Entre Tradition et Modernité : Manitou
Yéhouda Léon Askénazi
1922-1996
par Roland GOETSCHEL
Texte écrit à l'occasion du dixième anniversaire de la disparition de Manitou

Et si la voix s'est tue ...
... l'écho n'est point tari.


Manitou (Léon Ashkénazi)
pour une biographie détaillée, consulter le site:
http://www.manitou.org.il

Pour lire la traduction des mots colorés dans le texte, posez le pointeur de la souris sur le mot, sans cliquer : la traduction apparaîtra dans une bulle. Les mots colorés et soulignés sont de vrais liens
Comme pour beaucoup d'entre ses élèves , il m'est difficile de parler de Manitou zatza"l au passé . Je ne me déroberai cependant pas au devoir de témoignage et de réflexion qui s'impose à moi comme à beaucoup d'autres dix ans après sa disparition .

C'est à Orsay où il avait succédé à Robert Gamzon à la direction de l'école Gilbert Bloch, créée par les E.I. pour former des cadres pour le mouvement et au-delà , pour la communauté toute entière, que je l'ai rencontré pour la première fois . Que pouvait ressentir un jeune E.I. monté de sa province et qui ne se croyait pas complètement ignare en franchissant le seuil du 32 avenue Saint - Laurent ? La réponse est simple : un éblouissement et un étonnement . Éblouissement devant la beauté du lieu , une manière de gentilhommière entourée d'un grand parc, étonnement devant ce qui se passait lorsque l'on pénétrait dans la maison .

L'impression d'ensemble que l'on avait , lorsqu'on y débarquait en invité , la veille d'un Shabath ou d'un jour de fête, était celle d'une ruche bourdonnante dans laquelle circulaient quantités de gens, garçons et filles, se saluant joyeusement et en quête du sac de couchage, du lit de camp et du lieu où l'on passerait la nuit. A peine avait-on le temps de se changer que sonnait l'heure de qabbalat shabath. Tout le monde descendait alors pour l'office du vendredi soir . C'est là que j'entendis pour la première fois de ma vie un office de Shabath de tradition sefarad, où véritablement tous les présents participaient activement à la l'office . A travers les chants de cette prière , c' était comme si tout le judaïsme d'Afrique du Nord s'était donné à moi en un seul instant . La première découverte que je fis de Manitou, avant toute autre, fut celle-là .

Mais l'essentiel de la vie de Manitou passait par son enseignement . Pour autant que je me souvienne, cet enseignement portait dans les premières années d'Orsay sur trois choses : la sidrah de la semaine, le calendrier, et la tefilah. En somme ce que chaque enfant juif est censé recevoir dans son talmud torah aux quatre coins de l' hexagone .

Mais quel que fut le sujet traité , Manitou savait aller à l'essentiel . A travers une maïeutique qui obligeait les élèves à retrouver les questions que s'étaient posées et auxquelles étaient venu répondre les maîtres de la tradition . Son cours de parasha partait en général du commentaire de Rashi. Personne avant lui ne nous a fait découvrir la profondeur de chaque remarque de ce maître des maîtres. Ce que Manitou condensait, mi-sérieux , mi-plaisantant, en nous enseignant qu'une des lectures possibles du mot BeReiShiT n'était autre que Be-Rashi-'Et, en bon français, "dans le commentaire de Rashi, à condition de chercher , tu retrouvera tout ce que la Torah est venue nous enseigner de l'Aleph au Tav". Son enseignement se faisait particulièrement dense dans les nuits d'étude qui réunissaient la promotion et les anciens. Dans son cours sur le calendrier, on apprenait certes à connaître comme dans toute école juive la date et la manière de célébrer des fêtes, mais surtout comment s'opérait pour Israël la maîtrise du temps. Comment se conjugue dans notre calendrier le particulier et l'universel le rythme de la lune et celui du soleil, à la jointure d'Israël et des nations. Comment le HôL se transmutait en LûaH, comment d'un temps vide s'écoulant comme le sable du sablier se métamorphose par l'avodah d'Israël en une durée dense rythmée par nos rencontres avec le divin . Comment par le Zekher, le Shabath et les fêtes n'étaient pas seulement commémoration du passé mais actualisation dans le présent en vue d'un avenir . Et si la prière collective était empreinte à Orsay d'une telle ferveur, c'est parce que Manitou ne se bornait pas dans son cours à les traduire dans leur littéralité mais parvenait à en transmettre la fonction et la signification en se référant en particulier aux leçons du traité Berakhoth que les maïtres de la Mishnah et du Talmud n'ont pas placé en vain en tête de tous les autres traités. En tout ce qu'il enseignait , Manitou avait le don , tout à la fois de retrouver ce qu'il y avait de plus originaire dans un enseignement de nos Sages et de montrer comment il nous fournissait une réponse aux questions qui se posaient à nous autres, enfants de l'émancipation et de la modernité .

Au coeur de son discours figurait la conviction que nous sommes toujours cet Israël dont nous parle la Bible . Que le judaïsme est bien la continuation de l'hébraïsme. Dés lors la possibilité nous est offerte de déchiffrer l'histoire contemporaine à la lumière des récits dont La Torah se trouve parsemée. Si le ce code a été précédé de récits , et tout particulièrement des récits patriarcaux , il convient d'interpréter ces récits selon le principe, énoncé par Nahmanide , "Ma'aseh 'Avoth simân la -Banim", "ce qui est arrivé aux Pères est un signe pour les enfants". S'inspirant du midrash , Manitou venait nous déchiffrer ce qui était pour lui la carte d'identité d'Israël . Il nous enseigné comment les situations existentielles vécues par les patriarches sont un dévoilement des situations que le peuple d'Israël est appellé à vivre et à résoudre dans son histoire collective .

