Le Premier du Nom (Moïse Blin)
par Simon Schwarzfuchs


Le film de Sabine Franel
Le Premier du Nom,
a fait partie de la Sélection
officielle Cannes 2000
"Un Certain Regard"

Il a reçu le prix
Un Certain Regard
ainsi qu'un prix spécial

Le devoir de mémoire se passe de défenseurs ou d’avocats plus personne, à quelques négationnistes près,ne met plus en doute l’exigeante nécessité de conserver, et de transmettre, le souvenir collectif du plus grand massacre organisé et perpétré par une société humaine. Collectif non seulementà cause de son immensité, mais aussi parce que dans de nombreux cas les familles entières ont été exterminées et qu’ il ne reste plus personne qui pourrait s’en souvenir.

A l’ombre de cette mémoire il s’en réveille d’autres, plus limitées et surtout moins tragiques. Le remarquable film de Sabine Franel se penche sur l’histoire d’une famille issue d’Alsace - c’est là qu’elle apparaît pour la première fois dans les dernières décennies de l’Ancien Régime - pour mieux comprendre ce qu’elle est devenue au cours des deux siècles et demi de son existence. Elle survivra à des régimes successifs et contradictoires, de la monarchie déclinante aux Républiques suffisamment nombreuses pour qu’il soit devenu nécessaire de les numéroter, de l’Empire triomphant à la dégradante occupation allemande. Elle aura participé aux joies et aux deuils de la nation . Elle aura aussi connu l’allégresse de l’émancipation des Juifs et la grande détresse des années terribles.

Dans la mémoire de ses descendants, Moïse Blin, le Premier du Nom, a fait ses premiers pas à Fort Louis, petite garnison frontalière qui offrait alors quelques ressources à un colporteur juif. Il ne devait pas s’y attarder il la quitta dès 1794 et finit ses jours à Haguenau en 1820. Sa famille devait connaître une réussite économique surprenante dans l’industrie textile à Bischwiller, qui n’en est guère éloignée. Son fils Aaron et son gendre Jonathan Fraenckel, le mari de sa fille Rachel, furent les grands responsables de cet essor. Désormais les Blin et les Fraenckel auraient leur mot à dire dans le monde du textile alsacien.

Cette réussite était, somme toute, assez normale dans un judaïsme alsacien en pleine ascension sociale. Fut elle suivie d’un certain relâchement dans les habitudes religieuses d’une famille qui n’avait pas fait preuve jusqu’alors d’une prédisposition particulière à ruer dans les brancards des traditions religieuses ancestrales ? La communauté de Bischwiller n’était pas réputée pour son attachement indéfectible à la pratique religieuse la plus intransigeante et la famille Blin -Fraenckel n’a probablement pas dû rester insensible à son évolution. Le grand changement allait venir avec le départ de l’Alsace après 1871. L’amour de la France et le refus de l’Allemagne avaient sans doute été déterminants dans cette décision, mais le choix du point de chute n’avait certainement pas été indifférent à la conjoncture économique. Le transfert en Normandie sera réussi et les établissements cousins des Blin et des Fraenckel pourront bientôt ouvrir leurs portes à Elbeuf. Il sera suivi au fil des années d’un détachement progressif de la pratique religieuse ancestrale. La terre normande devait se révéler un terreau moins favorable au maintien du judaïsme que la plaine d’Alsace. On y restera Juif, mais on y pratiquera de moins en moins. L’attachement à la France deviendra une nouvelle forme de religion. Bientôt ce sera le tour des mariages mixtes, mais il semble bien que la conversion à la religion dominante soit restée alors une apostasie.

Avec la guerre et l’occupation allemande, l’appartenance au judaïsme fit un retour contraint et forcé. Sur l’interrogation "comment peut on cesser d’être juif ?" Venait de s’en greffer une autre : "que faire pour rester un Français à part entière ?" Ce fut l’heure de gloire - et de profit - des généalogistes à la recherche et encore davantage à la découverte de ces fameuses cinq générations qui allaient faire la France. Les heureux bénéficiaires de ces certificats, qui ne savaient pas encore combien ils leur seraient inutiles, pouvaient se consoler dans la pleine certitude qu’un Napoléon Bonaparte n’aurait pas subi le même examen avec succès.

