"Notre merveilleuse mission révolutionnaire"
Max LEVEN (LÉVY)
mélomane, social-démocrate indépendant et "communiste fanatique"
1882 - 1938
Par Horst SASSIN
Traduit de l’allemand par Colette STRAUSS-HIVA  

"La musique était mon premier amour ; je sacrifiais tout pour elle, mon dernier Mark et toutes les joies anodines de la jeunesse. Tant et tant de dîners annulés … Que pesait dans la balance un petit bal avec les plus belles filles comparé à une représentation des Maîtres Chanteurs ou une soirée Beethoven ?! Juste autant qu’une pensée fugace, c’est tout. – Dans le livret d’un opéra français on trouve la phrase suivante : "On revient toujours à ses premières amoursé  . Pour ma part, nul besoin d’y revenir puisqu’à ce jour je ne lui ai jamais été infidèle".

L’auteur de ces propos a été la seule personne dont la mort, à Solingen, résulte directement de la "Nuit de Cristal", du 9 au 10 novembre 1938. Il partageait avec sa femme le même amour de la musique. Dans toutes les publications parues à ce jour, son parcours comporte d’importantes lacunes. Personnellement, les quelques publications que j’ai produites sur Max Leven et sa famille m’ont permis de repérer ces insuffisances, et j’ai pu constater que l’écriture de l’histoire a tendance à puiser dans les études antérieures sans que leurs données soient suffisamment étayées. Depuis longtemps, j’envisageais d’explorer le plus précisément possible la vie de Max Leven. Pour tout historien la recherche scientifique suppose de retourner aux sources, de les assurer, les comparer et les contextualiser. En dépit de ma contribution à l’édifice, d’importantes lacunes subsistent. 

Enfance et jeunesse en Lorraine

Dans quelle mesure Max Lévy, dit Leven, a-t-il été influencé par ses origines lorraines ? Probablement plus que nous ne l’imaginons. Max Levy nait le 12 juin 1882 à Diedenhofen, nom allemand de Thionville. Après son annexion par l’Allemagne en 1871, la ville fortifiée perd son caractère de forteresse, mais sa population continue de comporter une proportion importante de personnel militaire. En 1890, la ville compte 8 923 habitants, civils et militaires. Le nombre de soldats varie entre 2313 (en 1885) et 2656 (en 1895). Ainsi, en 1890, Thionville compte environ 6 450 résidents civils et 2 450 soldats. Rapporté à la population actuelle de Solingen, soit environ 165.000 habitants en 2019, ce chiffre correspondrait à une garnison de plus de 57 000 soldats en plus de la population civile. La législation de l’époque accorde à l’armée la priorité sur les affaires municipales. Mieux encore, les conscrits d’Alsace-Lorraine sont contraints d’effectuer l’essentiel de leur service militaire dans l’un des États allemands. Cela signifie que la plupart des soldats stationnés à Thionville sont originaires de Prusse et dans une moindre mesure de Bavière.

L’attitude de certains soldats, qui se comportent comme en terrain conquis, entraine des tensions. L’Affaire de Saverne, fin 1913, en offre un exemple parlant : l’arrogance des officiers prussiens sème la zizanie, attisée par la partialité de la justice militaire. Cet incident illustre le triomphe du militarisme sur les organes constitutionnels civils.

Du point de vue du droit public, l’Alsace-Lorraine relève d’une législation différente des autres états du Reich allemand. C’est  un "Reichsland", un pays du Reich, gouverné dans les premières années de façon dictatoriale par l’empereur allemand. Progressivement, certains droits autonomes lui sont quand même accordés, et au bout de quarante années, à partir de 1911, l’Alsace-Lorraine bénéficie enfin d’une constitution lui permettant désormais d’être représentée par trois députés au Bundesrat [Conseil fédéral]. À cette époque, Max Leven a déjà 29 ans.

Max dont le patronyme officiel est Lévy, voit le jour dans une famille enracinée non pas en Lorraine, mais dans le sud de la Rhénanie, et pour une part en Bavière. Son père, Jacob Lévy  (1841-1908), né à Illingen, dans le canton d’Ottwiller, débute comme commerçant ou négociant, puis s’installe pendant plusieurs décennies comme maître boucher indépendant. Sa mère, Sophie Levy née Reichmann (1850-1918), est originaire de Baiersdorf, communauté juive florissante, au cœur de la Franconie, dans le district d’Erlangen  . Au lieu de l’école communale gratuite, Max et Ludwig, son frère cadet   de onze mois, fréquentent pendant trois ans l’école élémentaire préparant au lycée de Thionville. Les frais annuels de scolarité se montent à 60 Marks par enfant. Les deux garçons sont les seuls élèves juifs de leur classe. Ils grandissent comme n’importe quel enfant de la petite bourgeoisie. Nulle trace d’une quelconque conscience de classe, ils sont à cent lieues de la social-démocratie et du communisme.

Que savons-nous du jeune Max Lévy, natif de Thionville ? Adulte, il mentionne l’attrait qu’ont exercé sur lui les contes de fées qu’on lui lisait, enfant, avant qu’il puisse y avoir directement accès. Dans un article, évoquant son adolescence, il déclare : "La première fois que j’ai lu le Faust de Goethe, je me suis subitement levé de ma chaise et je me suis enfermé à clef." Savoir si les jeunes d’aujourd’hui jouissent encore de cette paix, de cette oisiveté qui permettent de se concentrer exclusivement sur un texte ouvrant sur de nouveaux univers et des perspectives insoupçonnées, au lieu de se laisser distraire par l’omniprésence du smartphone ? Au temps de Max Lévy, les distractions sont différentes, mais Max sait les exclure, au sens plein du terme.

