien Im Stahlgewitter, d'Ernst Jünger - et certes, l'esprit du combattant alsacien de 1914-1918 est autrement disposé que celui de son compagnon allemand, même socialiste et pacifiste...

(1) Voir surtout Elsass-Lothringen/Heimatstimmen, Jul.-Aug. 1934, et Das Elsass von 1870-1932, Alsatia, 1935.



Friede am Rhein
Paix sur le Rhin
1935

Friede am Rhein (Paix sur le Rhin) entrelace trois fils du Destin. La Nature tout d'abord : seul intervenant qui apparaisse comme le portefaix spontané d'une valeur universelle. Une Nature précisément déterminée, pourtant : c'est le Rhin, Père autoritaire et impérieux - Vater Rhein - mais dont on entend toujours moins distinctement la parole, puisque la Nature elle-même s'efface ; comme si cet effacement devait se lier fatalement avec la haine accrue, les massacres planétaires et la destruction de peuples entiers par d'autres peuples - l'anéantissement réciproque des particularités. Ce leitmotiv du Rhin, où comme un Anthée contemporain, le héros vient alimenter sa puissance vitale avant de s'épuiser tout à fait, donne une base et un relief panthéistes à l'oeuvre ; mais ce panthéisme là laisse mugir la tristesse du Père (un Père plutôt judéo-chrétien que wotanesque !), puissance magnifique réduite peu à peu à disparaître entre des serres aveugles et métalliques. Et finalement, Vater Rhein n'a plus sa voix, celle d'une Providence à la fois paternelle et immanente : à la fin du roman, Fritz ne perçoit plus que celle du Frère, armé jusqu'aux dents et qui hurle : "Hass und Rache !" ("Haine et vengeance !").

L'engagement de Fritz, le héros malheureux, deuxième fil du Destin, se mêle au premier; c'est par son histoire que l'ouvrage présente le plus d'analogies avec le beau roman de Morand Claden, Désiré Dannacker, paru en 1930 chez Heitz. Fritz est un jeune ancien combattant, revenu du front et des carnages pour constater que sa fiancée - elle dont l'image l'accompagnait partout : lors des offensives, dans les tranchées, toutes ces nuits, lors du repli vers l'arrière - Marie s'est liée pendant la guerre, et se mariera bientôt, avec un embusqué, profiteur de guerre et membre des Commissions de Triage de surcroît, qui s'apprête à devenir maire du village ! Fritz, lui, n'oublie rien : ni sa bien-aimée, ni surtout, le serment prononcé par ses compagnons au combat, souvent avec ceux qui tombaient devant lui : celui d'installer une vraie Paix entre les hommes, et après cette guerre, rien ne sera plus pareil. Jusqu'au bout, Fritz se sentira investi de cette mission.

Il commence par vouloir fonder un "Parti de l'Entente Franco-allemande" ; mais devant les immenses difficultés que ses rares amis lui prédisent, il se résigne à utiliser les partis déjà existants. C'est d'abord le Parti socialiste : le seul qui, en définitive, repose sur des bases internationalistes. Fritz s'y engage ardemment ; et lors de sa première intervention publique, son discours improvisé remporte un succès enthousiaste chez les auditeurs : "Kein Hass, proclame-t-il, nein Liebe, unendliche Liebe soll uns leiten, soll uns den Weg weisen, den wir zu gehen haben, damit es Friede werde, Friede für immer am Rhein". ("Ce n'est pas la haine, non : c'est l'amour, un amour infini qui doit nous conduire, nous indiquer notre chemin afin que s'installe la Paix, pour toujours, sur le Rhin") (p. 33).
Fritz, lorsque l'humanité le désempare, va écouter la voix du Rhin. Qu'as-tu à me dire, Fleuve universel ? "Friede", toujours ! La Paix....

