Le Grand Rabbin Henri SCHILLI
1907-1975
par Frédéric Shimon Hammel (Chameau)
extrait de Souviens-toi d'Amalec, Editions C.L.K.H. 1974


Henri Schilli
Lorsque, de nos jours, comparaissent devant les tribunaux des criminels de tout poil, leurs défenseurs, les journalistes et quelquefois même leurs juges, fouillent dans leur passé et s'ils découvrent le moindre indice d'une jeunesse difficile et malheureuse, ils évoquent des circonstances atténuantes ou réclament l'acquittement.

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grand rabin Schilli
sur le site Akadem
Paris - mars 2018
Si quelqu'un à la jeunesse difficile et malheureuse, est devenu cependant un des hommes les plus purs et les plus sensibles, un des êtres les meilleurs et les plus humains que j'ai connus, c'est bien mon ami Henri Schilli.

Il arrive très jeune à Obernai, au pied des Vosges. Il n'a guère connu son père, et une soeur est née peu avant la disparition de ce dernier. Sa mère, malade, est incapable de tout travail régulier; les travaux ménagers eux-mêmes lui sont difficiles. Dès son enfance, la responsabilité du ménage et de la famille incomberont à Henri.
Pas de jeux, pas de distractions; une véritable vie de Cendrillon. A un point tel que le président de la petite communauté a l'habitude de dire qu'à dix ans, il a déjà gagné sa place au Paradis.

Il y a alors, à Obernai, une école primaire juive, où enseigne un instituteur de la vieille école. Pas un instant, il ne tiendra compte des difficultés dans lesquelles se débat le petit garçon. Les punitions, y compris les punitions corporelles, ne lui sont pas ménagées.
Sa mère lui est enlevée après six ans de maladie. Il a quatorze ans lorsque, à défaut d'une solution meilleure, la communauté place, selon l'usage, les deux enfants en orphelinat; Manette à Strasbourg, et Henri à Haguenau.

Je connais bien.ces orphelinats de l'entre-deux-guerres. Comme beaucoup de ces institutions ils n'ont d'orphelinat que le nom. De fait, on y place surtout les enfants de famille incapables, pour toutes sortes de raisons, de les élever elles-mêmes. La direction en est confiée, dans le meilleur des cas, à des instituteurs qui y trouvent un champ d'action pour leurs méthodes archaïques, sans aucune notion d'éducation et, bien entendu, toute psychologie étant absente de leurs préoccupations. Le jeune Henri a cependant la chance de trouver en M. Weill, Directeur de l'Orphelinat de Haguenau et en Mme. Weill, des personnes très humaines et particulièrement compréhensives à l'égard des enfants qui leur sont confiés. C'est grâce à M. Weill qu'Henri Schilli réalisera son désir d'entrer à l'École Rabbinique.

Tison

Il y connaîtra le scoutisme E. I. F. A cette époque, certains futurs rabbins font leurs premières armes, si l'on peut dire, sur des unités scoutes. Titulaires du diplôme, le Consistoire leur demande de se charger de communautés de moindre importance, dans une banlieue parisienne. C'est ainsi qu'Henri est nommé d'abord à Enghien, puis au Raincy et enfin à la communauté montmartroise de la rue Sainte-Isaure, à Paris.

Le travail important qui l'attend dans ces petites communautés ne l'a jamais fait rompre ses liens avec le Mouvement. Il sera totémisé, et rarement totem sera plus judicieusement choisi : On l'appellera Tison.
En effet, il n'est pas de ceux qui s'enflamment d'un feu violent et éphémère. Il n'est pas de ceux qui sont brillants devant les grands de cette terre et qui s'éteignent parmi les humbles. Il est animé d'un feu tranquille, continu, doux. Son rayonnement s'étend au cercle étroit de son entourage et là, il se livre à ceux qui, très vite, apprennent à le connaître, à l'estimer, à le respecter... et à l'imiter.