Faute de documents portant sur la période du lycée, contentons-nous des seuls éléments conservés, qui concernent les classes préparant au lycée de Thionville. Au cours des trois années de ce cycle, Max obtient des notes mitigées. [...] Au vu de ses bulletins, il semble que les objectifs de l’enseignement scolaire, à savoir l’apprentissage et la pratique, ne cadrent pas tout à fait avec les principes que le jeune Max s’est fixés. Preuve en est son rang sur l’ensemble de la classe, conformément aux usages de l’époque. Dans la première année du cycle préparant l’entrée au lycée il est 3ème sur 14, prouesse qu’il ne renouvellera pas les années suivantes. Généralement, il se situe à la limite du tiers supérieur ou inférieur. Seule exception, au terme de ce cycle, où il recule à la 18ème place sur 20, ce qui ne l’empêchera pas d’être admis dans la première classe du lycée.

Nous ne saurions rien des études secondaires de Max Levy si, dans ses articles, il n’avait lui-même parfois évoqué son enfance et sa jeunesse. C’est le cas par exemple quand il raconte comment, âgé d’environ dix ans, il échange des petits messages avec un camarade de classe en les faisant passer sous les pupitres. Evidemment, le stratagème est découvert. Espérant disculper son camarade, Max en endosse l’entière responsabilité. Peine perdue ! Car ce que Max ignore, c’est que son camarade a déjà tout avoué. Tandis que ce dernier s’en sort avec une petite punition, Max écope d’une retenue de deux heures en plein soleil.  Deux ans plus tard, contre toute évidence, il conteste avoir reçu un coup de pied de la part d’un élève plus âgé de l’école primaire. Dans la classe obertertia [NdT. : correspondant environ à la classe de 4ème], il raconte que dans un devoir d’histoire rédigé en classe, il modifie copieusement la biographie du général athénien Alcibiade en l’agrémentant de détails de sa propre invention, et laisse copier sur lui son voisin de pupitre, un peu perdu, avant que tous deux soient mouchardés par le fils d’un officier, assis derrière eux. Résultat, Max est renvoyé au dernier rang de la classe, où son nouveau voisin bénéficie de la suite du devoir d’histoire sans que tous deux soient dénoncés. Sauf que, bien sûr, la tricherie finit par être détectée ! Le conseil de discipline envisage l’exclusion de Max, mais il parvient à y échapper grâce aux objections de quelques véritables pédagogues. Max récolte quatre heures de cachot assorties du "consiliumabeundi", équivalant à la recommandation de décider lui-même de quitter l’école avant d’en être renvoyé par l’établissement.  Ces événements, parmi bien d’autres, témoignent de la confiance en soi qui anime l’élève Max Levy. Il a de l’ascendant sur ses camarades de classe. Conscient de ses faiblesses, surtout en mathématiques et en écriture, il sait aussi faire preuve de courage et d’une fierté parfois excessive qui l’empêche même de moucharder ses camarades plus faibles que lui. Il accepte d’encaisser des injustices quand il se sait impuissant à les contrer. Il préfère garder sa contenance plutôt que de chercher la reconnaissance auprès d’autorités douteuses, à l’image de tel ou tel enseignant pétri d’idées pangermanistes. 

Les éléments dont nous disposons ne permettent pas de préciser la suite de son parcours scolaire. Max n’a pas passé son baccalauréat au lycée de Thionville, il n’est pas mentionné sur les listes de bacheliers dont nous disposons. Peut-être a-t-il obtenu le certificat d’aptitude après une année d’engagement militaire volontaire, qui équivaudrait de nos jours à l’obtention du brevet des collèges, marquant la fin des études. Auquel cas, il aurait atteint ce niveau vers l’année 1897.

Formation commerciale et intérêts musicaux

Après avoir quitté l’école, Max Lévy a probablement suivi une formation commerciale qui lui permet de devenir "employé de commerce", activité qui correspondrait aujourd’hui à celle d’agent commercial ou de commerçant. Mais où a-t-il effectué sa formation ? A Thionville ? Dans le sud de l’Allemagne ? En Rhénanie ? Faut-il accorder crédit aux indications d’Änne Wagner selon laquelle, "durant sa formation d’agent commercial spécialisé dans l’export, il a passé quelques années à Milan" ? Force est d’exclure cette explication, du moins pour la période d’apprentissage consécutive à l’interruption de sa scolarité, car dans un article, Max Leven mentionne que son premier voyage en Italie date de 1906. A cette époque, âgé de 23 ou 24 ans, il y a bien longtemps qu’il a achevé sa formation commerciale. Sans vouloir ergoter sur les propos d’Änne Wagner, il est fort probable qu’à partir de 1906 et pendant plusieurs années, Max Leven a séjourné ou effectué de nombreux voyages en Italie. J’en veux pour preuve les rares références à ses séjours en Italie et quelques mots d’italien qu’il glisse occasionnellement dans ses propos, mais aussi et surtout sa connaissance approfondie de l’opéra italien, de ses pratiques et des diverses mises en scène qu’il se plaît souvent à comparer avec les usages allemands.

Normalement, selon la législation en vigueur à l’époque, tout jeune adolescent est aussi astreint à un service militaire de trois ans, mais s’il a obtenu sa  Mittlere Reife  (correspondant dans le système français au brevet des collèges) il lui faut effectuer une année de service sous les drapeaux. Impossible de savoir s’il s’est effectivement soumis à cette obligation. 

