Albert WEILL Jeune et Fils
1867 - 1947

Albert Weill
Albert Weill
Albert Weill naît à Réguisheim, à une vingtaine de kilomètres de Colmar dans une famille où l'on est marchand de chevaux de père en fils, et où l'on suit les foires du Haut-Rhin en toutes saisons, élevant les bêtes matin après matin, pour en tirer un bon prix. Il a cinq ans lorsqu'il voit les Prussiens entrer en Alsace aux lendemains de la défaite de Sedan, et il sait déjà qu'avec ses frères et soeurs il quittera tôt ou tard les écoles allemandes pour retrouver la France..

En 1881, âgé de 14 ans, il part pour Paris, où rejoint son oncle qui porte le même nom que lui et qui possède un petit atelier de confection au Sentier. C'est là qu'il s'initie aux mystères du tissu, du mariage des couleurs et des matières. L'oncle n'est pas un créateur ; c'est un honnête marchand, appliqué et dur au travail. Et Albert Weill le jeune - c'est son nom - n'a pas besoin de leçons pour connaître les vertus du travail.

Quand Albert le jeune découvre l'univers du tissu et de la coupe chez Albert l'ancien, la mode est à la "robe collante" qui entrave chevilles, genoux et reins, mais privilégie la silhouette. La cambrure est accentuée par un vigoureux corsetage. C'est le début de la vogue du costume-tailleur qui depuis, ne s'est jamais démentie. En 1900 Paris est déjà au centre de la mode.

Loin des fastes de la rue de la Paix, Albert coupe et coud, apprend à faire des bûches (superposition de plusieurs pièces de tissu coupées simultanément, sur le même patron), à éviter les chutes de tissu, à donner du mouvement à une robe et à la rendre unique par l'ajout d'un feston de dentelle ou d'une fanfreluche. Les livraisons lui permettent de connaître Paris, d'en capter les humeurs, les modes. Bientôt le voilà représentant. Il a la vente chevillée au corps. "Marchand de chevaux ou représentant en confection, dans les deux cas, il s'agissait de vendre une robe..." ironisera-t-il plus tard.

Albert Weill profite de ses tournées en province pour aller rendre visite aux grands manufacturiers de tissus. L'accueil dans les boutiques de confection est inégal ; la province regarde avec méfiance et pour longtemps encore les nouveautés de Paris. Parfois c'est l'occasion de rencontres émouvantes avec d'autres juifs alsaciens, qui, comme lui, ont fait le choix de la France.

C'est lors de l'un de ses voyages professionnels qu'il rencontre Anna. Elle est née à Elbeuf, mais ses parents tiennent un petit commerce de confection à Marseille. Il a vingt-cinq ans, elle en a vingt et un. Elle a du bien, il n'a rien. Mais Albert plaît à M. Hirsch, qui voudrait l'associer à son magasin. Il a deviné les formidables capacités de vendeur de ce jeune représentant d'une honorable maison de confection parisienne. Albert ne l'entend pas ainsi : c'est un créateur, pas un marchand de tissus, qui a décidé de monter sa propre affaire envers et contre son oncle qui lui refuse une augmentation. Il nomme son atelier: "Albert Weill Jeune-Confection en gros pour dames". Le "jeune" c'est pour se démarquer de l'oncle Albert chez lequel il a fait ses premières armes.

Anna Weill née Hirsch
1872 - 1958
Anna Weill
Lui, le géant de 1,83 m, épousera deux ans plus tard la petite demoiselle de 1,55 m. Elle est aussi énergique qu'elle est petite. Anna est férue de peinture comme de musique. Elle élèvera ses deux fils et ses trois filles Marthe, Simone et Yvonne, en veillant non seulement à parfaire leur instruction. mais aussi à développer leur sensibilité artistique.En vérité, chez les Hirsch, les Weill, les Lévy et les Dreyfus, familles d'Alsace implantées en France depuis plusieurs générations, on a toujours fait grand cas de la culture et ce parfois jusqu'au raffinement.