Celui qui a tant souffert dans sa jeunesse et qui, d'après les psychologues d'aujourd'hui, a toutes les chances de mal tourner, deviendra notre chef spirituel, notre exemple et, surtout, notre ami. Lorsqu'il s'agira de donner un aumônier au Mouvement des E.I.F., c'est à lui que l'on s'adressera. A notre première rencontre, je m'aperçois tout de suite, sans savoir qu'il a vécu à Obernai et à Haguenau, de son faible pour les Alsaciens.

Montpellier

Pourtant, je ne le verrai vraiment à l'oeuvre qu'après la Débâcle. Il échouera à Montpellier et se précipitera sur les responsabilités que lui imposent son état de rabbin. Il crée de toutes pièces une communauté avec les nombreux réfugiés et les rares juifs locaux.

Je ne citerai que deux noms d'amis à qui il a alors montré la voie, voie qu'ils ont fidèlement suivie jusqu'à leur mort, celui de Raymond Winter et celui d'Elie Cohen.
Henri Schilli reste rabbin de Montpellier jusqu'en 1943, et son amitié avec Elie Cohen date de cette époque. Les premiers offices organisés sont ceux de Roch Hashana 1940. Ils se dérouleront dans un entrepôt mis à la disposition de la communauté par Elie. De véritables miracles sont réalisés grâce à son aide financière. Je me rappelle entre autres une Haggada imprimée pendant la guerre, diffusée dans toute la France, et qui le sera également, par les soins d'Henri, dans les camps d'internement.

Entre temps, tout en s'occupant de sa communauté, il deviendra aumônier d'un certain nombre de camps d'internement puis - après l'arrestation du grand-rabbin Hirschler - de tous les camps de la Zone Sud.

Valence

Menacé à Montpellier, il poursuivra son travail à Valence et remplira en même temps les fonctions de rabbin clandestin de cette ville. Henri a-t-il assisté aux réunions de l'Équipe Nationale, je ne m'en souviens plus; occupé par son travail communautaire et dans les camps, il s'y consacre corps et âme. Il ne quitte jamais son poste; toutefois, il met en sécurité ses enfants. Lorsque nos chemins se croisent à nouveau, à mon retour de Genève, il revient de Haute-Savoie où il est allé chercher sa famille.
Je raconte ailleurs que, lors de cette rencontre, Henri m'apprendra le lourd tribut payé par le Mouvement afin de sauver un grand nombre de jeunes juifs.

A la Libération, il devient rabbin titulaire de Valence. J'y fais la connaissance de la famille Schilli, réunie autour de la table, les enfants nés à peu de temps d'intervalle, ainsi que celle de Mme Suzanne Aron et sa fille, amies inséparables de la famille.
Avant la guerre, Mme Aron a aidé le travail social du rabbin dans la Communauté de Sainte-Isaure. A Montpellier, voyant Henri Schilli aux prises avec des problèmes financiers insolubles, elle vend ses bijoux et lui remet une somme importante qui le dépannera en attendant les subventions officielles. Si toutes les femmes juives en avaient fait autant, la misère des réfugiés eut été moindre...
C'est une belle tablée à laquelle préside Simone Schilli, avec compétence et vivacité. Très "directe", très communicative, elle saura toujours mettre à l'aise les nombreux intrus (dont je suis), que les responsabilités de son mari amènent à leur foyer. Simone n'existe que pour et par Henri et de ce fait, elle lui est indispensable.

Beaucoup de lettres de mon ami parlent de ses enfants. Lorsqu'elles sont dactylographiées par une secrétaire, il y ajoute, à la main, quelques lignes. Anecdote amusante, très fier, il raconte une prouesse d'un de ses petits-fils :"Lors d'un orage, dans l'autobus, il a dit, parlant des éclairs : C'est un flash ; le Bon Dieu nous prend en photo. Chaque jour il sort des astuces de ce genre".

A Hanoucca 1944 - je suis depuis longtemps à Paris - Fourmi, restée avec mes parents à Granges-lès-Valence, conduit les enfants à l'oratoire installé par les soins du rabbin Schilli. On demande un volontaire pour allumer les lumières. A l'étonnement de tous, Mi'hael, alors âgé de sept ans, se présente et, avec une grande assurance, chante les bénédictions. Schilli n'a jamais oublié cette prouesse.