Bien entendu, pour le jeune Max Lévy, la vie ne se limite pas à l’école, l’apprentissage et éventuellement le service militaire. Dans ses confidences citées en exergue, il a déjà évoqué l’admiration qu’il voue à toute l’œuvre de Wagner, ainsi qu’aux grandes symphonies de Beethoven. Au fil des années, il se montre plus critique sur la musique de Wagner qu’il juge être au service de la politique des princes allemands. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il commence enfin à apprécier les grands opéras de Giuseppe Verdi . Il accorde une place de choix à la musique de chambre, qui ne séduit souvent qu’un public très spécifique, ainsi qu’au chant a capella. Plus généralement, il aime écouter les grandes œuvres marquantes de l’histoire de la musique. A l’inverse, il déteste toute forme de superficialité : le kitsch, les œuvres médiocres, les airs surannés des sociétés chorales, l’opérette, le carnaval, de même que le jazz et le foxtrot, importés des Etats-Unis après la première guerre mondiale, allant jusqu’à désigner ces danses d’un terme péjoratif, totalement impensable aujourd’hui : "danses de nègres".

Krefeld et Solingen : vie professionnelle et vie familiale

Nos informations se précisent : en novembre 1911, Max Lévy, 29 ans, arrive de Stuttgart pour se faire enregistrer à Krefeld comme assistant commercial. Mais impossible de retrouver sa trace à Stuttgart. À l’époque, la ville de Krefeld compte 127 000 habitants, et vit principalement de son activité industrielle dans le domaine de la soie et du velours. Difficile de savoir si Max travaille effectivement dans une entreprise textile ou dans quelque autre secteur. Toujours est-il que ce séjour à Krefeld marque un tournant dans sa vie. Âgé de 31 ans, Max Lévy tombe amoureux d’Emmy Buchthal, 22 ans. Ils se marient le 10 juillet 1913 à Brakel, dans le cantonde Höxter, lieu de naissance et domicile d’Emmy. Leurs témoins sont le père d’Emmy, Moses Buchthal, commerçant, et Ludwig Lévy, frère de Max, qui, sur les traces de son père, devient à son tour maître-boucher. Le jeune couple élit domicile à Krefeld pour quelques années. Neuf mois plus tard, en avril 1914, Emmy donne naissance à leur premier enfant, Heinz, suivi en septembre 1915 d’une petite Charlotte qui décèdera hélas à l’âge de deux mois, terrible drame pour les jeunes parents. Pour ses enfants, Max proscrit totalement les châtiments corporels, pourtant couramment préconisés à l’époque à des fins éducatives.

Max semble soucieux d’améliorer les revenus de sa petite famille. Il finit par trouver une situation convenable en entrant comme employé de commerce dans l’usine Lunawerk de l’Abraham Feist Companie. En juillet 1916, il déménage à Solingen, rue Ufergarten  . Il y loue bientôt  un appartement familial au N° 23 de la Burgstrasse, puis fait venir sa femme et son fils. A cette adresse, Emmy Leven gère un petit commerce de fourrures d’abord de 1916 à 1921, puis de nouveau en 1924-1925, au n°6a de la Hohe Gasse, à l’enseigne "Berliner Pelzbetrieb" ["Aux Fourrures Berlinoises"], pour lequel elle fait de la réclame dans plusieurs journaux, le Bergische Arbeiterstimme, mais aussi le quotidien libéral-démocrate Solinger Tageblatt ainsi que le Solinger Volksblatt de tendance sociale-démocrate. L’activité d’Emmy contribue donc au revenu familial. La petite Hannah naît en septembre 1917 à Paderborn, où vit une sœur aînée d’Emmy.

Comment se fait-il que Max Leven n’ait pas été appelé sous les drapeaux à Krefeld ou à Solingen ? La réponse figure sur une fiche du bureau d’enregistrement des résidents de Solingen. Elle porte les lettres D.U., qui signifient "dienstunfähig", inapte au service. Mais une nouvelle fois, nous nous heurtons à un flou. De quand date cette incapacité ? Et quelles en sont les raisons ? Quoi qu’il en soit, son inaptitude au service lui garantit de pouvoir exercer sans interruption une activité professionnelle civile dans ses lieux de résidence, à savoir Krefeld et Solingen.

A deux reprises, Max Leven déménage seul dans une autre ville, tandis que sa famille reste à Solingen. Au tournant de l’année 1919/1920, il s’installe à Gelsenkirchen. Probablement y a-t-il trouvé un emploi mieux rémunéré et plus adapté à ses capacités, d’autant qu’Emmy Leven est enceinte de neuf mois à ce moment-là. La petite Anita naît le 26 janvier 1920. Max Leven rentre à Solingen au début du mois d’avril. Ce retour pourrait être lié à l’intervention des troupes de la Reichswehr et à l’écrasement de l’Armée rouge de la Ruhr, mais cela reste à prouver.

Le second déménagement a lieu fin mai 1926, à Essen, sans doute à nouveau pour raisons économiques. Treize mois plus tard, Max retourne à Solingen et s’inscrit comme chômeur. D’après les souvenirs d’Änne Wagner, un vieil employé du Bergische Arbeiterstimme, ayant quitté son poste peu après, Max Leven parvient à le remplacer en tant que comptable. Cet emploi va constituer sa véritable source de revenus, auxquels s’ajoutent les maigres sommes provenant de commentaires et critiques qu’il rédige en tant que pigiste.

Auparavant, le 16 mai 1922, la famille Leven avait quitté la Burgstrasse pour emménager n°6a Hohe Gasse. Nul ne sait si ce déménagement résulte de la recherche d’un logement plus spacieux adapté à une famille de cinq personnes. Toujours est-il que cette nouvelle adresse facilite la tâche de Max Leven qui peut ainsi rédiger puis remettre ses papiers critiques au Bergische Arbeiterstimme, situé à proximité immédiate de son domicile.