Mais les dirigeants du parti, eux, craignent son idéalisme trop "théorique", qui risque de les faire prendre tous pour de doux rêveurs sans buts concrets. Ce reproche, d'abord, désespère le jeune homme ... Mais bientôt, Fritz rejoint le Parti communiste, tout nouvellement fondé, ce Parti qui semble vouloir supprimer toutes les différences, toutes les frontières, pour fonder une communauté humaine enfin universelle. Certes, Emil, son meilleur ami, et Hedwig, l'épouse allemande de celui-ci, tentent de lui montrer quelle violence et quel égoïsme collectif de "classe", ces idées communistes impliquent : les peuples, en réalité, ne désirent que du pain et des jeux ; le Parti les leur a donc promis, et s'il ne parvient pas à les leur donner, les peuples iront eux-mêmes les chercher... Alors, annonce Hedwig, la violence deviendra un droit sacré à leurs yeux, un devoir - et cela s'appelle la guerre, et nullement la Paix !

Cette violence des démunis qui veulent rompre leur misère, et qui s'oppose tant à l'idéalisme d'espèce "schillérienne" de Fritz, le jeune pacifiste la connaîtra bien vite lui-même en sa propre chair ; elle s'y gravera, et même le Rhin n'y pourra plus rien. Lors d'une réunion publique, la foule, affamée et déjà ivre, souffle la violence et la haine. Elle hurle : "Brot ! Brot !" ("Du pain ! Du pain !"). Les gendarmes chargent pour disperser - c'est l'émeute générale - Fritz est assommé, blessé, et arrêté : il restera huit jours en prison...

Un peu plus tard, le Comité central monte une machination bien stalinienne contre le jeune militant trop pur, toujours suspect à cause de son pacifisme intransigeant. Les dirigeants continuent à faire miroiter leur mauvaise eschatologie, à susciter dans la foule l'ivresse (mystique) d'un bonheur absolu à venir immédiatement - demain... L'ivresse de la destruction, aussi : et on retourne facilement celle-ci contre Fritz, traité de lâche et de traître. Les injures couvrent sa voix ; il est si violemment chassé de la salle qu'il passera deux semaines à l'hôpital. Finie pour le jeune homme, l'action politique : les idées sont trop frêles face aux intérêts particuliers... Fritz, errant dans Strasbourg, songe à se débarrasser de lui-même dans les eaux jaunâtres de l'Ill.

Mais le Destin a tissé son troisième fil, qui le croise précisément sur son pont de désespéré celui-ci se noue dans un petit microcosme social. En effet, autour de Fritz s'édifie peu à peu une tentative, modeste, de réaliser "en petit" l'entente entre les peuples. Emil, le vieil ami fidèle, a épousé une Allemande de Hanovre, malgré l'opposition de son père ("E Schwowemädel ! Nie !" - " Une fille allemande ! jamais !"), tandis qu'Edouard, le frère d'Emil, a pris pour femme une Parisienne, Suzanne ... L'espoir pacifiste de Fritz se transporte alors sur le plan des liens privés, bien que lui-même, bel exemple de "sublimation", ait transmuté entièrement son amour d'une femme, Marie, en amour universel de l'humanité.

Ces deux femmes, l'une Parisienne, l'autre de Hanovre, ne pourraient-elles parvenir à accomplir le rêve obsédant de la Paix grâce à l'éducation de leurs enfants ? La voix paternelle du vieux Rhin a béni l'union de Hedwig et Emil, et consacré leur serment d'agir toujours pour assurer la Paix sur les deux rives. Hedwig a repris le flambeau des mains de Fritz à ce moment. Un moment d'espoir, d'absolue harmonie, où la toile commence enfin à se tisser... Et Fritz explique, plus tard, au père de son ami, qui continue à s'interroger sur l'Allemagne ... et sur sa bru : "Saut eine neue Welt, zeigt den Deutschen, das sie schôner ist als diejenige, die sie aufzurichten gedachten (..). Schreit nicht dauernd : Wir haben gesiegt - ihr seid geschlagen" ("Un nouveau monde démontre aux Allemands qu'il est plus beau que celui qu'ils voulaient édifier. (…) Ne criez pas en permanence : nous sommes les vainqueurs –vous êtes battus.") (p. 115).