Albert Weill flâne dans le quartier des élégantes, admire le talent des couturiers. Il n'ignore pas que ces griffes aux prix exorbitants resteront pour longtemps inaccessibles à ses futures clientes. Il sait pourtant que c'est dans ce monde réservé de la haute couture qu'il va devoir aller chercher inspiration et avenir. Inspiration car chaque modèle peut être reproduit avec certes moins de brio, mais beaucoup moins cher. Avenir car la diffusion, à grande échelle, de la mode féminine passe par le succès de ces grands noms de la rue de la Paix.

La naissance d'une maison

Albert Weill Jeune "confection en gros pour dames" rejoint une profession à la fois neuve et très diverse. Spécialisé en articles riches, comme Adolphe ou Laur et Cie, il fait le choix de la province. Fort de son expérience de représentant, il veut diffuser partout en France la mode-confection, cette mode des grands magasins, encore insuffisamment implantés dans les départements. Ses futures clientes connaissent les catalogues mais hésitent à commander par correspondance, souvent par peur des retouches qui seront nécessaires.

Mais il sait énoncer les recettes du succès de la confection de l'époque : créer vite des modèles à la mode, fabriquer au meilleur prix des produits de qualité, compter sur des clients sûrs. Même s'il est riche en idées, Albert Weill ne dispose d'aucun moyen pour se lancer. Il installe son atelier au cinquième étage d'un immeuble, au 11, rue d'Aboukir. C'est dans la chambre de bonne où il vit qu'il installe son atelier. Au-dessus de son lit, une simple tringle : son "salon d'exposition" où il accroche ses modèles.

L'aide dont il a tant besoin lui viendra d'Elbeuf : un important fabriquant de tissus, la maison Blin & Blin, lui fait crédit pour sa première commande. Elbeuf, ville natale d'Anna, est aussi la cité mère de la Belle jardinière, qui sera longtemps le principal client de la maison Weill..

L'affaire démarre lentement. Dès 1894, Anna, la jeune épouse rejoint son mari pour prendre en charge l'atelier et la création. Femme d'affaires dans "un monde qui n'est fait que pour les hommes", Anna Weill saura s'imposer comme une bâtisseuse d'entreprise, faisant passer avant tout son métier et son exigence professionnelle.

Ils mettent en place leur réseau d'ouvrières. Ce sont des travailleuses à domicile, concierges pour la plupart, qui cousent sur leur machine dans leurs loges. Si la marchandise est livrée en temps et en heure, elles pourront compter sur des commandes régulières, dans un métier où l'on ignore encore le jour même si l'on aura du travail le lendemain.

Son expérience de représentant lui permet de placer rapidement sa première "collection" dans les grands magasins. Il trouve son premier client de province à Nîmes où les Bloch, des cousins d'Anna, possèdent un magasin de nouveautés. La soeur d'Albert, Céline, rejoint le couple et l'assiste. Elle épousera, en 1900, Albert Lévy, un représentant, qui installe avec Albert Weill le réseau "province".

L'atelier est désormais situé au 19 rue de Cléry, toujours dans le Sentier. La cellule familiale s'élargit, garante de la pérennité de l'entreprise. Ce modèle d'entreprise familiale caractérise nombre d'initiatives au coeur de cette "révolution industrielle". Les "articles riches" d'Albert Weill Jeune s'adressent aux femmes de notables, aux épouses de riches agriculteurs. Dédaignant les engouements provisoires, qui parfois effarouchent, dans les villes sages, il fait tout pour acquérir la confiance de ses détaillants. Très influencés par les tendances de la couture, les confectionneurs en gomment les excentricités. On ne trouvera pas rue de Cléry de "costumes de bicyclette", mais des robes en satin qui dureront. L'élégance Weill, sous l'influence d'Anna, est sobre, de bon ton. Et le restera.