Henri vient me chercher, pendant un des rares séjours dans ma famille. Un membre de sa communauté est mort et, à l'exception de nous deux, personne n'est capable de faire la toilette mortuaire.


Au Séminaire Israélite de France
La communauté de Valence s'amenuise et rien ne justifie plus la présence d'un rabbin. Schilli et sa famille retrouvent Paris ; il prend la tête de la communauté de la rue Chasseloup-Laubat.
A Montpellier, à Valence, dans les communautés parisiennes, partout où il passera, il formera des disciples, unissant par sa bonté et convertissant par sa tolérance.

Le Séminaire

Le couronnement de sa vocation est sa nomination à la succession de son maître, le Grand Rabbin Maurice Liber, à la tête du Séminaire Israélite de France. J'avoue avoir redouté cette nomination. La succession du grand-rabbin Liber est bien difficile et je me demande si c'est bien la place d'un "Tison". Peur vaine, car la petite équipe de jeunes gens, étudiant au Séminaire après la guerre, vibre à l'unisson de celui qui est toujours un exemple dans tous les domaines.
Schilli guide, par son rayonnement, toute une génération de rabbins qui font actuellement leurs preuves dans les communautés de France.

Dissonance

En 1947 nous nous installerons en Eretz-Israël, et j'aurai la malencontreuse idée de confier aux pages du journal des chefs E.I.F. Lumière, mon dernier message de Commissaire E.I.F. Entre autres, j'écris que "les salariés du judaïsme en sont aussi les fossoyeurs". Je ne vise que certaines reliques du passé, certaines momies n'ayant rien appris malgré ce qui est arrivé au peuple juif pendant la guerre et, en aucune façon, ce que j'ai écrit ne concerne mon ami Schilli. Mais lui, toujours modeste, se sent visé; il se solidarise avec ses collègues et, pendant les premières années de ma présence en Israël, il m'en voudra beaucoup de cette critique trop généralisée. Cette brouille cédera à l'amitié qui nous unit, et nous nous sommes retrouvés pour nous rapprocher.

Rôle social

A cette époque, Schilli est aidé, encouragé, soutenu par l'homme exceptionnel qu'est Elie Cohen. Le rôle de Schilli, en dehors de celui qu'il joue au Séminaire Rabbinique, devient de plus en plus social.
Nommé au Beth-Dîn de Paris, il devra résoudre des problèmes presque insolubles, mais plus le problème est difficile, plus son coeur s'ouvrira.
Il répond à une assistante sociale qui considère que la solution proposée par Schilli n'est pas une solution "sociale" : "Je ne suis pas une assistante sociale, je m'occupe des âmes".

Il est parfois confronté à des problèmes qui ne tolèrent pas de compromis, car des principes sont en jeu : on voit alors Henri Schilli souffrir de la souffrance d'autrui, mais il ne transigera pas, et s'il a pu soulager en trouvant une solution satisfaisante, il se réjouit de la joie de celui qu'il a pu aider.

Les E.I.F. (Eclaireurs Israélites de France)

 


Au Jamboree de 1947
Je parcours les textes des allocutions qui, et à Paris, et à Jérusalem, évoquent la mémoire de notre ami. Tous ceux qui ont pris la parole soulignent le rôle qu'il a joué dans le Mouvement. Ce n'est guère étonnant, puisqu'il a fait partie du fameux "Patronage du BLÉ", dont est sortie la première patrouille scoute dirigée par Castor et qui prendra le nom d'Éclaireurs Israélites de France. Il a donc suivi le Mouvement dès ses origines.

Il était naturel qu'il prenne la succession de Samy Klein, Aumônier général pendant la période importante de la reconstruction de l'après-guerre. Au Jamboree de Moisson, Tison remettra la culotte courte. Sa figure rayonne de joie en voyant enfin les E.I.F. prendre, dans le Scoutisme Mondial, la place qui leur a été si longtemps refusée.