Des paroles bien justes et pertinentes, mais sans doute, dépassées déjà dans leur générosité même, puisqu'en 1935, les nazis dirigeaient l'Allemagne depuis deux années.
Mais le fil continue à se tendre entre les deux couples, entre Hedwig et Suzanne surtout. "Suzanne und Hedwig webten an den Band, das sie fest umschlingen sollte - aber er riss immer wieder" ("Suzanne et Hedwig tissaient le lien qui devait les réunir solidement - mais ce lien, toujours, se déchirait") (p.128). Pourquoi cet échec, malgré l'immense bon vouloir des deux jeunes femmes ? Elles craignent, en définitive, leurs différences... Dans ces pages, l'analyse de l'auteur est magistrale. Chacune craint sa différence à l'égard de l'autre ; et vouloir expliquer, c'est risquer toujours de faire croire qu'on se considère supérieure à l'autre. Aucune des deux femmes ne maîtrise cette très ancienne question des relations entre différence et supériorité : et les deux femmes en restent ainsi à une sorte de médiocrité frustrée, qui finit fatalement par engendrer méfiance et jalousie. Chacune entretient alors sa propre nostalgie. "Wie und wo sollten sie sich da treffen ?" ("Comment et où pouvaient-ils se rencontrer ?"), remarque l'auteur (p. 129). Une expérience si souvent répétée en Alsace, au fil des derniers siècles : étrangement, la parole se coince - alors qu'il eût été si simple que l'une interrogeât l'autre, puisqu'elles communient dans le même sentiment, sur la ville de son enfance et ce qu'elle en regrettait !

Mais comment espérer la Paix, lorsque Suzanne offre à son neveu... des soldats de plomb en présence de Fritz, que Hedwig, moralement enfermée entre susceptibilités diverses, prononce des phrases bien peu francophiles, et qu'Emil, son mari, interdit qu'elle fredonne devant leurs fils, des comptines allemandes !

Le dernier espoir de Fritz s'éteint donc : "Noch einen Stern hatte ich in der schwarzen Nacht leuchten sehen, und der ist nun auch verlôscht. .Ietzt ist es ganz dunkel, es ist Zeit zum Schlafengehen" sagte Fritz so tieftraurig, dass seine Worte dem Freunde wie Messerstiche in die Seele drüngen" ("J'avais vu encore briller une étoile dans le ciel noir : elle aussi s'est éteinte maintenant. Il fait tout noir, il est temps d'aller se reposer, dit Fritz, d'une voix si triste que ses mots entraient dans l'âme de ses amis comme des coups de poignard") (p.149).

Que faire maintenant ? Fritz est désormais tout à fait seul, entouré seulement des ombres de ses camarades tombés au front. Vous sombrez dans l'insouciance, explique-t-il à Emil : vous oubliez votre parole. Dans votre monde, pas de place pour moi. J'espérais que nous pourrions construire ce monde que les yeux de nos frères, en se fermant, apercevaient : un monde juste et beau, avec du pain et du bonheur pour tous. Je ne vous appartiens pas ; j'appartiens aux compagnons morts, qui partagent avec moi cette erreur.

Vient alors le jour de l'inauguration du monument aux morts, que préside...Meyer Franz, l'embusqué-profiteur devenu maire et l'époux de Marie, jadis promise à Fritz ! Une armée d'ombres se détache, révoltée par ce Kaschperl (Guignol) officiel et frelaté, sans rapport avec leur souffrance - alors même que leurs noms s'inscrivent dans la pierre de la stèle...

"Und das gibst du zu ?" ("Et ça, tu l'approuves ?"), hurlent-elles à l'oreille du jeune homme. Fritz se jette sur le Maire en l'injuriant - il est chassé de la place.