1900 marque le début d'une ère nouvelle placée sous le signe de l'Exposition universelle. La fée électricité illumine Paris. La petite affaire d'Albert Weill a désormais pignon sur rue. Anna dessine toujours les modèles mais se fait assister de modélistes, en s'inspirant d'une haute couture qui, en 1901, subit sa première crise sociale. Les midinettes se mettent en grève. Devant la Bourse du travail, elles chantent leur "Internationale" :
"Debout, grévistes en jupons
Dès demain, si nous nous groupons
Nous montrerons aux hommes
Quelle force nous sommes
En face des patrons..."


Monsieur Poiret et Madame Weill

Paul Poiret, ancien élève de Worth et de Jacques Doucet, arrive en 1904 pour révolutionner à son tour la haute couture. Désormais, les robes seront assemblées dans un seul atelier. Il invente une nouvelle ligne, impose des tissus aux couleurs contrastées, supprime le corset, et les accumulations de jupons froufroutants, lance le turban, suggère un soutien-gorge léger, remonte la taille sous la poitrine... autant d'innovations décisives puisqu'elles libèrent le corps de la femme et ouvrent une nouvelle ère de la féminité et de l'élégance.

Pendant que Poiret bâtit sa légende, Anna Weill fonde sa dynastie. Pendant plus d'un demi-siècle, inlassable, elle va régenter Weill. Son dynamisme, même à la fin de sa vie, laissera pantois ceux qui l'approchent. "C'est l'homme de la maison" dira souvent d'elle, en souriant, son mari. Elle sait tout, surveille tout, est aussi exigeante avec les autres qu'avec elle-même. Sa devise préférée : "tout ce qui doit être fait doit être bien fait". Elle le répète à sa descendance comme aux ouvrières. Même dans ses moments de détente, elle pense couture; cliente de Vionnet, Lanvin, elle guette les innovations des couturiers pour s'en inspirer.

Weill commence à se spécialiser dans le manteau. Une élégante en a au minimum un pour l'hiver, un autre pour l'été, quand elle n'en possède pas un supplémentaire pour les demi-saisons
Les femmes de la petite et moyenne bourgeoisie préfèrent le tailleur droit à la robe entravée. Elles laissent aux classes populaires le gros drap épais qui dure pour des tissus plus légers, bon marché et de meilleur aspect : flanelle, serge, gabardines de laine, et de coton. Plus de quarante pour cent des Parisiennes travaillent. Autant de clientes potentielles pour les confectionneurs en gros, qui concentrent sur les classes moyennes leurs efforts commerciaux en cherchant à promouvoir une image de qualité et de sérieux.

En 1910 Albert Weill peut réaliser son rêve : le fils du marchand de chevaux s'offre une écurie de courses. L'émigré alsacien tient une première revanche. C'est aussi sur les champs de courses que se montrent les élégantes. Jusqu'en 1975, les modélistes de Weill se rendront aux drags chaque année pour étudier les nouvelles tendances lors des défilés d'élégance.
La tribune réservée d'Auteuil lors des grandes manifestations hippiques, où s'exhibent les élégantes de la Belle Epoque dans des robes blanches et sous d'immenses chapeaux à fleurs et à plumes est, selon le reporter du Gaulois "une immense jardinière complètement garnie, dans laquelle des femmes, toutes en beauté, semblent des fleurs piquées avec art".

En temps de guerre


Modèles Weill 1924
Pour Albert Weill, qui se souvient des humiliations de son enfance en Alsace, l'heure de la reconquête a sonné avec le début de la première guerre mondiale. Mais Raymond, son fils aîné, est mobilisé dès la déclaration de guerre. Amère revanche. L'Europe plonge dans la récession et à peine lancée la maison Weill est déjà menacée. Pendant quatre ans, la famille va vivre dans l'angoisse. Raymond, qui a pour copain de régiment un p'tit gars de Ménilmontant, Maurice Chevalier, est gazé et fait prisonnier. Robert, son cadet, est à son tour appelé sous les drapeaux en 1916, après avoir passé son baccalauréat au lycée Condorcet.

