Max LEVEN (suite et fin)


Persécution sous la dictature nazie

Le 30 janvier 1933, Hindenburg, Président du Reich, nomme Hitler à la tête du gouvernement. Le nouveau chancelier forme un cabinet de coalition constitué de membres du parti national-socialiste et des nationalistes allemands. En réaction, les communistes du KPD appellent à une grève de masse. Ils s’adressent également aux travailleurs socio-démocrates et aux adhérents des syndicats libres invités à rejoindre les rangs du front unitaire prolétarien. Cet appel est l’expression du dilemme inhérent au KPD. Au cours des quatre dernières années, dans le sillage de l’Internationale communiste, le parti a adopté les positions de la gauche radicale en considérant comme fasciste toute force politique située à la droite du KPD. Les "gouvernements présidentiels" de Brüning, Papen et Schleicher sont taxés de fascisme, de même que les partis de la coalition de Weimar : les démocrates sont qualifiés de fascistes toxiques, le centre catholique de fascistes de la culture, les sociaux-démocrates de fascistes sociaux. La dévalorisation du concept de fascisme frise l’arbitraire, mais ce n’est qu’un problème parmi bien d’autres. Pire encore, cette stratégie manichéiste conduit le KPD à refuser toute coopération avec d’autres partis. En conséquence, l’appel à la grève de masse ne s’adresse ni au SPD ni à la Confédération générale des syndicats allemands, mais uniquement à leurs membres pris individuellement.
"Finalement, le KPD se retrouve trop faible pour mener une action isolée, et trop isolé pour pouvoir œuvrer à une défense commune contre la prise du pouvoir par les nazis", déclare l’historien Detlev Peuckert.

A Solingen, la section du KPD ne tarde pas à ressentir le poids des persécutions. A deux reprises, du 1er au 14 février et du 21 au 28 février, le Bergische Arbeiterstimme est interdit de publication. À partir du 28 février, en vertu de la législation d’exception consécutive à l’incendie du Reichstag, tous les organes de presse communistes sont interdits dans l’ensemble du Reich. Bientôt, c’est la famille Leven elle-même qui est directement menacée. Heinz Leven est arrêté à Düsseldorf le 15 mars 1933 et placé en détention dite préventive. Max Leven partage le même sort le 12 avril 1933, à Solingen. Mais alors que Heinz passe six mois dans la prison de Düsseldorf-Derendorf, son père est transféré au camp de concentration de Kemna, à Wuppertal-Beyenburg, dans la seconde moitié de 1933. Nul doute que "l’accueil" a dû être effroyable. Les détenus nouvellement admis sont contraints de rester à l’extérieur pendant une durée pouvant atteindre dix heures, en butte aux sévices infligés par les gardiens. Certains détenus font état d’actes de tortures sadiques.
Nous disposons de peu d’informations sur le sort individuel de Max Leven dans le camp de Kemna. Un codétenu, témoin de la scène, a indiqué qu’un surveillant du camp "a asséné au détenu préventif dénommé Leven, très affaibli et marchant avec une canne, un coup de pied d’une telle violence qu’il a été propulsé au dehors". Le coup de pied doit donc avoir été donné de face. Le 6 novembre 1933, les dossiers médicaux du camp de concentration de Kemna mentionnent la présence de Max Lévy. Une autre note évoque son séjour à l’infirmerie à partir du 24 novembre, qui lui doit, semble-t-il, d’être libéré le 1er décembre 1933. Quant à son fils, Heinz, il fuit aux Pays-Bas dès sa libération, en octobre 1933. Le 11 janvier 1934, il déclare officiellement son changement de résidence pour s’installer à Amsterdam.

