Albert Abraham NEHER
Préface à Mahanayim – La double demeure
par André NEHER


Albert Neher
A. Neher
Certes, le judaïsme d’Alsace n’a pas connu le destin tragique du judaïsme d’Europe Orientale et, malgré l’amertume de l’exode, entre 1940 et 1945, malgré l’ampleur des pertes irréparables, subies dans les camps de la mort ou dans la Résistance, une communauté a pu se reconstituer, numériquement à peu près équivalente à celle d’avant 1939, dynamiquement équipée sur tousles plans de la vie juive, qu’elle soit religieuse, sociale ou culturelle. Une communauté, oui, mais non pas la communauté, celle des terroirs de la campagne d’Alsace, aujourd’hui presque entièrement mutilée au profit des villes, celle aussi d’une époque que n’avaient pas ébranlée encore les grands chocs qui, transformant de fond en comble le judaïsme d’Europe, ont imbriqué dans son aventure aux multiples brassages celui d’Alsace.

C’est le goût de cette vieille Alsace perdue que restituent les récits que renferme ce volume : ils ont tous été rédigés, soit avant 1939, soit durant la guerre elle-même, lorsqu’on ne pouvait évoquer l’Alsace juive qu’au niveau du rêve, du souvenir ou de la nostalgie. La langue qu’on y parle et dont les expressions pittoresques émaillent le récit, n’est plus guère utilisée et comprise aujourd’hui que par quelques vieilles gens et, déjà, elle fait l’objet de recherches linguistiques dont l’intérêt ne s’accorde qu’aux dialectes du passé. Beaucoup de choses qui y sont décrites n’existent plus que dans la mémoire d’une génération sur le déclin : synagogues et communautés villageoises à la foi dense et forte, moeurs et coutumes, cadres et objets, dont on s’évertue à recueillir les reliques et les vestiges dans les archives et dans les musées.

Mais par quel miracle ces récits de jadis ont-ils une saveur qui les rend si proches de nous ? Peut-être parce que, à l’inverse de tant d’autres conteurs de la vie juive en Alsace, l’auteur de ce livre n’était pas un spectateur du dehors, mais un participant actif à la vie juive alsacienne, du dedans. Il est remarquable, en effet, que la littérature de fiction judéo-alsacienne a été presque exclusivement composée soit par des non-juifs, tels que Erckmann-Chatrian, soit par des Juifs d’origine alsacienne, mais transplantés de longue date dans d’autres provinces : Léon Cahun, à Paris ; Daniel Stauben, à Besançon ; Honel Meiss, à Nice. Au contraire, Albert A. Neher a vécu le destin de la communauté juive d’Alsace, avec elle, dans une sympathie quotidienne ; tout en en décrivant les traits essentiels dans des contes et des récits, il contribua à en modeler la physionomie par son activité personnelle au sein même de la communauté.

Né à Langensoultzbach en 1879, Albert Abraham Neher était issu d’une de ces vieilles familles juives d’Alsace dont le passé se perd dans le terroir alsacien du 18ème siècle. Ses dons multiples le désignaient très jeune pour une carrière universitaire. Mais sa situation de famille (il était le sixième d’une famille de sept enfants, pas très aisée) l’obligèrent à entrer très tôt dans l’affaire que commençaient à développer ses frères. Pourtant, malgré les nécessités professionnelles exigeantes, Albert A. Neher sut toujours trouver le ternps de se cultiver, de lire, de « lernen », et aussi de faire de la littérature, de la musique et de la peinture, ses distractions favorites.

Dans les régions de Bitche et de Sarreguemines où se passa le plus clair de sa jeunesse, enfin à Obernai où il se fixa en 1912 et où il devint Parness pour près de vingt ans, partout il se montra un animateur dynamique, riche en idées qu’il savait faire aboutir avec réalisme et ténacité. Par son mariage en 1907 avec sa petite cousine Rosette Strauss d’Obernai, il fonde un foyer d’un rayonnement harmonieux dont l’hospitalité et la grâce devinrent vite légendaires. Obernai, le château de Gail, le grand jardin peuplé d’arbres fruitiers, de marronniers et de sapins, peuplé aussi des quatre enfants Neher, de tous les cousins et de tous les amis venus de près ou de loin ; les soirées musicales au salon ou en plein air, les réunions de Pourim ou de Simhat Thora, le choeur d’enfants à la Synagogue, la première troupe, non officielle encore, d’Eclaireurs juifs de France, tout cela reste dans le souvenir de ceux qui ont connu Obernai entre 1920 et 1927 comme un merveilleux paradis, tout imprégné de ferveur juive et de la lumière chaleureuse d’un Pessah ou d’un Soukkot dans cette souriante communauté d’Alsace, dans ce foyer d’Albert et de Rosette Neher au charme privilégié, que les « pauvres »  de toute l’Alsace considéraient comme un phare.