Les oeuvres

D'autres oeuvres auront la chance de compter le rabbin Schilli parmi leurs conseillers et leurs collaborateurs. Acquis, depuis toujours, à l'entreprise sioniste, il l'encourage de toutes ses forces. Le Kéren Kayemeth fait appel à son autorité. L'O.S.E. a besoin de ses conseils. Il prend une part active à l'enseignement de l'École Gilbert Bloch à Orsay. Fidèle à la mémoire de son ami et disciple Elie Cohen, il siège au conseil de la Fondation qui porte le nom de ce dernier.
Il laisse partout sa lumineuse empreinte, sans jamais élever la voix, sans heurter; il se contente souvent de donner l'exemple.

La modestie de Schilli est impressionnante. Dans son allocution, au premier anniversaire de sa mort, mon ami Robert Sommer a déclaré :

"…il avait disposé son coeur à étudier la doctrine de l'Éternel et à la pratiquer, de même qu'à enseigner au sein d'Israël la loi et le droit. Mais toujours de la manière la moins autoritaire, en cherchant constamment à ne point se faire remarquer.
Si l'on avait offert à d'aucuns une chaise, ils auraient peut-être demandé un fauteuil. Lui se contentait d'un strapontin... Pour lui, la modestie n'était pas une attitude, mais le fond de son être."

Les Disciples


Février 1970 - Intronisation du Grand Rabbin Warschawski
à la synagogue de Strasbourg : le G.R. Schilli (à gauche)
à côté du G.R. Kaplan
Jamais, au grand jamais, Henri ne s'imposera. Il faut insister pour recevoir son enseignement. J'ai parlé des institutions qui faisaient appel à lui. Certaines personnalités allaient également, à titre individuel, à la source. Elie Cohen était de ceux-là. Il suffira de dire qu'il était un mystique de la bienfaisance et un bienfaiteur de la mystique. Des relations se sont établies entre les deux hommes. Henri aide, guide, explique, Elie fournit les moyens d'agir.

Robert Aron est, lui aussi, un des disciples du rabbin Schilli. D'origine juive, il s'est éloigné du jJudaïsme comme beaucoup d'intellectuels juifs français. Il y fut brutalement ramené par les lois raciales. C'est là que l'attend l'amitié de Schilli.
Aron est historien. En particulier, il a écrit une Histoire de Vichy étonnament indulgente envers certains infâmes personnages de l'époque. Robert Aron nous a raconté lui-même que son ami a su lui montrer la voie du retour vers ses origines. Ce n'est guère facile ! Aron a consacré ses dernières oeuvres à une comparaison historique entre le judaïsme et le christianisme. On retrouve, dans certaines pages, l'enseignement du maître, Schilli. Dans d'autres, son absence se fait sentir. Et pourtant, quelle différence entre un Robert Aron avant son amitié avec Schilli, et celui de la dernière époque de sa vie! L'historien a été élu à l'Académie Française peu après la mort du rabbin. Il meurt à son tour avant d'avoir pu prononcer son discours de réception.

L'ami

Ai-je le droit de me considérer comme un disciple de Henri ? Moi qui n'ai jamais eu le temps - ou peut-être la force - de m'asseoir à ses pieds pour recevoir son enseignement. Il est vrai que j'ai essayé de suivre son exemple dans mes relations avec les hommes. Il m'a montré que la douceur, la patience, la tolérance donnaient des résultats durables, profonds, et sincères. Mais un Chameau, même Souriant, peut-il avoir le doux rayonnement d'un Tison ?...

Nos rapports sont plus des rapports d'amitié que ceux de maître à élève. Cette amitié s'est exprimée dans une correspondance très suivie. Henri répond à toutes mes lettres, même aux lettres collectives, ce que ne font pas nombre de mes amis.