Alors, une dernière fois, il se rend chez Vater Rhein. Que dit sa voix majestueuse ? Plus rien ; la voix ensauvagée du Frère couvre tout. "Haine et vengeance !" Fritz appelle, supplie : "Vater ! Weise ihn zurecht, wehre ihm ! Du kannst dock nicht wollen, dass deine Kinder sich zerfeischen,! Einen Augenblick glaubte er einen wehen Seufzer, der aus des Stromes Tiefe stieg, zu vernehmen...Dann hörte er nur noch den wilden Hassgang" ("Père ! mets-le sur la bonne voie ! tu ne veux certainement pas que tes enfants s'entredéchirent ! Un instant, il crut en un vain soupir qu'il aperçu surgissant des profondeurs…….Alors, il n'entendait plus que la sauvage vilenie.")
(p.170).

Fritz, plus tôt, avait annoncé déjà que la faim allait tirer les Allemands derrière ce petit homme fou qui les mènerait patauger dans la boue et dans le sang... Le jeune homme s'écroule.

Dans son lit d'hôpital, il saisit un rayon de lumière : lumière de Vie. Il l'offre au petit Hans, son neveu, le fils d'Hedwig. Un arc-en-ciel embrasse l'Alsace et le pays de Bade, relie Mère-Patrie et Vaterland au-dessus du Rhin. Le juste a péri, et avec lui, la Paix. Trois années plus tard, la guerre éclatera...

Victime sacrificielle, Fritz prend d'avance sur lui la violence absurde des hommes. C'est un héros tragique, qui en vrai idéaliste, veut trouver l'Homme là où d'autres ne voient que peuples, nations, classes sociales et partis ... Un juste (on retrouve là le juif et l'Alsacien !), qui souffre afin que les autres ne souffrent plus ; une incarnation de l'Homme nu, libre de toute parure, tricolore ou vert-de-gris ou autre. La parure est ce qui orne, ce qui protège, mais sans doute aussi, ce qui dissimule : on comprend le scandale...



Patriotismus gegen Bar
Patriotisme contre espèces
1949

Patriotismus gegen Bar
Patriotismus gegen Bar (Patriotisme contre espèces), 368 pages, jamais traduit en français, relate les destinées, croisées et souvent conflictuelles, de trois personnages : principalement un riche brasseur strasbourgeois, Steinbrod, de confession luthérienne comme le sont, en effet, nombre de brasseurs en Alsace ; un jeune juif d'une famille plutôt aisée, Pierre Lévy, et Jeanne, la fille de Steinbrod, amoureuse de Pierre et qui compte bien l'épouser. Le roman consiste en une description simultanée, souvent harmonieusement fondue, de l'évolution du sentiment des deux jeunes gens - si lourde d'implications culturelles et psychologiques en ces temps de catastrophe ; de l'évolution idéologique et morale de la bourgeoisie alsacienne, et de celle de la France, à travers sa lâcheté et son cynisme de l'époque surtout. La narration est linéaire, sans guère de ruptures ni de procédés narratifs originaux ; la grande valeur de cette oeuvre tient à la belle coïncidence, en elle, entre la sincérité du message, son urgence, et la minutie de l'analyse psychologique et intellectuelle.

L'auteur réussit excellemment à montrer combien l'opulent brasseur, bien que lui-même ballotté par les événements et en une certaine mesure, victime, porte cependant à bout de bras, dans son inconscience même et son écrasante naïveté, la destinée de son gendre juif, et bien davantage victime encore que lui. Mais bien sûr, responsabilité n'est pas nécessairement culpabilité : cela, Pierre le comprend fort bien ; et c'est pourquoi il éprouve une certaine sympathie envers son beau-père, malgré le pesant égoïsme de l'industriel, sans vraie méchanceté pourtant. Mais il reste que Pierre et Steinbrod figurent deux lignes de vie qui se touchent, mais ne se rencontrent jamais réellement, et que la disparition de leur opposition initiale ne laisse jamais vraiment place à la compréhension réciproque.