Quelles professions Max exerce-t-il dans les années 1920 ? Les registres alphabétiques de résidents et les annonces municipales fournissent quelques informations à ce sujet. Le 30 décembre 1919, à Solingen, dans le registre d’état civil relatif aux changements d’adresses, Max est qualifié d’"assistant commercial", contrairement à la qualification de "commerçant" qui figure en 1920, dans le registre alphabétique de Gelsenkirchen. En 1921 et 1925, les registres de Solingen mentionnent sa qualité de comptable, mais en 1927, du fait de son déménagement à Essen, son nom ne figure plus dans les listes. Il n’existe pas de registre alphabétique de Essen pour la période considérée. Lorsque Max se désinscrit pour s’installer à Essen, le 29 mai 1926, il est considéré comme "écrivain", terme qui, à l’époque, ne se limite pas aux auteurs littéraires mais inclut, par exemple, les pigistes indépendants. Au terme de son activité à Essen, on retrouve son nom dans le registre de police de Solingen avec le qualificatif d’écrivain, mais par la suite, cette profession est biffée pour être remplacée par le mot "sans" (profession). Le registre alphabétique de Solingen pour l’année 1929 comporte deux informations différentes. Le registre contenant la liste des résidents le qualifie de "typographe", ce qui est à exclure, puisque cette profession nécessite une formation requérant une grande habileté manuelle. Par ailleurs, dans le répertoire comportant un classement par rue, il exerce le métier d’écrivain. Et dans les rapports annuels du lycée [Lyzeum] de Solingen, l’intitulé de sa profession est encore différent puisque chaque année il apparaît comme "rédacteur", terme qui convient éventuellement pour le premier rapport annuel de 1925 ou pour les suivants, mais peut-être pas pour les années suivantes. 

Social-démocrate indépendant et communiste

Jusqu’à présent, nous n’avons pas abordé la sensibilité politique de Max Leven. A quel moment a-t-il choisi son camp ? Quand est-il devenu "communiste fanatique" pour reprendre les termes employés par la Gestapo de Düsseldorf ? Et plus généralement : comment l’agent commercial qualifié en est-il venu à adhérer au mouvement ouvrier ?

Au fil de ses contributions au Bergische Arbeiterstimme, Max n’a jamais fourni personnellement de quelconque indication sur les débuts de son engagement politique. Force est donc de s’en tenir à ses propres déclarations durant ses interrogatoires. Lors de son arrestation en 1936 pour cause de formation d’un groupe de résistance communiste autour de la famille Freireich, il déclare avoir rejoint le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschland, USPD) en 1918. L’USPD est créé en 1917 au niveau de l’ensemble du Reich allemand. Dès le début, Solingen en est l’un des centresprincipaux. Le parti considère la première guerre mondiale comme une guerre de classe, et ce d’autant plus qu’en Prusse et dans de nombreux autres États du Reich allemand les sociaux-démocrates sont désavantagés par le "suffrage de classe". Contrairement au Parti Social-démocrate majoritaire (Mehrheits-SPD), d’ailleurs minoritaire à Solingen, l’USPD refuse de renouveler l’approbation des prétendus crédits de guerre, destinés à financer des dépenses militaires selon eux excessives. En octobre 1917, les bolcheviks imposent un régime communiste en Russie, victoire qui incite les sociaux-démocrates indépendants à renforcer leur engagement en faveur d’un "Rätesystem" [système de conseillers]. À Solingen, plusieurs années d’âpres conflits salariaux ont amené les sociaux-démocrates à se radicaliser. Reste à savoir si Max Leven a rejoint l’USPD au moment des grèves politiques du printemps 1918 ou seulement après la Révolution de novembre 1918 qui a ébranlé l’Allemagne. Rien ne permet d’affirmer qu’il ait pu rejoindre le SPD avant cela.

Au sein du parti, Max Leven ne se limite pas à un rôle de sympathisant. Il s’implique activement. C’est en avril 1919 que pour la première fois le Bergische Arbeiterstimme mentionne un dénommé Leven, sans indication du prénom, qui a rassemblé 114 Marks grâce à une collecte nominative pour les camarades nécessiteux. Peu après, à l’Assemblée générale des membres de l’USPD pour la région de Solingen, un certain Lewin, toujours sans prénom, prend la défense d’un camarade nécessiteux qui a émis des critiques à l’égard de son parti. Je suppose que dans ces deux cas, il s’agit de Max Leven, dont le nom n’est pas encore assez connu.

Il participe aussi à un hommage à Richard Wagner organisé par la Freie Sozialistische Jugend [Jeunesse socialiste libre], organisation de jeunesse de l’USPD. Cette manifestation comprend notamment une conférence du Dr. Hans Hartmann, pasteur de Ketzberg, assortie d’intermèdes musicaux. Leven complète l’exposé du pasteur par quelques considérations musicales en évoquant par exemple la "mélodie infinie", le rôle moteur de l’orchestre et la fonction du leitmotiv.