Une fois, une fois seulement, Henri rechigne. Il est déjà très malade. Il écrit, le 8 mai 1974 :

Merci de ta lettre collective. Un petit mot personnel nous ferait plaisir à l'occasion. J'ai la prétention, à tort peut-être, de ne pas être n'importe lequel de tes camarades."
Il avait bien raison de me rappeler à l'ordre.

Correspondance

Ces lettres qui vont et qui viennent, et que j'ai conservées, rendent compte de nos préoccupations du moment.

A propos du Séminaire Rabbinique, il écrit :

"Au séminaire, bon recrutement en qualité et en quantité. Il sortira une vingtaine de rabbins dans les cinq années à venir. Tous ces jeunes gens ont déjà fait un séjour en Israël. Certains dans des Yeshivoth."

Et immédiatement après la Guerre des Six jours :

"Quatre élèves du Séminaire sont partis comme volontaires en Israël et, fait symptômatique, le Consistoire a trouvé cela très bien, alors qu'il y a peu de mois, j'avais du mal à obtenir qu'ils passent une année dans une Yeshiva en Israël.

Rapports avec les Chrétiens :
Je demande à Henri quel doit-être notre rôle auprès des Chrétiens, à a suite d'une discussion avec un éducateur. Ce dernier a très mal pris mon observation "qu'il est plus important d'expliquer le judaïsme aux Juifs que de l'expliquer aux Chrétiens". Voici la réponse :

"Quant au dialogue judéo-chrétien, nous y sommes contraints ici, dans la galouth. Mais il n'y a aucune illusion à nourrir. Les Justes (Henri dit ‘hassidim) parmi les Chrétiens n'ont pas attendu le Concile pour nous témoigner leur amitié. Quant aux autres, il faut s'en méfier, sinon leur mettre les points sur les i. Je suis très fréquemment sollicité par des Chrétiens, prêtres ou laïcs, et suis à la fois touché et effaré de leur naïve bonne foi quand ils me déclarent que maintenant, cela va vraiment changer dans "nos relations". Il est certain que nous avons mieux à faire qu'à discuter. Tout au plus, devons-nous les informer quand ils demandent à l'être sur ce que nous sommes.

Sionisme :
Nous en venons à la place du Sionisme dans le judaïsme du Grand Rabbin Henri Schilli. Tout, dans notre correspondance et dans nos conversations, prouve à quel point il s'identifie à nous en particulier, et aux Israéliens en général. Toutes ses lettres soulignent que nous sommes "sur la bonne voie". Il se réjouit des projets d'aliyah (montée en Israël) de ses enfants, et, vers la fin de sa vie, de ses petits-enfants. Il tremble lorsque le Pays est en danger ; il s'indigne lorsque les institutions internationales (ONU, ou UNESCO), traitent Israël avec injustice et partialité. Il jubile à l'annonce des succès et des réussites de notre diplomatie.

Pendant la guerre d'usure (1967-68), il écrit :

"Nous suivons évidemment avec une certaine anxiété les incidents qui se déroulent tout près de votre kiboutz et nous faisons les voeux les plus ardents pour que rien d'irréparable ne vous soit infligé.
Que Dieu vous protège !"

Quatre mois plus tard :

"Je n'ai pas l'impression que l'on puisse s'attendre à l'aliyah massive tant prônée au Congrès des Synagogues du mois de janvier à Jérusalem.
Je ne t'apprendrai rien en te disant qu'il est difficile de se déraciner du sol de France pour toutes les raisons que tu connais également.
Je viens de m'en apercevoir lors d'un voyage à A. où j'ai recueilli les mêmes échos que quinze jours auparavant, dans la petite communauté de B. Ici et là, j'ai passé une soirée à parler des conséquences que chacun devrait tirer pour soi-même de ce qui s'est passé au mois de juin (La guerre des six jours.)... dans la mesure où cet événement était nécessaire pour nous éclairer sur notre solidarité profonde avec Israël.
Mais ici et là, c'est la même constatation que j'ai dû faire : Les nouveaux venus se sont rapidement intégrés et leur situation matérielle semble se stabiliser favorablement. L'avenir montrera si une propagande plus intelligente d'une part, et les facilités accordées d'autre part, auront raison des hésitations des candidats potentiels à l'aliyah."