Jeanne, fille de Steinbrod, personnage classique d'Antigone, affranchie de son milieu familial d'industriels - elle étudie la philosophie et joue au tennis ! - prête son visage à un christianisme libéré de toute pétrification sociale et historique. Elle, dont le père est luthérien, et la mère, catholique, détourne son regard de ses parents pour le tourner vers ce qui leur est plus originel, vers celui qui, juif, souffre comme Christ. Elle fait bouger les âmes et se fendre les pierres... Jeanne est un absolu qui refleurit, bien que ces années de malheur feront de cet absolu, une attente et une compassion.

Quant au jeune Pierre Lévy, il ne s'intéresse guère au judaïsme ; il incarne assez bien la figure de l'intellectuel progressiste, qui accorde très peu d'attention à la tradition. Il pense être prêt à verser son sang s'il le faut, mais non à traîner toujours le poids de cette tradition immémoriale dont il n'aperçoit qu'avec peine en quoi elle le concerne. Mais l'antisémitisme, rencontré à chaque pas, le fait s'interroger sur la possibilité réelle de s'intégrer à cette société où il est pourtant situé : toujours lutter ; toujours recommencer le même pas ... Comment ne pas finir par douter de soi ? Paradoxalement, le combat pour la survie et la clandestinité l'éloignent encore davantage de la judéité : lorsque, tout comme Pierre Claude, qui y a passé la majeure partie de la guerre, il se réfugie à Bergerac (en Dordogne) après 1942, il prend le nom pittoresque de "De la Valette", et se coule sans aucun effort dans sa nouvelle identité d'aristocrate. (...)

Pierre et Jeanne (1) aiment discourir : ils représentent visiblement différentes facettes de la personnalité et de la pensée de l'auteur lui-même. Steinbrod, lui, parle moins : il s'impose par sa stature, par la place qu'il occupe : portion d'étendue et position sociale. Et pourtant, le brasseur est le seul, parmi ces personnages, à danser au gré du vent, n'exprimant que les idées propres à sa caste : des idées bientôt inutiles, puisque tout finit par céder devant l'ouragan ! Il illustre ainsi une vérité d'ordre biblique : granit et or dans le monde, ne sont que fétus de paille dans le ciel.

Aux premières pages du roman, Steinbrod remporte un beau succès : son fils, Robert, se fiance à une Von Zolleskind, riche héritière de cette famille de l'aristocratie. L'argent et le prestige vont donc s'unir. Steinbrod est satisfait. Mais cette satisfaction est de courte durée l'industriel apprend que sa fille aime un Lévy, et qu'elle veut l'épouser ! Il refuse catégoriquement : "Eine Steinbrod und ein Levy ! Niemals !" ("Une Steinbrod avec un Lévy ! Jamais!"). Et que penseraient les Von Zolleskind !
Mais Jeanne et Pierre passent outre. Ils marchent vers Sainte Odile, sur la montagne sacrée. Ils se fiancent devant le même Dieu, à genoux tous les deux devant le sarcophage de l'Abbesse. Elle lui donne sa croix en or, il lui remet son pendentif contenant le Décalogue : union du sacrifice messianique et de la Loi absolue, entre la nostalgie et la foi aussi. Comment ne pas sauver le monde, ainsi ?
Mais le père Steinbrod l'apprend, et réagit très violemment , il craint pour la réputation de sa famille, mais aussi, pour la sécurité de sa fille, qu'il avertit non sans pertinence : "Wieder einmal ist die Zeit von Last und Gier beschmutzt. Wie immer wird sie sich im Judenblut baden" ("Les temps sont à nouveau maculés de vice et de convoitise , ils se laveront dans le sang des juifs") (p. 42). Voici revenu le temps du bouc émissaire...

Steinbrod chasse donc sa fille de la maison. Mais Jeanne est confiante ; elle a pris pour devise cette sentence inscrite à l'entrée de l'Alte Metzig, à Strasbourg : "Wer will baden an den Strassen, der muss die Leute reden lassen !" ("Celui qui veut patauger dans les rues n'a qu'à laisser parler les gens"). Mais Pierre est agressé dans la rue... et il s'avère que c'est Robert, le frère de Jeanne, ultra-nationaliste tricolore et antisémite, qui a organisé l'attaque ! Grâce à l'aide de passants, l'agression échoue et ainsi, Pierre peut faire jurer Robert qu'il les laissera tranquilles désormais. Jeanne et Pierre se marient.