Pour mieux comprendre l’évolution de l’Allemagne et celle de Max Leven, il semble opportun d’esquisser ici les transformations qui bouleversent la Russie de l’époque. Lénine prend la main sur le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (bolchevik), selon un modèle nouveau, où le parti est destiné à jouer le rôle d’avant-garde. Il a pour but de promouvoir la révolution prolétarienne à laquelle le prolétariat est censé se joindre. Dans un premier temps, cette stratégie se révèle efficace : elle déclenche la Révolution d’Octobre 1917, provoque le renversement du Premier ministre social-révolutionnaire Kerenski et le renversement du Parlement, la Douma. Dès lors, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie change de nom : il devient le Parti communiste de Russie (bolchevik). S’ensuit le communisme de guerre (jusqu’en 1921), pendant lequel les partis concurrents sont interdits et la socialisation radicale des moyens de production permet d’exproprier les citoyens propriétaires de biens, désignés comme les ennemis de l’intérieur. A la victoire militaire du gouvernement communiste succède un marasme économique. Lénine lance la "Nouvelle Politique Economique" (NEP)  , qui laisse l’initiative économique aux petits et moyens industriels et aux petits paysans (1921-1927). Lors du congrès du parti de 1925, Staline annonce la mise en œuvre du socialisme à l’échelle d’un pays entier, ce qui revient à renoncer à la révolution à l’échelle mondiale. En 1928 débute le premier plan quinquennal, qui entraine la collectivisation des terres des petits paysans et la création de kolkhoses, mesure qui plonge le pays dans une profonde crise alimentaire (jusqu’en 1932).

Mais revenons-en au parcours politique de Max Leven ! L’année 1920 est marquée par une série de négociations sur l’adhésion de l’USPD à l’Internationale Communiste. En préalable, l’Internationale Communiste fixe aux partis candidats 21 conditions difficiles à remplir : se séparer des membres du bureau et des fonctionnaires dont l’engagement ne serait pas strictement révolutionnaire et les remplacer par des communistes; rompre publiquement avec les réformistes; faire de l’agitation parmi les paysans, les syndicats et les coopératives; adopter le centralisme démocratique, c’est-à-dire faire régner une discipline de fer au sein de la structure centrale du parti, qui doit être un "organe fort et autoritaire, largement doté des pleins pouvoirs"; pratiquer une purge périodique au sein des membres du parti ; adopter les programmes révolutionnaires; s’engager à reconnaître inconditionnellement les décisions du Congrès du Komintern et du Comité exécutif de l’Internationale communiste; changer le nom du parti de son pays pour adopter la dénomination "Parti communiste, Section III de l’Internationale" ; et enfin, imposer aux instances dirigeantes d’avoir adhéré à la Troisième Internationale avec au minimum une majorité des deux tiers, tout en excluant la minorité.

Malgré ces conditions draconiennes, en octobre 1920 au Congrès général de l’USPD, 236 délégués se déclarent favorables à une adhésion au Komintern, tandis que 156 votent contre. Le Congrès d’unification du parti se tient dans la première semaine de décembre 1920. C’est grâce au ralliement de l’aile gauche de l’USPD que le "Parti communiste unifié d’Allemagne" (Vereinigte Kommunistische Partei Deutschlands, VKPD) – dénomination désormais officielle – passe du statut d’aile dissidente à celui de parti étoffé. Dès le 17 ou le 19 novembre, le Bergische Arbeiterstimme adopte les orientations du Komintern, et à la mi-décembre la majorité de l’USPD de Solingen lui emboite le pas. Max Leven suit le mouvement majoritaire et adhère au VKPD. Pour autant qu’on puisse en juger d’après le Bergische Arbeiterstimme, Leven est toujours resté fidèle à la ligne du Parti, allant même jusqu’à la vivifier.

Parallèlement, on notera aussi l’engagement de Max Leven en faveur de la jeunesse socialiste puis communiste, probablement dû, en partie, à son rôle de père. Après avoir apporté sa contribution à la conférence du pasteur Hartmann auprès de la Jeunesse Socialiste Libre (FSJ) [association de jeunesse de l’USPD] sur Richard Wagner, Max Leven propose, en novembre 1919, au cours de la réunion trimestrielle de l’USPD pour le district de Solingen, de promouvoir la FSJ en encourageant les parents socialistes à y inscrire leurs enfants. En mai 1921, à Düsseldorf, Leven collabore à la partie culturelle du rassemblement de la jeunesse organisée par l’Association communiste de la jeunesse d’Allemagne (KJVD). Cet événement donne lieu à une représentation de la nouvelle pièce de théâtre d’Ernst Toller, Masse Mensch [L’Homme et la masse]. Ce drame se réfère à la République des Conseils de Munich, en 1918/19, dans laquelle le jeune Toller, âgé de 25 ans, a joué un rôle de premier plan. L’auteur évoque la masse révolutionnaire dont le comportement fait réagir Leven : "Luttez ! Luttez ! La seule morale c’est la force ! La seule immoralité c’est la faiblesse contre l’ennemi des masses". Et ailleurs : "Le soulèvement de la masse déclenchera une révolution impitoyable et effrénée." Le personnage de la révolutionnaire qui plaide pour épargner la partie adverse capitaliste et bannit le meurtre ne fait, à ses yeux, que "trahir les masses". Le critique s’est-il rendu compte que son exaltation de la force pouvait parfaitement s’appliquer à son adversaire politique ? Toujours est-il que, dixit Leven, la jeunesse communiste a été captivée par la pièce.

Peu de temps après, Leven appelle les jeunes prolétaires à se joindre au KVJD pour entretenir la pratique des chants et des danses folkloriques, et étudier les trésors de la littérature. Il les encourage à se regrouper, selon leurs préférences, dans des chœurs ouvriers ou des clubs sportifs des travailleurs. Il pointe l’antagonisme entre les classes et conseille aux jeunes de "toujours penser à la lutte éternelle entre l’eau et le feu qui ne se rejoindront jamais dans une synthèse ou une quelconque union factice !" Pour conclure cet appel il reprend, en la modifiant un peu maladroitement, la fameuse formule du Manifeste communiste : "Jeunesse prolétarienne de tous les pays, unifie-toi !"