La vie économique s'est réduite. La mode n'est plus au luxe et à l'exubérance. Les grandes maisons de couture ne présentent pas de mode d'hiver 1914. Celle de 1915 est d'une grande sobriété : jupes, vestes et manteaux - qui ont la coupe militaire - tombent droit. Quelques poches rappellent l'uniforme. On économise le tissu, on suggère des couleurs sombres.

Les femmes, dans les ateliers et les usines, ont pris la place des hommes partis au front, et exigent des vêtements qui les laissent libres de leurs gestes. Les pénuries sont causes d'inflation et les prix montent plus vite que les salaires. Couturières et jupières se mobilisent dès le début de la guerre. Une loi réglemente le travail à domicile et fixe un salaire minimal, égal aux deux tiers de celui qui est perçu en atelier ou en usine.

La guerre s'achève. Les filatures du Nord et de l'Est sont en ruine ; celles du Midi augmentent leur production. La France a besoin d'uniformes. Weill en fabrique, mais la confection tourne au ralenti. Les grands magasins ne vendent que des produits de première nécessité, et les boutiques de mode, en province, proposent surtout des vêtements de deuil. L'armistice du 11 novembre 1918 est accueilli par une France en délire. Raymond Poincaré, président de la République, visite l'Alsace et la Lorraine redevenues françaises. A Réguisheim, on célèbre le retour dans le giron de la République. Albert Weill a pu mesurer dans l'épreuve la fragilité de son entreprise. Pour la renforcer et en assurer la continuité, il décide d'y associer ses fils.

La Manufacture
La Manufacture

Raymond et Robert pensent à créer leur propre label. Ca ne leur déplairait pas d'élever le nom des Weill à des hauteurs où les Patou, les Chanel brillent déjà de tous leurs feux. Un jour viendra, ils le savent, où la calèche de leur père, l'ex-marchand de chevaux, symbolisera une fois pour toutes leur monumental travail de fourmi. Ils décident de se doter dès 1922 d'un outil de production moderne pour assembler, expédier et gérer des fabrications en pleine expansion, et rachètent, rue Livingstone, au pied de la basilique du Sacré-Cœur dans le quartier Saint-Pierre, un hangar sur l'emplacement duquel ils font aussitôt bâtir la Manufacture. Elle est aujourd'hui encore le siège de la Maison Weill.


C'est la première fois qu'une maison de confection abandonne le Sentier ! Albert Weill Jeune a désormais pour objet social "manteaux, robes, costumes pour dames et fillettes". 1924 est une date clé pour la dynastie des futurs rois du prêt-à-porter : le mariage de Robert et la maladie de Raymond. Et cette maladie vient attrister la fête et écourter les jours de liesse. Robert a épousé Madeleine Gerson qui lui donnera trois enfants : Jean-Claude, qui prendra sa succession, Micheline qui épousera Jean-Louis Trèves, et Françoise. C'est cette même année que l'entreprise prend comme nom "Albert Weill Jeune et ses fils" avant de devenir en 1930 "Albert Weill Jeune et Fils", évolution qui dit l'attention grandissante portée à l'avenir et à la postérité. Pour rassurer les clients de province qui ne connaissent de la capitale que le Sentier, il faudra imprimer des brochures où il sera précisé que les locaux "sont situés à Montmartre, au coeur de Paris".