Aidé par les rabbins qui se succédèrent à Obernai, Armand Bloch, Julien Weill, Jérôme Lévy, conseillé par celui qui était alors le Rabbin de Barr, le Grand Rabbin Joseph Bloch (...) le Parness d’Obernai ne se contenta pas de gérer sa communauté au gré d’intérêts locaux et limités. Albert A. Neher fit souffler d’abord sur Obernai l’esprit sioniste, ce qui était, à cette époque, une oeuvre de pionnier. Puis il entreprit la réalisation de plusieurs expériences philanthropiques exemplaires : installation, à la campagne, dans des maisons salubres et aérées, de familles juives immigrées qui s’entassaient dans les taudis de Strasbourg ; vacances et séjours prolongés offerts à de jeunes juifs d’Autriche, où sévissaient alors la misère et la famine. Efficaces sur le plan social, ces réalisations l’ont été davantage encore sur le plan moral et elles ont largement contribué à estomper les préjugés qui séparaient les Juifs d’Alsace de ceux venus d’Europe Orientale ou Centrale, à faciliter la compréhension et la sympathie réciproques entre les deux couches de la population juive en Alsace. C’est, du moins, cette belle leçon de tolérance et de fraternité que les enfants d’Albert Neher ont apprise très tôt, en quelque sorte «sur le terrain», comme aussi leur père, sans transiger sur aucun des principes de la vie juive, leur enseignait le respect de toutes les autres croyances, et leur apprenait, très jeunes, à saluer les curés, les pasteurs et les bonnes soeurs, car, disait-il, « ce sont des hommes et des femmes de Dieu ».

Puis la crise économique des années 30 meurtrit durement Albert A. Neher. Il était venu s’installer à Strasbourg en 1927, pour permettre à ses enfants de faire plus facilement des études universitaires. C’est là que des revers de fortune l’obligèrent à cesser ses activités commerciales. Ce furent pour lui et les siens des années matériellement très difficiles. Mais jamais l’optimisme ne quitta la maison. On dut vivre plus à l’étroit, il fallut renoncer à beaucoup de choses, mais la place ne manqua jamais pour l’invité du Sabbat ou pour le réfugié des communautés opprimées, ni pour quiconque avait faim et soif de nourriture ou des paroles de Dieu. Ce fut aussi une période d’intense production littéraire : de nombreux récits judéo-alsaciens parurent alors dans l’Univers Israélite de Paris et dans la Tribune Juive de Strasbourg.

Lanteuil-Mahanayim, été 1943
Lanteuil

Avec une sérénité prodigieuse, Albert A. Neher traversa ainsi les épreuves de l’avant-guerre, puis celles bien plus terribles de la guerre. Comme tous les Strasbourgeois, lui et sa famille durent évacuer la ville en septembre 1939. A Dannemarie d’abord, puis après les péripéties d’un terrible exode, à Brive et enfin dans le petit hameau de Lanteuil en Corrèze, Albert A. Neher ranimait les courages et gardait calmement son sang-froid dans les moments les plus pathétiques, même en ce dramatique Erev Pessah 5704 (avril 1944) où la division allemande Das Reich mit la Corrèze à feu et à sang. Sa dignité, son énergie, sa fermeté face aux Allemands sauvèrent sa famille. Dans la maison coupée de tout par la guerre et la persécution, où il avait fallu faire soi-même les Matzot pour la fête, le Pessah de 1944 est célébré avec une ferveur accrue ; le rituel du Seder est lu dans une Haggada manuscrite, fruit du travail patient d’Albert A. Neher, miniaturiste et enlumineur, et de son gendre Nathan Samuel, scribe accompli. Puis ce sont les derniers mois de l’occupation, les plus terribles.

