Biographie I Interview

 

J'ai passé ma vie dans un rêve

Interview donnée au journal l'Alsace en 1983 par Roger Corbeau,
à l'occasion d'une exposition de ses clichés à Haguenau et à Strasbourg


Comment vous est venue cette vocation de photographe ?

Autoportrait de
Roger Corbeau
Je n'ai pas eu la vocation de photographe, jamais. En fait, ce devait être en 23 ou en 24, mon père m'avait offert un petit Kodak. Je l'utilisais pour photographier la famille le dimanche, tous ces dimanches où l'on allait en voiture du côté de Lembach et où, je m'en souviens, on mangeait tout le temps la même chose. Non. Ce que je voulais, c'était faire du cinéma. Une idée qui m'était venue tout jeune. Il faut vous dire que j'allais très souvent au ciné, la semaine à Haguenau - il y avait deux salles - et, les jours de vacances, à Strasbourg.

Et que pensaient vos parents d'une telle carrière ?

Mon père voulait me transformer en homme d'affaires. C'est d'autant plus curieux que lui-même était un intellectuel, bibliophile avisé, collectionneur d'objets d'art. Mais il ne voulait pas, mais alors pas du tout, que je devienne artiste. Par contre, je dois dire que je bénéficiais du soutien inconditionnel de ma mère qui, elle, trouvait cela très bien. Il faut vous dire qu'elle était une vraie fan de cinéma. Elle y allait beaucoup et voyait surtout des films allemands. C'était l'époque de la gloire d'Henny Porten. C'était au temps du cinéma muet...

Une enfance heureuse en somme ?

Une enfance très très heureuse. J'avais la chance d'avoir pour père un homme généreux. Je me souviens que tous les samedis, nous recevions, ma soeur et moi, notre argent de poche. Le mien - et le sien, parce que je le lui empruntais à fonds perdus - passait dans les magazines de cinéma et ces merveilleuses cartes postales d'acteurs que je faisais venir d'Angleterre. En secret de mon père, bien entendu, qui ne mit quand même pas longtemps à découvrir le pot aux roses...

Mais le cinéma, le vrai, c'est Paris. Donc, vous partez.

Oui. En 32. J'avais 24 ans et me voilà décidé à "monter", si l'on peut dire, vu la position géographique de Haguenau, à Paris. J'avais obtenu l'accord passif de mon père et ma soeur m'avait donné ses économies. Et je partais pour faire du cinéma. Mais attention : pas comme acteur. Cela, je n'y ai jamais pensé. Ce que je voulais, c'était entrer dans le rêve, y participer, le faire. Parce que c'était cela, le cinéma autrefois. Aujourd'hui, tout est dit. Il y a trop de sang, de sexe, de violence... Mais à l'époque, quelle merveille.

Mais comment avez-vous fait pour pénétrer ce monde du cinéma? Vous aviez un piston ?

Ah ! mais non, pas du tout. J'ai tout bonnement acheté la Cinématographie française : il y avait toutes les adresses pour les films qui étaient en train de se tourner. Et j'y suis allé, tout bonnement. J'avais repéré un remake de Violettes impériales. Oh ! J'adorais... Je me suis présenté rue Anatole-de-la-Forge, près de la Grande-Armée, où ce film était annoncé.

Et là, vous trouvez du, travail ?

Eh là ! Doucement ! Je suis tombé sur une jeune fille, une secrétaire. Elle était absolument charmante, moi aussi je présume. Nous sommes devenus copains. Comme elle était amie avec le costumier, qui était un homme très gentil, je me suis retrouvé aide-costumier. Et voilà ! J'avais fait mon entrée, ma toute petite entrée, dans le cinéma : je passais mon temps à ranger.