Raymond et Robert Weill introduisent des méthodes nouvelles dans l'organisation du travail. Ils regroupent sur le même seul lieu l'ensemble des tâches de la confection en gros. Une meilleure lumière dans les ateliers, plus d'espace, un réfectoire... L'entreprise structure sa production, conserve ses entrepreneurs extérieurs mais crée deux ateliers de coupe distincts pour le manteau et la robe. Les modélistes peuvent désormais compter sur une dessinatrice qui parfait les croquis. La qualité, au début des années vingt, est devenue une nécessité. Chaque modèle, avant d'être expédié, est vérifié : solidité des coutures, absence de défaut de coupe... Tout modèle jugé imparfait est écarté. Pour les modèles de manteaux nécessitant de la fourrure au col et aux poignets, Albert Weill a fait appel à son frère Henri Weill, fourreur installé lui aussi à Paris.

Albert scelle le destin de l'entreprise en abandonnant la direction à ses fils, d'abord à Raymond puis après le décès de celui-ci en 1928, à son frère Robert.

Confrontée aux tendances changeantes des créateurs, l'entreprise de confection doit pouvoir maîtriser son approvisionnement en tissus. Cette dualité d'un métier tourné vers la mode mais attentif en permanence à ses conditions de production se renforce au milieu des années vingt. Pour obtenir de meilleurs prix en regroupant les achats, Robert Weill s'associe avec un grossiste en tissu, la Maison Haas frères & Lambert. C'est ainsi que Gabriel Haas sera le partenaire privilégié et l'ami de trois générations de Weill.

"La manutention, c'est le coeur de la maison" répète Mme Weill. Les ateliers sont un autre rouage essentiel du métier. La confection fait toujours autant appel aux travailleuses à domicile et les petits ateliers du Sentier travaillent désormais pour Weill. A l'intérieur de la Manufacture, une organisation rigoureuse permet de prétendre à cette qualité qui fait le succès de l'entreprise.

Les industriels du vêtement et les grands couturiers ont rapidement mesuré l'importance de la gestion dans la conduite de leurs affaires. Les événements qui se dessinent vont leur donner raison. Après les années de croissance qui ont découlé de l'assainissement financier des années 1921-1922, la crise menace ; elle sera d'une ampleur et d'une durée inconnues jusqu'alors. Les préoccupations des confectionneurs ne sont pas partagées par le public pour qui la mode reste plus que jamais le symbole de la création et de toutes les audaces.

L'année 1927 voit la consécration de la ligne tube, l'apothéose de la femme longiligne. Commencée un quart de siècle auparavant, la simplification du vêtement féminin semble achevée. La silhouette est droite. L'élégance doit être "simple". La mode, tout en se simplifiant, s'est démocratisée. Et se cherche. Les couturiers, comme las de la frénésie des Années folles, s'ingénient à rallonger les jupes, à faire oublier la garçonne.

Crise et redressement

Dès la fin de 1931, pourtant, la crise frappe, les prix s'effondrent, l'activité se ralentit, le chômage enfle. A.W.J., fort de son renom, résiste bien à cette crise qui touche avant tout une clientèle modeste qui n'est pas la sienne. De 1932 à 1935, tout - à l'exception des salaires - baisse : prix, indice de production, volume des exportations (au Printemps, en 1933, les prix des vêtements chutent de quarante pour cent)... L'accumulation des stocks provoque un effondrement des prix, répercuté par les entreprises dans leurs prix de vente. En 1934, les prix de gros ont en moyenne, comparés à ceux de 1929, baissé de moitié. Les faillites se multiplient, le chômage s'accroît, y compris dans la confection. A.W.J., en 1932, récupère ainsi le fonds de clientèle d'un de ses concurrents, les Etablissements Cahen & Rheins.

La victoire du Front populaire, en mai 1936, provoque un immense espoir chez les midinettes. En juin, vingt-cinq mille grévistes, dans la confection, et deux mille dans la couture, occupent les ateliers. Le 12 juin 1936, le Syndicat des couturières et tailleurs pour dames signe avec le Syndicat patronal - où siège Robert Weill - un contrat collectif : le travail aux pièces est supprimé, les salaires sont réajustés, le droit syndical est reconnu, et les ouvrières auront droit à quinze jours de congés payés. Pour dix mille couturières, c'est la victoire, et le retour immédiat devant les machines : il leur faut rattraper le temps perdu pour préparer la collection hiver, qui doit être présentée fin juillet. Robert Weill, qui a négocié ces accords de Matignon, sera le seul trente-deux ans plus tard, en 1968, à signer aussi les accords de Grenelle.