Le Mouvement des Amis de la Nature faisant aussi partie intégrante de la culture ouvrière, Leven tient aussi à y attirer des adeptes. L’exposé agrémenté de photos et présenté par un camarade de Stuttgart devant les "Amis de la Nature" de Solingen, fait naître, aux dires de Leven, une "énergie fortement agitatrice" au sein de la jeunesse urbaine, qui se débarrasserait bien mieux de ses soucis grâce aux forêts et aux montagnes que par l’alcool et la nicotine.

Sans jamais se présenter aux élections municipales, Max Leven occupe des fonctions en aval des tâches politiques municipales. Dans les années 1920 et 1921, il apparaît comme membre de la Commission de censure du film pour les cinémas de Solingen. Il ne figure pas sur les listes officielles, mais participe en tant que membre invité à la Commission chargée du théâtre, en 1921. Fin 1921, son nom est mentionné par deux fois, associé à l’expression "notre spécialiste des arts", sans que le possessif ne renvoie à une instance précise : était-il attaché au Bergische Arbeiterstimme, à la chorale populaire de Solingen ou au KPD de Solingen ? Au milieu de 1924, il est chargé par les conseillers municipaux membres du KPD de les représenter au comité de la bibliothèque municipale et au conseil d’administration des écoles supérieures. Il occupe ces fonctions jusqu’à la fondation de la ville de Gros-Solingen, en 1929. Par la suite, le comité de la bibliothèque municipale prend le nom de "Commission pour les sciences, les arts et l’éducation populaire" voire "Comité pour la culture". Fin 1929, Leven est reconduit dans ces fonctions au Comité pour la culture de l’éducation de Gros-Solingen. De mi-1928 jusqu’en avril 1932 il est également membre suppléant de l’assistance judiciaire. Dans les années 1924 et 1925, Max Leven est aussi cité à plusieurs reprises comme orateur lors des réunions électorales du KPD dans le district de Solingen.
Mentionnons enfin sa nomination au Conseil consultatif artistique de l’Association des chœurs ouvriers allemands pour la province de Rhénanie ainsi que ses fonctions d’assesseur au   conseil d’administration de la communauté théâtrale de Solingen.

Max Leven, critique d’art.

Dans ses mémoires, Änne Wagner raconte que Max et Emmy Leven étaient doués pour la musique. Tous deux précisent que   sans pratiquer un instrument, ils assistent ensemble à des concerts auxquels ils se préparent en lisant les partitions, preuve d’un certain professionnalisme. Selon Mme Wagner, Max Leven rédige ses critiques avec Emmy. Quelles sont les répercussions de cette collaboration ? Quelle est la part d’Emmy dans les commentaires ? Difficile d’en juger, car Max signe ses articles de son nom ou avec ses initiales, de sorte qu’il nous faut bien les attribuer à sa plume.

De nos jours, le jugement qualitatif des critiques artistiques de Max Leven se heurte nécessairement à un écueil évident. Certaines œuvres commentées peuvent nous être inconnues, nous ignorons les usages de l’époque en matière d’interprétation, en particulier les conditions concrètes dans lesquelles les œuvres sont interprétées à Solingen, durant la République de Weimar. Comment savoir si nos critères actuels correspondent ou ressemblent à ceux qui étaient les siens ? Autant de réserves qui compliquent toute tentative d’évaluer les critiques qu’il a rédigées pendant plusieurs années. Dès lors, comment aborder la question ? Commençons par des considérations statistiques.

Cinq-sixièmes des publications de Max Leven dans le journal Bergische Arbeiterstimme  sont des recensions. Elles offrent donc un champ étendu. Leven commente des concerts, des opéras, des opérettes, des spectacles, des manifestations d’agitprop, des œuvres littéraires, des expositions d’œuvres d’art et d’autres objets, des films, des conférences, des célébrations et autres événements variés, lectures publiques, danse et ballet. Les genres de manifestations commentées ne sont pas répartis uniformément : concerts, opéras et opérettes représentent près des deux tiers de toutes ses critiques. En ajoutant d’autres genres dans lesquels la musique intervient sous forme d’accompagnement, soit comme une partie du programme soit en tant que thème abordé, il apparaît qu’environ trois quarts de toutes les critiques relèvent en partie ou en totalité du domaine de la musique. Hormis les diverses formes théâtrales, les autres genres sont donc assez rarement représentés. Ces disparités résultent des préférences de Leven, mais aussi de l’offre. On remarque également que les rares manifestations auxquelles il assiste en dehors de la ville ou de la commune de Solingen sont presque exclusivement des concerts et des opéras, que ce soit à Cologne ou à Elberfeld.

Comment se positionne-t-il ? Quel point de vue adopte-t-il ? Max Leven considère l’activité de critique d’art comme un engagement personnel, une mission. Dans l’un de ses commentaires, il insiste sur "l’objectivité sereine, préalable indispensable à tout critique". Cette qualité peut nous paraître évidente, mais elle implique aussi d’éviter d’encenser les spectacles et autres mises en scènes par complaisance car, dixit Leven, "la critique se doit de blâmer et d’inciter fortement au perfectionnement".Il adopte cette même attitude pédagogique à l’égard des chorales ouvrières. Avec son premier article paru dans le Bergische Arbeiterstimme en mai 1919, Max Leven est dans son élément, je dirais même son premier amour. Sa première critique est un véritable "dézingage". Tandis que le public s’est enthousiasmé devant les qualités vocales d’un couple de chanteurs issus des chœurs de la classe ouvrière, Leven estime que la performance oscille entre le ridicule et la catastrophe.