Il sait qu'il m'a mis à nu, qu'il a saisi mon âme ; il sait aussi que la vérité dérange, personne ne se voit tel qu'il est, dans mon métier pas davantage que dans un autre. Je me suis souvent senti rougir de moi même vu par Roger Corbeau, de confusion et parfois, je l'avoue sans gêne, de plaisir, stupéfait de découvrir des aspects insoupçonnés de ma personnalité.
Jean Marais


Je dois à Roger Corbeau certains de mes plus beaux portraits. Si je suis parvenue dans la Symphonie Pastorale à ce que mes yeux paraissent vides de tout regard, son objectif, lui, a su ravir l'âme de Gertrude, l'héroïne aveugle d'André Gide.
En cet instant comme en d'autres, je garde de Roger Corbeau, le souvenir d'un homme drôle et subtil dont l'œuvre demeurera l'important témoignage d'un cinéma français auquel avec quelques amis, nous avons eu, Roger et moi même, la chance de participer.
Michèle Morgan


Ce sont ses acteurs qui se soumettent à sa dictature, qui acceptent sa lenteur, heureux de partager avec lui son souci de perfection.
Ils savent le poids de la seule présence de Corbeau sur un tournage. Il rehausse en quelque sorte la qualité de tout le film; son ascendant s'exerce à tous les niveaux, pousse chacun à se surpasser.
Tant de rigueur inquiète porte ses fruits. Ses photos ont contribué au succès d'un très grand nombre de films ; parce qu'elles sont fortes, avec tout ce que cela comporte de non-dit, - de non montré, - de profondeur en somme.
Claude Chabrol

Extrait de Roger Corbeau, portraits de cinéma, Editions du Regard, Paris, 1982.


Un temps qui n'a pas été très long...

Non. Grâce à ma rencontre avec Marcel Pagnol. Il était aux studios de Billancourt pour terminer Fanny, qui était mis en scène par Marc Allégret. C'était juste avant qu'il ne décide de tourner ses films lui-même pour ne pas être trahi. Un beau jour, voilà qu'il me remarque. J'ai toujours eu le goût d'être soigné, je m'habillais le mieux possible. Cela l'a frappé. Et hop ! me voilà bombardé accessoiriste. Je n'en revenais pas moi-même. Je rentrais dans le rêve... Vous savez, au fond, à Haguenau, je me demandais quand même si les acteurs existaient vraiment ou non...

Et ce fut le rêve d'une vie ?

Il a duré en tout cas, longtemps, et il dure encore. Mais, depuis un an environ, il s'est fendillé. Tout est vraiment devenu trop brutal. Et puis, cette manie du nu. Vous savez, les actrices étaient bien plus désirables quand elles étaient habillées. Maintenant, il n'y a même plus de distance. Les acteurs ressemblent aux gens de la rue, à tout le monde. Oh ! Je ne suis pas contre : c'est l'évolution.

Comment fut votre rencontre avec Pagnol ?

Extraordinaire. C'était au moment du tournage du Gendre de M. Poirier. Pour mon plaisir, en souvenir de mes dimanches à Haguenau, j'avais fait des photos. Je m'en souviens très exactement : cent onze négatifs 6x9... Je les donne à un photographe et le jour où je reçois le paquet en retour, pour une raison ou pour une autre, le frère de Marcel Pagnol, René, était près de moi. Il avise les photos, les prend, les regarde et explose : "Formidable, tu viens de sauver la publicité du film". Deux ou trois jours plus tard, je rencontre Marcel Pagnol qui n'y va pas par quatre chemins : Vas acheter un appareil, me dit-il, tu es le photographe de mon prochain film." J'étais sidéré: je n'avais jamais suivi un seul cours de photo. Mais Marcel Pagnol parlait si souvent de "don de Dieu". Allez savoir, je l'avais peut-être...

Quel accueil vous ont réservé les acteurs ?

Il vous faut essayer d'imaginer ce qu'était le climat de Pagnol. Lui, c'était le soleil. Il ne faut pas oublier le mot d'Orson Welles : "La femme du boulanger, a-t-il dit, c'est le chef-d'oeuvre." Pagnol, c'était Pagnol. Tenez. Il aimait les travelling, eh bien, il aidait à poser les rails. Il adorait ça même. Les scènes d'Angèle, il les écrivait au coup par coup et les comédiens apprenaient leurs rôles en mangeant. Et puis on tournait. Parfois jusqu'à quatre, cinq heures du matin. Les jeunes à qui j'ai raconté cela m'ont dit : "Comment ! mais ce n'est pas syndical." Pas syndical ! Mais on n'avait rien ! Pas de contrat, pas de syndicat. On était payé à la semaine. Mais c'était merveilleux, fantastique. Et puis, il y avait Pagnol, ce conteur extraordinaire. Tout ce qu'il racontait ! C'était tellement plus beau que la réalité.