La situation politique s'aggrave. Pierre est mobilisé. Puis c'est l'évacuation. Jeanne, comme tant d'Alsaciens, traverse des villes endormies, sales "aus Armut und aus Faulheit" ("de pauvreté et de paresse") (p. 79). On ne l'aide pas, ou guère ; la nuit, elle pense "lange noch an ihre Landsleute, von denen das Vaterland einen Patriotismus der Tat verlangte - und nicht Worte, die versprechen und dock nichts zu halten brauchen" ("Encore bien longtemps on s'adresse aux concitoyens desquels la patrie exige des actes et non des paroles ; ils promettent sans tenir leurs promesses.") (p. 82). La patrie demandait, voire nécessitait des faits concrets, et non des mots creux. Une expérience bien douloureuse en vérité, qui fut celle de l'écrivain lui-même lorsqu'il traversa le Sud-Ouest...
1940 : il n'est pas possible, clament encore des gens, que la France perde la guerre ! Mais voilà la défaite-éclair. Pierre est fait prisonnier ; Jeanne et ses parents, réconciliés, se sont rejoints déjà à Cannes. Dans toute la France le réveil est brutal ; les soldats se sentent trahis et vendus. On appelle Pétain, "qui jette son épée rouillée et demande au vainqueur la grâce". Horreur : Robert est devenu nazi ! Sans aucune peine, il convainc son père de rentrer dans l'Alsace annexée, car il faut s'occuper de la brasserie... Voilà donc la première métamorphose de Steinbrod : lui qui ne perdait nulle occasion de clamer son ultra-patriotisme français, lui qui appelait de ses voeux, en 1938, une sorte de renaissance nationale française, il range précipitamment tout ce qui porte la marque du tricolore dans les tiroirs, et s'apprête à lever le bras droit en cadence. Point de scrupule, seulement de l'anxiété : "Und die Heimat ? Sie wechselte das Fahnentuch nicht zum ersten Mal. Die Berge und Täler ficht dies nicht an, sie tragen kein Kleid" ("Et la patrie ? Ce n'est pas la première fois qu'elle change de drapeau. Cela ne concerne pas les montagnes et les vallées car elles ne portent pas d'habit.") . (p. 180).

Il est temps de reprendre la direction de la brasserie. En Alsace, toute la famille Von Zolleskind patauge dans un nazisme fanatique. Les biens " welsches" sont confisqués ; des opérations de "nettoyage" se préparent contre les juifs. Heil Hitler ? La voix de Steinbrod semble pourtant bien faible ; et il lève son bras bien trop haut. Il respire plutôt mal : son Alsace, en définitive, lui devient de plus en plus étrangère ... Dans sa brasserie même, un "Oberbraumeister" (chef de brasserie) bavarois, incompétent mais orthodoxe, surveille son ardeur idéologique.

Pierre, lui, parvient à s'échapper et à passer clandestinement la ligne de démarcation : il rejoint son épouse, qui est enceinte. Un petit garçon naît bientôt : Daniel, comme l'écrit l'auteur, sera "à moitié juif, à moitié chrétien, et si possible, un homme entier !". C'est alors que Pétain met en oeuvre les mesures antisémites. Les juifs deviennent les otages du désir de tranquillité des autres Français.