On notera au passage que tout en s’adressant à un public de chanteurs et de spectateurs de la classe ouvrière, il ne brosse pas ses lecteurs dans le sens du poil. Ses analyses ne dépendent pas du volume des applaudissements voire des ovations. Il s’appuie sur le factuel et ne mâche pas ses mots : "En fin de compte, ce qui détermine la qualité plus ou moins grande d’une œuvre ce n’est pas le succès qu’elle remporte auprès du public. Sinon, quel jugement faudrait-il porter sur certaines œuvres majeures du domaine artistique qui ont reçu un accueil glacial auprès du public, par rapport à des œuvres mièvres et autres spectacles de bas-étage produits à la même époque et accueillis par un tonnerre d’applaudissements ?!" Fidèle à cette ligne de conduite, Leven conclut l’une de ses critiques par une sorte de clin d’œil : "Les lieux étaient copieusement remplis et moins critiques que... Max Leven."

Les opérettes superficielles et les œuvres mièvres ne l’inspirent guère. Un simple exemple, tout à fait parlant : sa critique de l’opérette Schwarzwaldmädel [La Fiancée de la Forêt-Noire]. Malgré des mélodies relativement réussies, il estime que "l’intrigue est un méli-mélo de banalités, plaisanteries bas-de-gamme, farandoles de jeunes femmes, parodies éhontées, avec, pour couronner le tout – pareille à la dose de limonade censée masquer de la piquette – un dénouement à l’eau de rose." Il déplore qu’ouvriers et prolétaires se rendent à des spectacles aussi peu exigeants. Contrairement à d’autres cas où il fait œuvre de pédagogie face aux comportements inappropriés du public, il ne peut réfréner ici son irritation : "Le public était bien à la hauteur de l’œuvre. Captivés par le spectacle, les gens étaient tout ouïe, allant jusqu’à rire aux éclats devant ce véritable outrage à la culture que constitue la parodie de la scène de bataille rangée et l’apparition du veilleur de nuit dans les Maîtres chanteurs. Faut-il avoir déjà atteint un certain niveau culture personnelle pour rester indulgent ! Sinon, il y a vraiment de quoi vous détruire. Si ce public ne peut retenir ses rires devant les scènes poignantes d’un drame, c’est parce qu’il n’a pas appris ou a désappris la distinction entre le vrai pathos et le faux. – Va-t-il falloir baisser les bras, pour finir par déclarer avec le tenancier de l’Auberge du Bœuf bleu : ‘tu peux courir, y a rien à faire ! ‘?  Confier aux communes, socialiser, réformer l’éducation publique, introduire l’art dans les écoles : voilà ce qu’il faut absolument exiger ! et en parallèle faisons sortir de l’ombre les chorales populaires !" A savoir, pour les amener sur scène.

Le critique d’art du Bergische Arbeiterstimme ne se limite pas à des appréciations destructrices, à l’image de la critique suivante qui débute toutefois en douceur : "Nul critique n’oserait prétendre avoir eu souvent plaisir à exercer sa tâche. Et lorsque, comme dans le cas présent, la critique se fait muette, lorsque l’enthousiasme, l’émotion et la gratitude aimeraient se faire entendre, ce sont les mots qui manquent. Car il faudrait vraiment être poète pour parvenir à faire revivre l’intensité de cette soirée consacrée à la musique de chambre."

Quand débute sa contribution au Bergische Arbeiterstimme, Max Leven demande bien trop à l’art pour pouvoir apprécier à sa juste la valeur la production cinématographique, pourtant en plein essor à son époque. A ses yeux, le public a plus besoin de conscience de soi que d’un dérivatif qui l’empêche de saisir l’"âme de l’œuvre d’art". Sa nomination comme responsable de la censure des films au printemps 1920, provoque en lui une "légère nausée". Il faut dire que jusqu’ici il n’a jamais été confronté aux sensations fortes que procurent le cinéma. "Pendant huit ans, j’ai boycotté le cinéma", avoue-t-il, en fustigeant les deux médiocres films qu’il est chargé d’évaluer. Néanmoins, la censure lui semble impuissante dès lors qu’un film dénué de valeur artistique continue de respecter les valeurs morales du monde étriqué de la petite bourgeoisie. D’où la nécessité "[d’]aborder la question de confier aux communes la gestion du cinémadans son ensemble", car il estime nécessaire que le cinéma commence par s’affranchir des impératifs économiques pour pouvoir remplir sa mission culturelle, laquelle consiste à véhiculer la beauté de la nature et des arts plastiques, ainsi que les acquis des sciences et de la technique.

Dans son intervention suivante portant sur le cinéma, Leven va encore plus loin. Comparant l’attitude de l’Etat avec celle du proxénète, il reproche aux pouvoirs publics de privilégier les bénéfices tirés des taxes sur les projections de films plutôt que de régulerl’industrie cinématographique. Les effets désastreux d’une telle politique sur les goûts d’une multitude de consommateurs, entraineraient, selon lui, l’appétence croissante et insatiable du public pour des œuvres insipides. La critique du film Die Bergkatze [La Chatte des montagnes] lui offre l’occasion de prouver que le cinéma ne représente pas nécessairement la médiocrité malsaine : il qualifie cette œuvre de "délicieuse grotesque", dont les scènes de groupes, de par leur écriture et leur dynamique, sont autrement plus impressionnantes que leurs équivalents au théâtre ou à l’opéra. En conséquence, lorsque la production cinématographique moderne ne se limite pas à un simple divertissement faisant "obstacle à l’âme de l’œuvre d’art ", elle est capable d’engendrer des œuvres d’art. Leven le reconnaît même à propos du film de Fausto Salvatori Christus, Bildgedicht in drei Mysterien, [Le Christ, Poème imagé en trois mystères]. Bien que Jésus y soit dépeint comme Sauveur martyrisé, Leven concède : "Et pourtant, ce film consacré au Christ pourrait bien être l’œuvre la plus splendide jamais produite par le cinéma". Ce jugement s’appuie sur les prises de vues réalisées sur les lieux authentiques, dans la Palestine d’alors, mais aussi sur plusieurs scènes inspirées de tableaux et sculptures de Léonard de Vinci, Raphaël ou Michel-Ange, ainsi que les impressionnantes scènes nocturnes.