Inévitablement, la préoccupation essentielle du rabbin tendra vers le domaine spirituel. Les échos qui parviennent à ses oreilles via les jeunes vacanciers qui rentrent d'Israël - c'est si facile de critiquer ! - le préoccupent :
Du 15 octobre 1969 :

"Un problème particulier, mais qui nous paraît fondamental, nous angoisse; c'est celui de l'avenir religieux d'Israël. Il apparaît trop souvent, en effet, que la connaissance de la Bible ne soit pas une motivation suffisante pour inspirer à l'Israélien moyen la foi en Dieu. Un certain nombre de jeunes gens, et surtout de jeunes filles, qui ont passé dans des kiboutzim ou dans les milieux non religieux ont été frappés par cette absence de vie spirituelle.
Il y a évidemment les excès de certains extrémistes religieux que l'on ne peut pas partager, mais devant la montée de l'amoralisme et de l'immoralisme, dont souvent les visiteurs occasionnels sont témoins, on est inquiet et on comprend la méfiance de certains...
Le problème est d'ailleurs souvent le même chez nous et vous savez combien de nos jeunes, déçus par les représentants, laïcs ou rabbins, de notre tradition, ont embrassé avec une résolution déconcertante des causes extrêmes, politiques, philosophiques, ou autres dans leur recherche de... l'absolu. "

Du 12 novembre 1970 :

"Je suis d'accord avec toi sur la nécessité de prêcher le retour au kiboutz, mais j'avoue que le kiboutz non religieux m‘effraie plus que le milieu urbain non religieux en Israël. Mais je ne veux pas en parler car finalement, je connais assez peu les conditions de vie dans le kiboutz non religieux. Je suis d'autant plus convaincu que le retour au kiboutz est une nécessité, que je crains pour demain, en Israël, le développement d'une "société de consommation", genre de celle que dénonçait le prophète Isaïe (et autres), et - ce qui est plus grave - la chute finale qui a affecté l'évolution des sociétés décadentes, y compris la nôtre.

Dans la même lettre :

"Quant aux jeunes Juifs de France, il faut reconnaître que nous avons eu des contacts avec la grande majorité d'entre eux, qu'ils soient étudiants, techniciens ou ouvriers. On a le sentiment d'être désarmé devant cette masse, non pas silencieuse, mais cruellement absente des affaires de la communauté, malgré la qualité de certains qui nous reviennent.
Mais il faut reconnaître qu'ils sont une faible minorité comparés à la masse absente des villes, et surtout, des villes à majorité d'immigrés récents; sans parler, bien entendu, des Français "anciennement Israélites" qui nous ont quittés complètement... c'est-à-dire 9/10 dans la plupart des milieux encore naguère rattachés à la communauté, ne fût-ce que par Yom Kipour, ou le Kadish (prière des défunts). "

Malgré les appréhensions citées plus haut, malgré la certitude que le côté spirituel ne peut-être absent de la renaissance du peuple sur sa Terre, une conclusion s'impose : les probabilités d'assimilation sont énormes en gola (exil). En Israël, les chances de rejudaïsation sont certaines. Voici ce qu'écrit Henri Schilli, toujours dans cette même lettre du 12 novembre 1970 :

Je suis parfaitement d'accord avec ton analyse: Mieux vaut un Juif religieux en Israël, qu'un Israélite français toujours en lutte avec des forces qui l'écrasent, et des conditions qui le dominent. Comment rester juif si on n‘est ni religieux, ni sioniste, comment résister à l'environnement - surtout si on a 20 ou 25 ans - quant à l'hôpital l'interne juif côtoie, dans la promiscuité la plus parfaite, des infirmières parmi lesquelles une sur mille est juive, et tout le reste à l'avenant. Ce n'est pas la mauvaise volonté, je crois, qui est en jeu, mais tout simplement l'absence de volonté. Il faudrait être un saint ou un héros, ou fortement enfermé dans son milieu juif pour y parvenir. "

Plus près de nous, en décembre 1974, un an après la guerre de Yom Kippour (et six mois avant sa mort), mon ami écrira :

"Je suis persuadé que malgré les impératifs politiques, stratégiques et autres, Israël ne sortira victorieux que par la fidélité à son idéal prophétique.