En 1936, Max et Emmy Leven se retrouvent à nouveau dans le collimateur de la Gestapo. Gustav Hörmann, membre du parti nazi, Obertruppführer à l’état-major de l’unité N° 53 des SA, et ancien chef du service de sécurité (SD) de cette unité, propriétaire de l’enseigne Specht, commerce de radios, prend de son propre chef l’initiative de placer sur écoute une pièce où la famille Freireich, communiste, et surtout le fils, tient des propos extrêmement imprudents. Hörmann les transcrit à la machine et remet ces comptes rendus au bureau annexe de la Police d’État de Solingen. Or il se trouve que la famille Leven rend parfois visite aux Freireich. Le 15 avril 1936, un mois après l’arrestation de la famille Freireich, seize personnes, dont Max et Emmy Leven, sont arrêtées. Le procès-verbal de leur interrogatoire est instructif. Emmy Leven déclare avoir adhéré au KPD à partir de 1929 jusqu’à son interdiction en 1933, mais sans être membre d’une organisation annexe. Cependant, il ressort clairement du Bergische Arbeiterstimme qu’elle a participé au Secours ouvrier international, et Änne Wagner rapporte qu’elle a appartenu temporairement au conseil d’administration de la section locale du Secours ouvrier international pour la ville de Solingen. Mais Emmy conteste avoir travaillé illégalement pour le KPD. Elle est libérée avec plusieurs autres personnes le 23 avril, tandis que le reste du groupe, dont Max Leven, est transféré à Düsseldorf. Au cours de son interrogatoire, Leven indique avoir appartenu au KPD, à l’Opposition syndicale révolutionnaire, au Secours ouvrier international, "etc.", mais sans occuper de fonctions au sein du KPD. Son interrogatoire se termine par le passage suivant : "J’insiste une fois encore, avec la plus grande fermeté, sur le fait que je n’ai participé à aucune sorte de conversations ou de réunions hostiles à l’Etat. Ensuite, au domicile de la famille Freireich, j’ai rencontré à différentes occasions des personnes âgées telles que K[...], D[...] et St[...]. Ces-dites personnes venaient pour lire le journal. Absolument rien ne me permet d’imaginer que ces personnes aient eu quelque lien que ce soit avec une mission communiste illégale, car je n’en ai jamais remarqué le moindre signe en ce qui les concerne".

Dans leurs déclarations, les deux conjoints n’ont admis, semble-t-il, que des éléments évidents, tout en tentant de minimiser le reste. Le fait qu’ils aient échappé à l’obligation de faire d’autres déclarations sous la contrainte tient sans doute essentiellement à leur statut secondaire aux yeux des services de surveillance. Mais il est dû aussi aux instructions que le Bergische Arbeiterstimme a maintes fois répétées à ses lecteurs pendant plusieurs années sur le comportement à adopter en cas d’interrogatoire par la police. Manifestement, ces conseils ont aussi porté leurs fruits.

Bilan des victimes décédées au cours de la "Nuit de Cristal"

Le 9 novembre 1938, Ernst vom Rath, secrétaire à l’ambassade d’Allemagne à Paris, succombe à ses blessures. Il a été abattu par Herschel Grynszpan, adolescent juif de 17 ans, furieux d’apprendre que fin octobre, ses parents et 17 000 Juifs polonais ont été soudainement expulsés d’Allemagne. La mort du diplomate fournit à la direction nationale du parti nazi l’occasion de mettre en scène une prétendue "colère populaire spontanée" dans tout le pays. Solingen n’est pas en reste.

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, après minuit, quatre nazis, tous bénéficiaires de la "prise de pouvoir" par Hitler, font violement irruption dans l’appartement de la famille Leven. Ces quatre personnes sont : Ernst Baumann, ex-Sturmbannführer des SA, exclu de leurs rangs en 1935 pour cause d’accès de violence incontrôlés, est directeur des abattoirs en 1933 ; le professeur Dr .Otto Arthur Bolthausen, adjudant du chef de district du NSDAP, également chef de district de la propagande nazie, exerce depuis 1933 les fonctions de chef du département municipal chargé de la lutte contre l’incendie et de la protection aérienne, et le chef régional de l’association nationale de protection aérienne (Reichsluftschutzbund) ; Wilhelm Tönges occupe depuis 1933, au niveau du district de Solingen, les fonctions de maître artisan et de président de la guilde des métiers de la menuiserie, mais dirige aussi le bureau de formation des membres locaux du parti nazi ; et Armin Ritter, entré au parti nazi dès novembre 1925 est depuis 1933 concierge de la caisse de maladie AOK. Bolthausen et Ritter habitent tout près de la famille Leven, aux N° 51 et 49 de la Kölner Strasse. Dans les années 20, Tönges publie deux annoncesdans le Bergische Arbeiterstimme.Franz Eickhorn, depuis 1933 directeur financier du Spar-und Bauverein, coopérative de construction immobilière, et directeur du bureau local du NSDAP, est venu en voiture accompagné des quatre hommes jusqu’au domicile de Leven. Il reste à la porte d’entrée de l’immeuble tandis que les autres montent à l’appartement. Max et Emmy Leven sont seuls. Leurs filles travaillent à Berlin et à Hanovre, et leur fils a fui à l’étranger.