Mais déjà, Steinbrod est chassé d'Alsace ! Suspecté de francophilie, le brasseur s'est vu infliger quelques jours de prison, puis d'internement à Schirmeck - avec menaces, coups, et travail de forçat ! Enfin, on l'a jeté dans un wagon à bestiaux, dans lequel il rejoint sa fille dans la zone sud. Et voici, cher lecteur, la seconde métamorphose de Steinbrod : l'industriel, que le changement de drapeau semblait n'avoir guère affecté, retrouve comme par enchantement sa rosette et la remet à la boutonnière. A Cannes où ils vivent maintenant, Jeanne s'aperçoit que son père a rejoint des organisations nationalistes... et antisémites, qui semblent d'excellents tremplins pour l'argent et les honneurs. Steinbrod, qui n'arrête pas d'apprendre, s'enthousiasme pour Pétain ! Il aime bien son gendre cependant, et celui-ci n'éprouve aucune animosité à son égard. Pierre exprime alors un jugement d'une belle pertinence ; Steinbrod est un brave homme, mais il est ainsi fait que : "Das leben soll ihm bar bezahlen - er kauft nichts auf Kredit" (p. 245) ("La vie doit le rétribuer en espèces sonnantes , il n'achète rien à crédit"). Voilà qui explique le titre du roman, et qui constitue un excellent diagnostic d'un certain patriotisme perverti qui à l'époque, se généralise dans les classes supérieures...

Mais la persécution s'intensifie, les mailles se resserrent - on est en 1942 - Jeanne et Pierre se réfugient à Bergerac - comme l'auteur, ils s'appelleront désormais "De Lavalette". Pierre entre dans la Résistance.
Alors commence l'extermination. Femmes et enfants massacrés, pères et fils battus à mort, exécutés ; parturientes arrachées de leurs couches : les nazis allemands, mais aussi les disciples de Doriot et les fascistes français, se déchaînent. Jeanne, un jour, se rend à l'église ; elle y voit, sur sa croix, ce juif qui voulait sauver les hommes. Les fidèles, indifférents, satisfaits, prient - l'extermination semble les impressionner autant que le ferait le passage d'un cirque ambulant.

Robert, volontaire dans la Wehrmacht, tombe sur le front russe ... comme le dit Pierre : "das Elsass ist wieder ein Gewissenslabyrinth, und seine Sôhne suchen wie immer im Schatten das licht und im licht den Schatten" (p. 299) ("L'Alsace est un labyrinthe pour la conscience morale: ses fils cherchent comme à leur habitude la lumière dans les ténèbres, et la pénombre dans la lumière...").

Et le rideau s'écarte sur le troisième revirement de Steinbrod. A l'ordre hitlérien qu'en 1938, il admirait a priori, il préfère maintenant le "désordre" français, que sa nostalgie anime de teintes vives ! Après la défaite de l'Allemagne, clame-t-il sourdement (nous sommes sans doute au début de 1944), il faudra punir tous ceux qui ont attenté à la vie d'autres hommes - et à leur propriété ! Sans doute pense-t-il, en disant cela, à la veuve de son fils, qui a repris sa brasserie... Pierre s'engage toujours davantage dans les opérations de harcèlement qu'organise la Résistance.

Enfin, c'est le débarquement des Alliés, les escarmouches, et la victoire sur l'Allemagne nazie. Jeanne et Pierre Lévy tirent la leçon de ces terribles années de guerre. Un jugement d'une netteté absolue, au tranchant bien acéré, qu'on répétera ici en sa version originale : "Oft hat es den Anschein, als ob die Lüge die Wahrheit des Lebens wâre. viele verkaufen ihren Patriotismus nur gegen Bar - und mehr noch erniedrigen ihren Gott zu ihrem Knecht" ("Souvent l'apparence est telle que le mensonge devient la vérité de la vie. Nombreux sont ceux qui vendraient leur patriotisme contre monnaie sonnante et trébuchante et plus nombreux sont encore ceux qui rabaissent leur D. au niveau d'un esclave."). Suit un avertissement pour nous, qui n'en était pas un pour l'auteur encore : "Das Elsass ist unsere Heimat (..) Und die Leute zwischen vogesen und Rhein wissen woh1 jetzt für immer, dass die Freiheit mehr ist als ein verschimmeltes Stück Kuchen" ("Maintenant, nous devons nous souvenir que la liberté n'est nullement une rêverie vieillotte, mais un besoin vital dont aucune fausse terre promise ne peut faire l'économie")...

(1) Jeanne et Pierre sont les prénoms des enfants de Léon Cerf.    Retour au texte

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