Vous avez travaillé longtemps avec lui ?

Oui, mais pas exclusivement. A l'époque, je travaillais en même temps pour Sacha Guitry et Abel Gance. Pagnol n'était pas content, mais moi j'avais aussi mon idée : aller à Paris. C'était cela qui me plaisait et j'ai toujours eu pour habitude de faire ce qui me plaisait.

En somme, vous faisiez la promotion des films.

C'est simple : les photos étaient la vente du film. Parce que ces photos exaltaient la prise de vue. Il fallait toute l'interprétation du thème du film dans la photo. C'était un sacré travail et croyez-moi, on n'y faisait pas fortune ! Mais aussi, que de bonheur !

Combien de films avez-vous fait ?

Je ne le sais même plus... Disons, cent soixante, et certainement plus. J'ai fait aussi des téléfilms. Vous savez, on peut en faire des choses en cinquante ans.

Comment se passe le contact photographe-acteur sur un plateau ?

Les actrices, surtout, sont des personnes fascinantes. Oui, c'est un monde fascinant. Mais quand les acteurs arrivent sur le plateau, il faut tout oublier, on oublie tout, on ne sait plus rien de leur vie privée et c'est là qu'opère la magie, brusquement, on se retrouve tous bien ensemble.

C'est toujours facile ?

Pas forcément, non. Tenez, je me souviens d'une séance avec Raimu. Il s'approche de moi et me demande : "Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?" Aussitôt je lui réponds : "Tout à l'heure, quand vous avez dit telle chose, vous avez fait un certain geste." Le voilà qui explose : "Espèce de petit imbécile, si tu crois que je sais toujours ce que je fais." La colère est montée... J'ai posé mon appareil à chambre 18x24 et je suis parti. Ont suivi diverses ambassades et l'orage s'est dissipé. Après, pour se montrer gentil, Raimu m'a redemandé la photo douze fois.

Vous avez travaillé avec Cocteau.

Oui. J'avais fait sa connaissance après la Libération, au métro des Invalides. Je venais juste de donner mon accord à Louis Daquin pour travailler avec lui quand je rencontre Cocteau. Il fonce aussitôt : "Ah ! Cela fait huit jours que je vous cherche. Je vous veux pour La Belle et la Bête. J'étais ennuyé comme tout, j'avais pris un engagement, je devais tenir ma parole. J'ai donc dit non. Mais Cocteau est revenu pour Les parents terribles et ensuite Orphée.

Vous y êtes allé, cette fois ?

Ah ! Evidemment. Mais tout de même, les premiers jours, j'étais pris de panique. A tel point qu'au moment de la photo, il y a eu une espèce de flottement. Cocteau s'est alors tourné vers moi et m'a dit : "Tu as toute ma confiance". Là, je suis immédiatement remonté à la hauteur de la tour Eiffel. Et puis, il y avait tant de beauté quand on était avec Cocteau. Il nous donnait toujours raison.

On venait vous chercher, vous faisiez des colères... Est-ce que vous ne vous conduisiez pas un peu en enfant gâté ?

En enfant gâté ? Ma foi, je ne sais pas. Je ne pourrais pas vous le dire. Ce que je sais, c'est que lorsqu'on cherchait à me bousculer, à coup sûr, je mettais encore plus de temps... Ce que je sais aussi, c'est que je ne suis jamais satisfait, que je vis dans la recherche permanente de l'absolu tout en me disant que cela doit être horrible d'y arriver. Là, on doit être un monstre... A tout prendre mieux vaut ne pas être satisfait, non ?

Quelle est votre définition de l'image ?

En fait, je vois tout. Il me faudrait un filtre...

Vous avez dû faire des milliers de photos.

J'ai surtout été obsédé par les photos avec les acteurs dessus. Je crois que je suis terriblement possessif avec les acteurs. Ce sont au reste les seuls personnages que j'ai photographiés. C'est vrai. Les vedettes de la politique ? Pas intéressant : il n'y a aucune beauté à sublimer. Mais les acteurs... Et ce que je dis vaut aussi pour mes proches, ceux que j'aime. Tenez, je n'ai jamais photographié les enfants de ma soeur par exemple et c'est pourtant ma seule famille. J'en ai honte.

Faisiez-vous beaucoup de photos pour obtenir la bonne ?