L'Exposition internationale de 1937 annonce le renouveau. La classe 64 (dont Robert Weill est trésorier) regroupe les industries du vêtement pour hommes, femmes et enfants et occupe tout le troisième étage du pavillon de la Parure. Les toilettes féminines sont dans leur ensemble d'un genre plutôt simple avec comme note dominante le costume-tailleur. Si l'ensemble des industries du vêtement emploie alors plus d'un million de personnes et compte mille deux cents entreprises de toutes tailles, le secteur est pourtant resté très artisanal.

Robert Weill
1896 - 1977
Robert Weill
Les premiers signes d'un redressement économique apparaissent en 1938. Robert Weill, confiant dans l'avenir, agrandit la Manufacture et regroupe rue Livingstone les salons de vente qui étaient restés rue de Cléry. Les techniques de production changent avec retard et le personnel est insuffisamment formé aux nouveaux métiers. Robert Weill pressent la nécessité d'un changement : il faut agrandir les gammes, segmenter les marchés.

Sans pour autant renoncer à la confection de luxe, il décide de lancer Médial, qui est la réponse A.W.J. au succès des robes à prix unique de Toutmain, ou des robes-éditions de Lucien Lelong. C'est un premier pas industriel vers le futur prêt-à-porter puisqu'une collection complète propose sous sa propre marque un ensemble de manteaux et tailleurs à des prix de gros de cent cinquante à deux cent vingt-cinq francs avec un nombre réduit de modèles (soit la moitié des prix A.W.J.). " Médial s'arrête où commence A.W.J. ."

L'Occupation

A l'automne 1939, les professionnels de la mode voient se casser l'essor de la couture et de la confection avec mobilisation à l'échelle européenne. Très vite viennent la débâcle et l'occupation. Certains hauts-couturiers parviennent à être approvisionnés en tissus pour répondre aux besoins d'une clientèle principalement composée des épouses des dignitaires nazis et des amies des riches collaborateurs.

Dans la confection, la survie est plus difficile. Le rationnement des tissus est sévère. Pour beaucoup de maisons de confection appartenant à des familles juives, la loi sur l'aryanisation des biens juifs votée par le gouvernement de Vichy marque le signal du départ. Robert Weill alors n'est plus un simple chef d'entreprise ; il est d'abord un Juif. La famille Weill se réfugie à Vichy, avant de s'installer à l'Hôtel du Belvédère, à Challes-les-Eaux, près de Chambéry.

Jusqu'en 1941, Robert Weill avait réussi à gérer A.W.J. en effectuant de fréquents voyages à Paris. Les lois de Vichy du 8 mai 1941 interdisent aux Juifs de posséder des entreprises. Là où de nombreux industriels vont tout perdre, Robert Weill va savoir compter sur la bienveillance de trois de ses clients : les établissements Druel à Caen, Gauthier à Decazeville et Beaugrand à Saint-Brieuc lui signent des cessions de parts en blanc en prévision de la fin de la guerre. Le collaborateur direct de Robert Weill, M. Mulet, déjà directeur de la Manufacture, reçoit lui aussi des parts et la mission de diriger l'entreprise. Les établis-sements Albert Weill jeune et fils deviennent la "Manufacture Saint-Pierre". L'aventure familiale semble arrivée au bout de sa course.