Les procès-verbaux des interrogatoires mettent en évidence la façon dont chaque accusé tente d’incriminer les autres protagonistes pour se disculper. A l’arrivée dans l’appartement, Bolthausen accuse le couple Leven d’être, par sa judéité, co-responsable de la mort du secrétaire d’ambassade vom Rath. Ensemble les accusés saccagent l’appartement du couple Leven en commençant par renverser une chaise puis ils brisent un miroir avant de s’attaquer à la cuisine et aux meubles du salon, y compris une bibliothèque contenant des éditions originales signées. Ensuite, ils attaquent Max Leven qui se tient debout, dans sa chambre , appuyé sur sa canne, en lui jetant divers objets dont une carafe et un vase. Armin Ritter, qui souffre des séquelles d’un ancien traumatisme crânien, saisit son pistolet et tire par deux fois sur Leven. Mortellement blessé à la tête, Max Leven s’effondre dans l’espace étroit entre son lit et le mur de sa chambre.

A Solingen, Max Leven est la seule victime dont le décès est directement lié à la Nuit de Cristal. En revanche, rien que dans la ville voisine de Hilden, on compte sept morts. La focalisation sur Leven résulte de sa judéité et de son engagement communiste : il cumule ainsi les deux critères, raciaux et politiques, rédhibitoires aux yeux des nazis. Contrairement à lui, la plupart des autres Juifs de Solingen ont un positionnent plutôt bourgeois. Par ailleurs, Leven s’est fait autant remarquer comme critique d’art et auteur d’articles culturels publiés dans le Bergische Arbeiterstimme, que comme orateur politique lors de réunions électorales sans oublier son rôle de représentant du mouvement des chorales ouvrières. Autant d’activités qui lui attirent plus de haine que les représentants de la classe moyenne. Un autre fait peut expliquer aussi que l’un de ses meurtriers estime avoir un dernier compte à régler avec lui. Fin juillet 1932, Baumann, chef des SA, avait renversé brutalement un invalide qui, aux saluts "Heil Hitler !" avait répondu "Heil Moscou !". Le procès consécutif à l’incident s'était tenu en décembre 1932. Max Leven pourrait avoir été la victime en question. Et si tel est le cas, Ernst Baumann aurait eu un motif supplémentaire, et personnel, de se venger de lui.

Au matin du 10 novembre, désemparée, Emmy Leven erre dans les rues. Il lui faut organiser les funérailles de son mari. Martha Rademacher, 18 ans, l’emmène avec elle à Sonnenstrasse, où elle travaille comme femme de ménage. Elle lui offre du café et applique des linges humides sur ses bras couverts d’ecchymoses dues aux coups subis durant la nuit.

Max Leven est inhumé au cimetière communautaire de la synagogue israélite de Solingen. Dans le registre communautaire des décès, la mention N°118 précise : "Max Lévy, dit Leven, né le 16.12.82, mort dans la nuit du 9 au 10 nov. 38. Il est décédé de mort violente durant l’action nocturne. Sa vie fut un égarement ; la détresse l’a ramené dans sa communauté". Comment interpréter cette mention ? Comme l’indique une fiche de résident, Max Leven s’est désinscrit de la communauté israélite de Solingen le 5 août 1919. Cette décision résulte d’une demande, maintes fois formulée à longueur de colonnes du Bergische Arbeiterstimme, et par l’USPD , appelant à abandonner toute appartenance religieuse. L’examen des publications de Leven analysé sous cet angle offre un tableau contrasté. Mais penchons-nous d’abord sur sa famille.