Parmi les autres œuvres cinématographiques qu’il apprécie figure un film russe portant sur les réalisations culturelles et sur la famine consécutives à la guerre civile, un documentaire sur l’Expédition au pôle Sud d’Ernest Henry Shackleton et l’adaptation cinématographique d’un drame de Gerhard Hauptmann Hanneles Himmelfahrt [L’Ascension de Hannele], malgré son orchestration jugée déficiente. À propos du film Unter den Kopfjägern der Südsee [Chez les chasseurs de têtes des mers du sud] Leven    vante la qualité des paysages naturels filmés sur site, non sans déplorer l’ignorance et l’arrogance entachées de colonialisme qui s’y font jour : "[Les] indigènes noirs [...] dévorent leurs ennemis, et du même coup aussi, par erreur, leurs propres amis." À une époque où les voyages au long cours sont réservés à une minorité fortunée, il recommande un film de la HAPAG sur une croisière en Amérique du Sud, mais il ne se prive pas d’en dévoiler les coulisses en pointant le lien entre la grande propriété foncière et le travail dans les plantations, lien qu’il estime emblématique de la société de classe capitaliste.

En règle générale, Max Leven apprécie les scènes de foule bien orchestrées, et tout en rejetant le culte de la célébrité, il met en avant certains acteurs d’exception. Il ne tarit pas d’éloges sur le film Quo Vadis, "summum de l’art cinématographique contemporain", malgré sa tonalité chrétienne critiquable. Ce film innove par ses scènes de masse mouvementées qui accroissent l’intensité de certaines scènes, notamment les effroyables jeux du cirque, scènes emblématiques du "triomphe de la technologie cinématographique". Leven est profondément impressionné par le jeu d’Emil Jannings dans le personnage de Néron, qui apparait comme un "monstre monumental, dont le visage exprime les mille et une nuances de la luxure, la cruauté, la colère, la dissimulation, mais aussi la crainte jusqu’aux abîmes de l’effroi". Il analyse la rébellion finale de la garnison comme l’expression de la lutte des classes. Dans un autre film, intitulé Varieté, il souligne une nouvelle fois les talents de l’acteur principal, Emil Jannings, "dont le regard s’éteint dans une espèce de désarroi animal, et dont les yeux effrayants sont proprement inoubliables."

A propos du film Hedda Gabler, il focalise son commentaire sur la performance magistrale de l’actrice, Asta Nielsen. En voici le passage essentiel : "Asta Nielsen exploite les moindres nuances psychologiques de cette femme aussi superbe que monstrueuse. L’actrice ne néglige rien, elle sait transformer quelques détails apparemment anodins en indices, en amorces, que l’on suit en retenant son souffle. Ses yeux parlent et sur ses lèvres on peut lire tout ce que le texte du film a puisé dans la prose d’Ibsen. C’est un langage particulier et grandiose qui s’exprime dans ses bras sublimes, des bras destinés, bien sûr, à enlacer un monde bien différent de celui de Jurgen Tessmann et de ses braves tantes". Il s’agit d’un film muet, et bien sûr, les paroles d’Asta Nielsen sont introduites par écrit dans le montage du film.

Parmi les films illustrant le destin de héros prolétaires, Leven en recommande certains : Der letzte Mann [Le Dernier des hommes], Namenlose Helden [Héros anonymes] ; mais ne se prive pas d’en critiquer d’autres, qualifiés de mièvres, par exemplee Der Demütige und die Sängerin [La Meurtrière].

À mesure que Max Leven s’intéresse au cinéma, son regard évolue ; au refus radical du début succèdent peu à peu des avis plus nuancés. Il observe avec émerveillement l’évolution des techniques, des sujets abordés, du jeu des acteurs et de l’esthétique, et sait en apprécier les bénéfices.     

Max Leven rédige ses critiques en toute objectivité, il ne laisse pas influencer et évite toute complaisance à l’égard des exécutants. S’ensuivent parfois quelques conséquences brutales, indépendantes de la musique. Ainsi, réagissant à un concert du Chœur de Solingen-Ost, il commence par saluer la qualité des voix, le sérieux et l’application des choristes ainsi que les mérites du chef d’orchestre invité, avant de poursuivre en termes plus distanciés : "Pour autant, la prestation, le rendu des nouvelles créations laissaient beaucoup, voire tout à désirer." Dénigré par le chef d’orchestre pour cause de critique péremptoire, Leven le poursuit en justice. Une autre fois, il rapporte s’être vu interdire l’accès à un théâtre "pour avoir déprécié certaines prestations ‘artistiques’". En cause la formulation, cette fois-ci plus sarcastique que purement objective, de son article consacré à une exposition professionnelle de l’industrie hôtelière. Leven y suspecte les hôteliers de céder au culte du profit, et accuse les visiteurs de privilégier l’excès de boissons alcoolisées aux plaisirs intellectuels. Le spectacle d’une table de noces, scandaleusement parée de décorations exorbitantes, évoque à ses yeux un maître autel et l’amène à cette conclusion :"Opulence et famine continueront d’être réparties en rations équitables entre profiteurs et travailleurs, mais viendra le grand soir, qui mettra fin à toute cette mascarade". Leven évoque ici la révolution prolétarienne.

Page suivante
 judaisme alsacien Personnalités

© A . S . I . J . A .