Il ajoute, à sa trop brève lettre : "Si le médecin me le permet, j'espère venir en Israël en janvier ou en février."
Hélas, Henri n'est plus venu...

Une rare discrétion

Que je suis heureux de posséder ces lettres dont je viens d'extraire quelques passages ! Rares sont les écrits du grand-rabbin Schilli. Il existe bien ses traductions de la Mishna, mais là, il suit fidèlement le texte, sans ajouter de commentaires. Il était trop homme d'action pour être un homme de plume. Ses actions n'étaient pas spectaculaires comme celles dont il est question dans les salons ou dans la presse, ni des actions brillantes qui font béer les foules d'admiration. Elles se caractérisaient avant tout, par la discrétion qui les entourait, par l'humilité qui les imprégnait. Nul ne demandait un conseil, un secours, un avis à Schilli, sans être accueilli, écouté, soulagé. J'ai tenté de recueillir auprès de sa famille et de ses amis des exemples de ses interventions dans le destin de ceux qui l'ont sollicité. Mes efforts sont restés vains. Sa discrétion était telle, que même Simone n'était pas au courant, et que ses plus proches collaborateurs ne pouvaient que deviner l'ampleur de son action.

Qu'il me soit, cependant, permis de citer deux anecdotes :

La famille S., qui habite Rennes, a un fils âgé de 19 ans. Atteint d'une méningite, il est abandonné par les médecins. C'est avant la guerre et on ne dispose pas, à cette époque, de remèdes susceptibles de sauver le jeune homme. Il n'y a pas de rabbin à Rennes. En désespoir de cause, les parents s'adressent à l'École Rabbinique. Le directeur en parle aux élèves. Henri Schilli se propose, toutes études cessantes. Il se rend au chevet du malade et n'en bougera plus. Jusqu'au dernier soupir, il tiendra, dans la sienne, la main du mourant.

Dans le quartier du Séminaire habite une vieille dame incapable de se déplacer pour assister aux offices et elle ne peut plus entendre la sonnerie du shofar de Rosh Hashana. Chaque année, après le long office du matin, astreignant à tous points de vue; le rabbin Schilli va sonner du shofar chez l'octogénaire.

Ce ne sont là que deux simples exemples ; il y en a des centaines nous ignorerons toujours. Peut-être pouvons-nous mesurer l'action de notre ami par le récit d'un témoin de la levée du corps, rue Vauquelin :

"La foule était nombreuse, mais peut-être en avait-on vu de plus importante encore en d'autres circonstances semblables.
"Ce qui me stupéfia fut de voir des ‘hassidim vénérables côtoyer des membres de l'Union Libérale, des rabbins de toutes les tendances, représentants de toutes les oeuvres, des E.I.F. et des jeunes non-scouts, des étudiants et des professeurs et bien des amis chrétiens".

Henri a exprimé le voeu d'être enterré en Alsace, dans le cimetière de la petite ville où il a passé les premières années de sa vie. C'est gravement que tous suivront le corbillard sur quelques mètres, comme s'ils voulaient aller jusqu'à Obernai. L'émotion et la gratitude de tous l'y ont accompagné.

Pour plusieurs générations, mon ami Henri Schilli a été un exemple de simplicité, d'humilité, de discrétion dans l'action pour autrui, de fidélité, de douceur et de foi profonde.
Il a été notre Maître.

Robert Sommer, dans son éloge funèbre, rapporte l'anecdote suivante :

"J'entends encore un proche d'Henri lui disant naguère : "Que n'imites-tu tu l'exemple de X ? En voilà un qui est arrivé !" Et des lèvres souriantes vint la réponse : "Arrivé où ?".

Article d'Henri Schilli sur notre site :

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