Sa veuve, Emmy, semble être restée membre de la communauté juive. Et qu’en est-il des enfants du couple ? A la naissance d’Heinz et Hannah, les deux parents sont encore membres de la communauté. A cet égard, selon le rite juif, il est possible que les enfants aient reçu leur nom lors d’une cérémonie à la synagogue. Max Leven quitte la communauté juive avant la naissance d’Anita : les parents semblent avoir décidé de ne pas respecter la coutume juive dans son cas. Ceci est corroboré par le fait que sur la carte d’enregistrement de leur mère, Heinz et Hannah sont enregistrés comme étant "de religion mosaïque", selon l’expression usitée à l’époque, tandis qu’Anita est qualifiée de "dissidente". En outre, aucun des trois enfants n’a suivi les cours réglementaires d’éducation religieuse dispensés à l’école. Mais ce détail est peu significatif, car les juifs orthodoxes n’autorisent pas leurs enfants à assister à l’enseignement religieux chrétien, tandis que les Juifs libéraux leur permettent de participer aux cours de religion portant sur l’Ancien Testament. A l’école élémentaire, Max Leven lui-même n’a pas suivi les cours de religion chrétienne, et il en va de même pour son frère, Ludwig, sauf au dernier trimestre de sa dernière année d’école élémentaire, après la nomination de M. Blum, cantor et professeur employé pour quelques cours au lycée de Thionville. Il est donc probable qu’à cette époque Max suit lui aussi les cours d’instruction religieuse juive dispensés au lycée. Quant aux enfants de Max et Emmy Leven, rien n’indique qu’ils aient reçu une éducation religieuse. Sur leurs fiches de résidentes enregistrées à Solingen, les deux filles se déclarent "dissidentes", tandis que sur la sienne Heinz est noté comme "juif", ce qui ne l’empêche pas de se déclarer sans religion lors de son interrogatoire le 16 mars 1933 à Düsseldorf. Le fonctionnaire de police précise donc : "Religion : sans (son père était juif)".

Sans avoir grandi dans l’atmosphère d’une pratique religieuse du judaïsme, les enfants du couple n’en sont pas moins façonnés par la culture juive. Dans ses mémoires, Änne Wagner raconte que le couple a conservé un mode de vie juif. Quand Änne faisait ses courses et proposait à Emmy de lui rapporter quelque chose, Emmy Leven lui rappelait de prendre de la viande casher dont elle était sûre qu’elle serait au goût de son mari. Faute de bouchers juifs à Solingen, le boucher Walter Ohliger proposait aussi de la viande casher au N° 104 de la Kölner Strasse. Emmy Leven confectionne elle-même ses matzoth, galettes de pain azyme, sans levain, consommées lors de la Pâque juive en mémoire de la sortie précipitée d’Egypte, et synonyme de la libération du peuple d’Israël. Änne Wagner se souvient aussi que l’anniversaire des enfants était fêté selon la coutume juive, c’est-à-dire en offrant un bouquet de fleurs à leur mère pour la remercier de les avoir mis au monde.

Comment interpréter la mention portée dans le registre des décès de la communauté juive, selon laquelle c’est la détresse qui aurait ramené Max Leven au sein de sa communauté ? D’emblée on peut exclure que ce retour à la communauté puisse s’appliquer à sa dépouille, car l’être humain ne se réduit pas à son corps. Si la mention s’était limitée au cadavre du défunt, la formulation aurait été différente, elle aurait évoqué par exemple le rapatriement de ses restes mortels. En outre, dans certains articles du Bergische Arbeiterstimme Max Leven se distancie de la religion en termes parfois franchement dépréciatifs, et pourtant, dans ce même journal, il lui arrive aussi d’employer un ton radicalement différent. A l’occasion d’une soirée consacrée au compositeur Heinrich Lemacher, natif de Solingen, Leven le classe, conventionnellement, comme catholique, tout en évoquant "la joie de vivre de ce Rhénan". Mais il souligne aussi que "Heinrich Lemacher s’appartient à lui-même", d’où il déduit une conséquence importante : "La religiosité de Lemacher ne me semble pas liée à une quelconque religion, elle ne diffère pas de celle d’une personne qui intériorise toute chose intensément". Cette formulation du commentateur révèle aussi un aspect de son propre positionnement à l’égard du fait religieux : Leven intériorise intensément, il n’est pas lié à une religion précise, à des formalités manifestes ou à des institutions prédéfinies.