Durant les quatre années de Lanteuil, Albert A. Neher et les siens ont réussi à transformer cette résidence de repli en un haut lieu de la spiritualé juive : «lernen», recherches, prières, discussions, commentaires écrits et oraux ; de l’aube à la veillée, le patriarche de Lanteuil pousse chacun à l’étude et à l’approfondissement. Lui-même donne l’exemple, et ce sont parmi les années les plus fécondes de sa vie. Dans l’angoisse et dans l’espérance, dans les souvenirs poétisés de l’Alsace et dans la réalité dure et douloureuse, dans le temps dangereux de la persécution, et dans le temps plénifiant de la durée biblique, c’est dans ce double rythme que l’on vit constamment à Lanteuil, et c’est pourquoi Albert A. Neher a nommé cette retraite : Mahanayim, la double demeure.

Détail de la Hagada de 1942
C’est là qu’il compose un chef d’oeuvre, les Aperçus critiques sur la critique de la Bible, ouvrage d’exégèse encore inédit. C’est là qu’il écrit avec une facilité et une rapidité incroyables, sans aucune rature, d’autres oeuvres remarquables : d’abord un grand nombre de Contes et Nouvelles, dont une partie importante a été adaptée pour le présent volume par sa petite-fille Elizabeth, née à Lanteuil ; puis son Film sans Titre, un Pourimspiel en 5 actes, également inédit, dont l’action éblouissante se passe tour à tour à Suse, Tel-Aviv et Hollywood pour finir en feu d’artifice dans la Rue des Rosiers à Paris. C’est là qu’il rédige un Lexique linguistique et historique judéo-alsacien et qu’il peint ces tableaux d’une beauté naïve, qui égayent la vieille maison corrézienne. C’est également là qu’il enlumine avec amour les quatre merveilleuses Haggadot manuscrites, travaillant chaque année à l’une d’elles, de Hanouka à Pessah, et léguant ces souvenirs impérissables des hivers tragiques à chacun de ses quatre enfants.

La double demeureL’heure de la Libération sonne enfin. Mais c’est aussi l’heure ultime de cette vie si riche et si remplie. La maladie commence à le ronger dès l’été 1944. Des soins efficaces ne peuvent être donnés à Lanteuil. Aussitôt que la situation le permet, Albert A. Neher quitte Lanteuil pour se rendre à Lyon. On espère enfin des jours meilleurs. Mais le mal ne pardonne pas. Ayant gardé jusqu’au bout l’intense rayonnement de sa foi juive, Albert A. Neher s’éteint le 5 Chevat 5705 (le 18 janvier 1945).

Peu après sa mort, un premier choix de ses contes judéo-alsaciens est publié sous le titre Aus Auschers Erzahlungen aux Editions Aigdal, à Genève.

Doué pour tous les arts, sans prétention ni ambition, il a excellé en musique, en littérature, en peinture, en philosophie. Charitable sans limites, préférant passer pour dupe en aidant qui le méritait moins plutôt que de courir le risque de ne pas venir en aide à qui en avait vraiment besoin, ouvert à tous les courants intellectuels et spirituels de l’univers, il a choisi la fidélité la plus pure et la plus tenace au Judaïsrne, à la Thora et aux mitsvot, réalisant ainsi la synthèse de l’orthodoxie et de l’ouverture au monde, se gardant des excès de l’une et de l’autre, mais ne transigeant ni sur les principes de l’observance ni sur ceux de la liberté de pensée. Sa foi spontanée, et pourtant profondément réfléchie et motivée, a façonné et marqué toute sa vie. Albert A. Neher a été un homme fier de sa tradition, de ses rites, de son patrimoine religieux, qmi l’ont rendu profondément heureux, heureux d’être un juif. La joie de la Thora, la joie du « lernen », la joie du Shabbat et des fêtes, il les a connues et vécues pleinement, simplement, exemplairement. C’est d’elles qu’il a pétri les nouvelles et les contes dont le présent recueil offre un choix.

Mahanayim – La Double Demeure : celle d’un Père et d’une Mère extraordinaires ; celle, en chacun de nous, de l’homme en général et du juif en particulier ; celle de l’Exil et de la Terre ; celle de ce monde et de l’autre monde. Et ce n’est point exagérer, lorsqu’il s’agit d’Albert A. Neher, même quand c’est un fils qui parle de son père, que de mettre tant de profondeur dans les récits naïfs et souriants que l’on va lire. Le folklore s’y hausse au niveau du Midrash ; la vie quotidienne y a parfum d’éternité.

André Neher                        


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