C'est également à la lumière de cette approche , qu'il abordait le problème des mitswoth. Écartant superbement tous les systèmes d'explication rationnels , ou historico - sociologiques des mitswoth, il s'attachait à exclusivement à leur sens religieux. Il tenait que la révélation ne pouvait être que celle de la Loi , de la manière de se comporter pour que l'homme puisse prendre en charge le projet divin en sa création. La mitswah était pour lui ce pont qui permet à l'homme de réaliser a le monothéisme dans sa relation avec les choses en tant que comprises comme créatures du Dieu unique .Par la pratique des mitswoth. se trouve dépassée l'antinomie entre la personne et les choses. Pour reprendre ses propres termes, la mitswah , c'est humanisation des choses . C'est le processus par lequel la chose se transforme en quelqu'un.


Manitou ne fut pas seulement un enseignant mais joignit pendant toute son existence, les actes à la parole et son exemple contagieux incitait ses élèves à faire de même . Par son action et son rayonnement dans le cadre des E.I. d'abord, puis dans le cadre plus large celui de l'U.E.J.F. Comment ne pas se rappeler, pour ceux qui ont participé à ces luttes, nos combats au quartier latin, contre la CED ou plus prosaïquement pour un restaurant étudiant casher digne de ce nom ? Manitou, prépara ceux qui étaient les jeunes et les étudiants d'alors à prendre leurs responsabilités dans la communauté de demain. La publication de Targum illustra également la diffusion de la pensée orsayenne dans le grand public. On peut dire sans se tromper que l'École d'Orsay fut le lieu par excellence qui permit en France, quand vint l'heure de la décolonisation , les retrouvailles monde sefarad et monde ashkzenaz, qu'il incarnait dans l'admirable couple qu'il formait avec Bambi .

Ce qui ne veut pas dire que la diffusion du message de Manitou se fit sans encombre. Du côté institutionel, le modèle de "l'israélite français" était trop répandu dans les institutions consistoriales pour que le militantisme orsayen ne se heurta pas à des résistances sérieuses . A l'inverse, on se
doit de mentionner la mémoire de ceux qui appuyèrent l'effort de Manitou , je pense spécialement au grand rabbin Schilli, au Président Léon Meiss et à Monsieur Elie Cohen. Ce n'est que bien plus tard que le FSJU, où entre temps, comme à l'Alliance ensuite , son influence s'était fait sentir , avec la relève de générations que Manitou reçut une partie de la reconnaisance qui lui était du. Du côté du monde des yeshivot , la rumeur s'indignait que quelqu'un , mâtiné de philosophie , quelle horreur , puisse prétendre enseigner le Talmud, et en particulier ses aggadoth, réputées incompréhensibles, devant, circonstance aggravante, un public mixte logé dans la même maison ! Il n'empêche, sans que les tensions n'aient jamais cessées, que là encore certains comprirent, même dans ce milieu, qu'il se passait là quelque chose d'important ; je n'en veux pour preuve que la visite-surprise que fit à Orsay le Rav David Horowitz, futur Dayan au Badats de Jérusalem.

Il est un troisième milieu avec Manitou eut des relations ambivalentes, ce fut celui de l'Université. Bien qu' ayant lui-même suivi un cursus bien rempli en philosophie et en ethnologie et que c'est dans leurs langages qu'il formula son enseignement,il ne poursuivit jamais de projet d'une carrière et manifesta jusqu'au bout une réticence à l'égard du monde universitaire. Il participa cependant avec André Neher et René Sirat à la création dans le cadre du Centre Rashi du CUEJ destiné à jeter un pont entre judaîsme et monde universitaire.

Après 1968, il entendit l' appel de la terre sainte, voyant dans la guerre des six jours les prodromes des temps messianiques. Il voyait dans la restauration de la nation hébraïque, l'indication que l'histoire des patriarches était définitivement sortie de la clandestinité qui était la sienne au temps de l'exil. A Jérusalem également, et jusqu'au dernier jour de son existence, Manitou a donné sans compter . D'abord à Mayanoth, puis au centre Yaïr. Si sa pensée fut largement diffusée dans le milieu francophone, elle ne fut pas reçue aussi facilement, comme pour d'autres, dans le milieu israélien d'origine. En France certains de ses élèves, même s'ils divergeaient avec lui sur certains points, transmettaient le message qu'ils avaient reçus de lui, je ne mentionnerai ici, parmi les disparus, que Jean Zacklad et André Fraenckel. D'autres ont essaimé dans les institutions de la communauté, qui ne serait pas ce qu'elle est devenue dans ce qu' elle a de positif sans l'apport de Manitou .

Il est trop tôt et ce n'est pas le lieu ici de situer Léon Ashkenazi par rapport aux deux autres grandes figures de la pensée juive en France, André Neher et Emmanuel Lévinas , et encore moins dans le cadre de la pensée juive en général. Sans doute sa démarche relève-t-elle, comme celle de son maître le Rav Abraham Isaac Kook, de ce que l'on a dénommé le mysticisme philosophique. Comme lui Manitou, à partir d'une connaisance en profondeur de la tradition et d'une expérience mystique fondatrice de sa personalité charismatique, n'a pas enseigné à ses disciples comment contempler le monde divin, ni comment entrer dans la voie de l'expérience extatique. Il invitait plutôt ses élèves à ne pas placer au centre de leurs aspirations leur petit salut personnel, mais à réaliser l'oeuvre du tiqqoun par une pleine participation à l'être collectif d'Israël que ce fut en diaspora ou dans l'état qui porte ce nom , allant dans sa logique jusqu'à assumer les risques d'un certain messianisme.

En ce moment difficile , nous dirons pour Manitou comme pour notre père Jacob, R. Arié Ashkenazi lo met.


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© : A . S . I . J . A.