L’inscription dans le registre du cimetière juif n’est pas le seul indice de son retour à la communauté juive. Le 27 avril 1936, sur le formulaire destiné à son interrogatoire au bureau de la Staatspolizei de Düsseldorf, à la rubrique religion, il inscrit "isr.", israélite. Ce retournement est aussi facilité par l’évolution intervenue à cette époque au sein de la communauté synagogale israélite de Solingen. En effet, en 1934, la communauté engage Jacob Okunski (1879-1952), nouveau cantor et professeur, connu pour ses principes de vie très libéraux. Okunski a prénommé son deuxième fils "Gotthold Ephraïm", en hommage à Gotthold Ephraïm Lessing, célèbre écrivain de l’Aufklärung, et ami de Moses Mendelssohn, philosophe juif des Lumières allemandes, dont le dramaturge s’est inspiré pour son personnage de Nathan, ennemi des préjugés. Dans sa célèbre pièce de théâtre Nathan der Weise [Nathan le Sage] Lessing met en scène la réconciliation des trois religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam, dans un lien d’amour fraternel. Nul doute que cette philosophie aura impressionné Max Leven : en témoigne la critique qu’il rédige en novembre 1925, et dans laquelle, en référence à l’œuvre de Franz Mehring intitulée Die Lessing-Legende [La Légende de Lessing], Leven fait l’éloge du dramaturge et de son œuvre, et Mehring situe Lessing parmi les "ancêtres spirituels du prolétariat".

La dernière preuve du retour de Max Leven vers la communauté juive réside dans une liste de membres, que le cantor Okunski, missionné par les instances dirigeantes de la communauté, est chargé de remettre chaque trimestre à la Reichsvertretung (représentation) devenue Reichsvereinigung (association) des Juifs en Allemagne. Le premier dépôt de cette liste intervient le 1er octobre 1938. Elle contient 89 membres, en commençant par ceux de la direction, suivie par les membres ordinaires classés par ordre alphabétique. En 41ème et 42ème places figurent respectivement Max et Emmy Levi, avec cette erreur de patronyme. Partant de l’hypothèse que Max Leven est resté à l’écart de la communauté en tant que membre du KPD, son adhésion à la communauté a dû intervenir, selon les informations dont nous disposons, après sa libération du camp de concentration de Kemna et avant son arrestation en avril 1936.

Le destin d’Emmy Leven et de ses enfants

Veuve de Max Leven, Emmy, continue de loger dans l’appartement de la Hohe Gasse. En novembre 1942, quand elle reçoit son ordre de transfert à Litzmannstadt, [nom attribué par les nazis à la ville polonaise de Łódź], elle peut encore se bercer de l’illusion de se soustraire enfin à la privation de ses droits. Elle fait revenir sa fille cadette Anita à Solingen pour pouvoir construire avec elle une nouvelle vie à l’Est. A tour de rôle, des camarades portent leurs bagages et accompagnent Emmy et Anita Leven sur le chemin menant de la Hohe Gasse jusqu’à la gare principale de Solingen, située à l’époque à l’emplacement du Südpark actuel. Quelques camarades restent dans le hall de la gare, d’autres achètent un billet de quai pour accompagner les deux femmes jusqu’au train. Le 26 octobre 1941, mère et fille, ainsi que 1001 autres Juifs de la région administrative de Düsseldorf, quittent le local des abattoirs de Düsseldorf-Derendorf pour être déportées à Litzmannstadt, dont le ghetto est déjà densément peuplé.

Les dossiers conservés aux Archives nationales de Łódź n’offrent qu’une pâle idée des rudes conditions de vie dans le ghetto. Emmy et Anita Leven sont logées dans l’hébergement de masse dédié au convoi de Düsseldorf, au N° 21 de la Fischstrasse. C’est à cette adresse qu’Emmy Leven peut continuer à recevoir de la Reichsversicherunganstalt [Bureau national des assurances] à Berlin sa pension de veuve d’un montant de 102,30 Marks. Le 25 février 1942, elle reçoit un virement de 19,30 Marks, dont seuls 10 Marks lui sont versés.
Anita, infirmière de formation, obtient un emploi à l’hôpital du ghetto à la fin du mois de novembre 1941, puis, au printemps de 1942 dans la pouponnière. Ce travail les sauve, elle et sa mère, du prétendu transfert en mai 1942, qui conduit plus de 10 900 habitants du ghetto jusqu’à des camions hermétiquement clos où ils seront asphyxiés par les gaz d’échappement, à Chelmno. La demande concernant Emmy Leven est formulée dans les termes suivants : "5 mai 1942.
A l’attention du Bureau d’enregistrement des arrivants
Commission d’expulsion
Ghetto de Litzmannstadt
ordre de sortie V 1090
Notre membre collectif Emmi Levi sollicite le retrait de l’ordre de sortie. Sa fille Anita Lévy, infirmière certifiée, est en service, à partir du 26 novembre 41 à l’hôpital 1 et depuis une longue période dans la pouponnière.
[Timbre] Collectif de Düsseldorf".