Ce retour en arrière ne devait pas arrêter, ni même freiner, le processus d’assimilation de l’après guerre qui devait se traduire par l’augmentation du nombre des mariages mixtes, encore qu’il ait pu fournir à certains l’occasion d’une réflexion et la matière d’une fidélité. Il y eut bien entendu la tentation d’une conversion sans la foi, devenue encore moins compréhensible que le maintien d’un statu quo qui avait au moins son antiquité pour lui. Il y eut aussi non pas tellement le changement de nom que sa francisation. Il n’y aurait plus de père et encore moins d’ancêtres. Une telle situation semblait intolérable, voire insupportable, pour certains - pas pour tous - en une époque où l’engouement pour la généalogie prenait son essor. Une nouvelle génération allait se trouver confrontée soit à ses ancêtres, soit à ses origines, soit aux deux.

Le film de Sabine Franel se propose de faire le tour de toutes ces interrogations par le moyen d’une conversation que son auteur, qui n’a pas hésité à se mettre en scène, conduira avec le passé de sa famille et qu’ interrompra et renouvellera régulièrement un dialogue avec ses contemporains, ceux, bien rares, qu’elle connaît de longue date et ceux dont une série de rencontres avec les descendants de Moïse Blin, le Premier du Nom, lui aura permis de faire la connaissance. Dialogue, puisqu’elle s’entretiendra avec ses interlocuteurs un par un. Pas de symposium, mais une intimité qui permettra à la candeur de s’exprimer d’une manière quelquefois assez déconcertante. Les réunions de groupe de la famille retrouvée se dérouleront dans les lieux de. mémoire, au cimetière, à la synagogue, au musée, dans la salle d’une mairie ou dans l’autobus qui passera lentement devant ce qui reste des établissements Blin & Blin.

Ce film lui a visiblement tenu à coeur et elle y a travaillé pendant plus de dix années, ainsi que le démontre la présence d’André-Aaron Fraenckel, l’historien des familles juives d’Alsace sous l’Ancien Régime et le parent lointain de ceux qu’il rencontra à Bischwiller, qui devait nous quitter en 1989. Ses questions et peut-être ses réponses aussi ont évolué cours de cette décennie prolongée. Ce qui n’a pas changé, c’est son désir de réclamer sa place au sein d’une lignée dont un changement de nom et l’imposition d’une religion différente auraient pu ou dû la séparer. Tout a sans doute commencé avec une recherche du judaïsme qu’a bien servie le hasard d’une lettre circulaire adressée aux descendants de Moise Blin pour les convier à une réunion des “cousins” qui devait se renouveler régulièrement par la suite. Le retour au judaïsme proprement dit, s’il a jamais été évoqué, s’est traduit en fin de compte par la revendication d’une origine juive longtemps refoulée et peut être même ignorée. Le temps où l’éloignement du judaïsme normatif ne pouvait qu’aboutir à l’occultation des rapports qui pouvaient avoir existé avec lui dans un passé plus ou moins récent n’est plus. Il devrait être possible de s’en réclamer sans chercher à l’effacer et sans éliminer du patronyme familial ce "k" germanique que n’a pas manqué de maintenir telle famille chrétienne bien connue, qui n’hésite pas à proclamer au vu et au su de tous qu’elle est d’origie polonaise et qu’elle n’en est pas moins française pour autant.

Ce film ne retrace pas seulement la saga de la famille Blin-Fraenckel il illustre également celle de nombreuses familles “israélites” françaises, qui ne sont pas toutes alsaciennes. Comme elles il ignore, non pas la Shoah, mais l’après-Shoah et la création de 1’Etat d’Israël, encore qu’il rappelle l’existence d’un lointain cousin qui y demeure ou celle de Yad Vashem qui doit y satisfaire à une obligation de reconnaissance curieusement occultée en France. Son apparition sur la scène de l’histoire et sa reconnaissance par la France auraient sans douté posé des problèmes insolubles Et cependant une grande tendresse empreinte de mélancolie et beaucoup d’affection pour les ancêtres juifs marquent ce film. Beaucoup de douceur et d’humanité aussi, qu’expriment si bien les paroles de la dernière participante : "que dirait Moïse Blin s’il revenait aujourd’hui et voyait ses descendants dispersés et si différents réunis le jour du Shabath ?" Les morts, affirme la tradition juive, ne reviendront qu’avec leur résurrection. C’est aux vivants qu’il revient de comprendre et d’apprécier les vivants, dans la compréhension comme dans le regret. Le beau film de Sabine Franel rendra cette tâche plus facile.

Les photographies sont extraites du film de Sabine Franel

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