Pour les portraits, cinq ou six négatifs, pas plus. Mais j'étais là toute la journée, je regardais tout, je repérais tout. J'étais passionné. J'aurais voulu dévorer ce que j'avais devant moi... C'était moi qui choisissais les accessoires et le moment de la photo. Quand j'ai tourné Gervaise de René Clément, le travail des acteurs se terminait à 19 h 30, le mien commençait à 20 h 30 . J'avais eu tout le temps d'observer. Il ne me restait plus qu'à rendre tout ce que j'avais vu, ressenti, absolument clair dans la photo.

Est-ce que vous avez beaucoup évolué ?

Mon style en fait est là depuis le début. Mon coeur en tout cas y est, même s'il ne sort pas toujours très bien, au début. Bien sûr, au fil des années, j'ai appris. Mais quand je regarde les premiers portraits que j'ai faits - c'était pour Angèle, mon tout premier film - je les trouve conformes à ceux que j'ai faits vingt ans plus tard. Je crois que j'ai eu la très grande chance de ne jamais perdre ma spontanéité. C'est la passion, encore et toujours la passion, qui ressort. Mais vous savez, il faut aussi faire la part des choses : les comédiens aident beaucoup par leur métier qui leur permet d'accéder à une sorte de passivité apparente. Et puis, ils savent qu'il y a un résultat. Enfin, certains.

Roger Corbeau photographié par Alice Springs, 1982
Certains ?

Oui. Prenez les Américains par exemple. Avant tout, ce sont des professionnels. Quand j'ai tourné avec Jody Foster, une fille charmante, joyeuse, éclatante de santé, je lui ai expliqué ce que je voulais, comment il fallait travailler. Elle a compris tout de suite. Elle m'a regardé et m'a dit tout simplement : "OK ! Tu dis, je fais". Quand j'ai tourné Lady L avec Paul Newman, à plusieurs reprises, parce que je suis poli, il m'est arrivé de lui demander pardon, en manière d'excuse pour le dérangement que je lui imposais. Il a été tout simple, très direct : "Pourquoi me demander pardon, nous sommes là pour travailler, n'est-ce pas ?

Les Français sont plus capricieux ?

Non, je ne dirai pas. Mais il y a eu parfois des orages. Ainsi, lors de ma première rencontre avec Suzy Delair. Elle était dans sa chambre d'hôtel, je vais me présenter. Accueil glacé. "Mon photographe préféré est untel", me lance-t-elle. Sans me départir de mon calme, j'ai rétorqué aussitôt : "Mon actrice préférée est Yvonne de Bray". Après, tout s'est passé le mieux du monde.

Avec qui avez-vous préféré tourner ?

Je crois que c'est avec Faye Dunaway. Oui, c'est avec elle. Une actrice, une femme merveilleuse. Mais c'était formidable aussi avec Sophia Loren, une vraie, une très grande actrice. Et puis avec Michèle Morgan, Danielle Darieux. Elle, quand elle ne tournait pas, elle s'installait dans un coin du studio avec un livre. C'est drôle : elle se mettait de dos, mais elle savait quand même tout ce qui se passait... Et puis, Gina Lollobrigida. Gina... Elle n'a pas changé. J'ai eu aussi la chance de photographier Simone Signoret toute jeune. Ce qu'elle pouvait être belle ! Chez les hommes, il y a eu Raimu bien sûr, Michel Simon, Eric von Stroheim. Jean Marais aussi et son immense talent d'avoir su faire passer sa grande beauté, et bien sûr Jean-Claude Brialy.

N'est-ce pas à la longue un peu angoissant de passer sa vie parmi des gens qui jouent, de chercher à vouloir en capter le reflet ?

Oh ! Je suis un perpétuel angoissé. C'est ainsi, je vis dans l'angoisse constante. C'est à un point tel qu'il m'arrive de me réveiller brutalement en me demandant : "Mais quel est le problème ?" Il n'y en a pas... Alors là, c'est l'angoisse. Cela doit venir de mon signe. Je suis Scorpion. Il paraît que c'est très égoïste et angoissé.

Qu'avez-vous préféré ? Le noir et blanc ou la couleur ?

Mes références sont bien sûr en noir et blanc, mais j'ai tourné en couleur à partir de 1953. Cela étant, je crois que les spectateurs interprètent mieux en noir et blanc.


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