Au dos figure le tampon "Retour de documents" et "Nadkontyngent » (contingent dépassé). De quoi reporter la déportation d’Emmy Leven, tandis que sa fille Anita demeure inscrite sur la liste bien que son activité explique le délai accordé à sa mère. La requête du collectif de Düsseldorf concernant l’ordre de sortie d’Anita Leven est formulée de la façon suivante : 12 mai 1942.
A l’attention du Bureau d’enregistrement des arrivants
Commission d’expulsion
Ghetto de Litzmannstadt
Ordre de sortie SV 1089
Pour notre membre collectif Lévy Anita, nous sollicitons par la présente le retrait de la demande de sortie. Le certificat du 24/4 atteste de son activité en tant qu’infirmière de la pouponnière. Cet emploi a débuté dès novembre 1941.
[Signature]"

Au dos du document figure le tampon "UWZGLEDNIONE" [pris en compte] accompagné de plusieurs paraphes.
Il comprend en annexe un certificat concernant Anita Lévy, délivré par le directeur des affaires sanitaires, Józef Rumkowski, et le Dr Wiktor Miller, président du Département de la santé, daté du 24.4.1942. Depuis quelques temps, les habitants du ghetto sont conscients de l’effroyable destin qui attend les personnes transférées. Le report de la sortie leur permet, provisoirement, de pousser un soupir de soulagement. Après sa déportation, Emmy Leven quitte l’hébergement de masse pour retrouver son propre appartement au N° 18 de la Korngasse, tandis qu’Anita loge déjà "de l’autre côté du pont".

L’opération de déportations suivante, qui concerne 20 000 personnes confinées au camp, est menée directement par les autorités allemandes en septembre 1942, avec pour effet de rendre caduque toute demande de report. Emmy Leven est assassinée à Chelmno le 10 septembre. Puis les déportations sont suspendues pendant près de deux ans. Mais lorsque l’Armée rouge approche des frontières orientales de l’Allemagne, en 1944, Anita Leven est transférée à son tour "pour travailler à l’extérieur du ghetto", selon l’euphémisme en usage. Son convoi porte le N° 1008. Il est le second à quitter le ghetto ce jour-là, et emporte avec lui 912 personnes. Cette fois, le nom de famille d’Anita est orthographié en polonais : Lewi. Anita est assassinée à Chelmno le 26 juin 1944.

Hannah Leven, la fille aînée, a comme sa mère commencé par suivre un apprentissage pour devenir vendeuse. Mais à partir de 1936, elle travaille comme infirmière à l’Hôpital Israélite de la Ottostrasse à Berlin. Elle est expulsée de Berlin le 26 octobre 1942 et le 29 octobre, dès son arrivée, elle est assassinée dans le ghetto de Riga.

Le document de Michael Brocke relatif au le cimetière juif de Solingen est lapidaire : "Ni l’épouse [de Max Leven] Emmy ni aucun des trois enfants n’ont, semble-t-il, survécu au Troisième Reich". Seul le fils, Heinz, a réussi à émigrer, probablement en octobre 1933, aux Pays-Bas, puis à la fin de l’été 1934 en France, d’où il fait une demande de passeport à l’ambassade d’Allemagne à Paris, en janvier 1935. Il retourne ensuite aux Pays-Bas, où l'on perd sa trace. Dès lors, nul ne sait s’il a pu bénéficier d’une lueur d’espoir. Mais une note, datée de décembre 1954 sur sa carte d’enregistrement de Düsseldorf, prouve qu’il est le seul de sa famille à avoir survécu aux persécutions racistes et politiques mises en œuvre par l’Etat de non-droit institué par le régime nazi.