Pour la famille Weill, c'est le temps d'autres épreuves. Les Allemands, en Savoie, ont remplacé les Italiens. Les contrôles d'identité deviennent plus rigoureux. Les Weill deviennent Wallet, et se cachent. Grâce à la résistance lyonnaise et aux familles Jouvenceau et Cordelier qui les hébergent à Saint-Bonnet en Bresse, ils auront la vie sauve. Une autre branche de la famille, celle du fourreur Henri Weill, frère du fondateur, est déportée dans les camps. Nul n'en reviendra. Ils seront des milliers dans le secteur de la confection à disparaître dans les camps de Nuit et Brouillard.

Robert Weill, dans ces circonstances dramatiques, n'en perd pas de vue pour autant son entreprise. Dans l'impossibilité de revenir, il prépare son fils Jean-Claude à sa succession. Dès l'obtention de son baccalauréat, et puisque la situation politique ne lui permet pas d'avoir accès à des écoles spécialisées, il l'envoie à Castres acquérir une "formation sur le tas", début 1944, dans l'usine textile Viala. Ce parcours initiatique voulu par Robert Weill est essentiel pour donner à une ambition dynastique sa légitimité professionnelle.


La Libération

Dès la libération de Paris, en août 1944, Robert Weill retrouve la rue Livingstone où il surgit à l'improviste. La réception du directeur des années de guerre, M. Mulet, est peu chaleureuse, et Robert Weill lui ordonne de rendre ses parts en ces termes : "il n'y aura qu'un seul patron et ce sera moi". Il quitte la Manufacture immédiatement. Un représentant, collaborateur pendant la guerre, est renvoyé. Robert Weill récupère les parts qu'il avait cédées quatre ans auparavant. Il n'a rien perdu de son autorité et de sa ténacité, et va en avoir besoin. Certes, la Manufacture est encore debout, mais tout est à refaire. Une lettre circulaire vient immédiatement confirmer ce "retour aux affaires". Dans l'urgence, on s'est contenté de rayer à l'encre rouge la mention Manufacture Saint-Pierre. Les seuls gérants sont à nouveau MM. Albert et Robert Weill.

Publicité Weill années 1980
Comme beaucoup de fabricants rescapés, l'entreprise Weill repart, avec une cinquantaine de personnes à la Manufacture, en fabriquant les blousons et les jupes des uniformes pour la Croix Rouge française et le personnel féminin de l'armée américaine. L'armée US, qui fournit le tissu, impose ses techniciens d'encadrement et ses normes : deux mètres cinquante par uniforme, et pas un centimètre de plus. La conformité doit être rigoureuse, la première pièce, comme la centième, devant être exactement identiques. Cette nouvelle façon de travailler, qui va durer dix-huit mois et qui exige une organisation rigoureuse jusque-là inconnue à la Manufacture, incite ses cadres à réfléchir à une éventuelle industrialisation.

Au sortir de la guerre Robert Weill n'a que quarante-neuf ans. Son fils Jean-Claude va sur ses vingt ans. Il a passé son bac à Chambéry sous une fausse identité et sa mère souhaiterait qu'il continue les études mais il n'a qu'une hâte, celle de travailler auprès de son père. Tous deux vivent en parfaite symbiose ; la grand-mère Anna ne peut rêver meilleure association. Pour le père et le fils c'est l'âge d'or, le temps de toutes les audaces, de toutes les créations.
Robert et Jean-Claude inventent le prêt-à-porter féminin à grands renforts de publicité. Un slogan vient couronner cette révolution: "Madame, un vêtement Weill vous va".

Un nouvel hebdomadaire féminin, Elle, paraît le 21 novembre 1945. Elle qui, d'un ton neuf, imposera Sagan, B.B., Courrèges, Elle qui racontera les amours du mannequin Bettina et fera la promotion du new-look de Christian Dior. Elle qui s'ouvrira à la publicité de mode avec... Weill.

Sources :
Weill, Cent ans de prêt-à-porter, Editions P.A.U. 1992
Site Web de la Maison Weill : http://www.weill.com

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