Conclusions

Max Leven n’était pas homme à se laisser faire. A l’école, déjà, il avait son petit caractère, et par la suite il se heurtera à plusieurs autorités. Au sein de l’USPD, puis du KPD, il s’est battu pour imposer sa vision d’une certaine politique culturelle. Il estimait indispensable que l’ensemble de la classe ouvrière adapte la culture musicale séculaire et de grande qualité de manière à pouvoir développer sur ce terreau une culture prolétarienne de haut niveau. Ce positionnement l’a amené à entrer en désaccord avec l’aile inconditionnellement antireligieuse et anticléricale du KPD. En même temps, il apparaît clairement que Leven s’est partiellement adapté à ses adversaires visiblement influents à l’intérieur du parti : car parallèlement à ses critiques au vitriol visant les Eglises de toute sorte, il abordait les prestations de spectacles véhiculant des idéaux communistes sans tenir compte de leur perte de valeur esthétique, et les admirait voire les idéalisait.

Son profond respect de la tradition musicale de haut niveau est à l’unisson des politiques culturelles socio-démocrates qui, au tournant du siècle, ont refusé de s’ouvrir au naturalisme, mouvement esthétique qui a trouvé en Emil Steiger l’un de ses principaux défenseurs dans le supplément culturel du magazine social-démocrate Neue Welt. Leven a fait preuve d’une certaine intolérance en décrétant évidemment close toute discussion sur l’art et le non-art.

L’idée que seule la lutte des classes puisse permettre au prolétariat d’échapper à la misère matérielle et à la discrimination culturelle voire à l’oppression a conduit Max Leven à rejoindre les rangs de l’USPD et à intégrer le KPD avec l’aile gauche de l’USPD. Par naïveté politique, il a chanté les louanges de l’Union soviétique, état dirigé par un parti unique et dans lequel il a voulu voir le pays le plus libre du monde. Tout en refusant la violence comme moyen d’éducation des enfants, il en a soutenu l’usage dans la lutte politique.

Leven considérait qu’en s’affranchissant des contraintes de la commercialisation la production artistique franchirait une première étape sur la voie du socialisme : faute de pouvoir réaliser la socialisation de l’industrie lourde, au moins fallait-il réaliser la "socialisation à petite échelle", à savoir la communautarisation de l’opéra, de l’opérette, du théâtre, de l’orchestre et du cinéma. Finalement, Solingen n’a eu sa propre troupe de théâtre qu’entre 1946 et 1950, et il lui a fallu attendre 1963 pour disposer d’un bâtiment dédié au théâtre. Quant à l’industrie cinématographique, dont les productions contemporaines étaient d’une valeur esthétique plus que relative, Leven n’a cessé de les dénigrer qu’à partir du moment où son regard s’est familiarisé avec des œuvres d’une haute valeur artistique voire porteuses de connaissances sur l’histoire des cultures, sans se limiter aux productions soviétiques.

Négligent au niveau de sa sexualité, il a contracté une syphilis insuffisamment traitée qui a assombri sa vie, alors qu’il n’avait même pas atteint la cinquantaine, et a fragilisé l’existence de sa famille.

Rien n’indique qu’à partir de 1933 Leven ait rejoint la résistance organisée. Vu la fragilité de sa constitution physique le doute est permis. Mais cela ne l’a pas empêché d’entretenir des liens d’amitié avec d’anciens camarades du parti. En revanche, nul doute qu’il a durement souffert des persécutions de la dictature nazie. Il fait y voir, certainement, l’une des raisons de son revirement vis à vis de la valeur personnelle qu’il accordait à cette communauté juive dont il avait été membre durant les 37 premières années de sa vie. Sans concevoir la religion comme une pratique confessionnelle, il y voyait plutôt une religiosité dépassant les limites confessionnelles et orientée vers la vie intérieure.

Sa mort épouvantable témoigne des énergies destructrices libérées par l’Etat de non-droit instauré par la dictature nazie, plutôt que de les endiguer et d’en faire respecter les limites par des moyens administratifs et juridiques, comme la tâche en incombe à tout État de droit. Aujourd’hui, la mort de Max Leven peut servir de mise en garde et d’appel à déployer des trésors d’énergie pour lutter contre toute velléité individuelle ou institutionnelle de nier l’absolue dignité humaine.

© Horst Sassin

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